Penser la parenté aujourd`hui

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Introduction
Reproduction biologique, parenté
et reproduction sociale
L
’anthropologie contemporaine repose sur deux constats empiriques
connus depuis la fin du xixe siècle : l’unité de l’espèce humaine, qui
a permis le développement de l’anthropologie physique ; la diversité des
différentes cultures, qui est l’objet de l’anthropologie sociale et culturelle 1.
La reproduction est un phénomène biologique universel à l’échelle de
l’espèce humaine, la parenté est un système social de représentations, de
sentiments et de pratiques, fortement normatif, propre à chaque culture
et susceptible de transformations, qui fut l’un des premiers objets de
l’anthropologie sociale dans les années 1870. Les liens entre la reproduction humaine et les différents systèmes de parenté font toujours débat.
Peut-on parler d’invariants anthropologiques en matière de parenté, comme
l’ont fait Claude Lévi-Strauss pour l’interdit de l’inceste 2 puis Françoise
Héritier pour la valence différentielle des sexes 3 ? Les ethno-savoirs de la
reproduction biologique fondent-ils systématiquement les représentations
de la parenté, comme le croyait Malinowski 4 ? Ou bien faut-il analyser le
jeu stratégique des individus et des groupes sociaux avec les contraintes
biologiques et sociales, ces contraintes variant selon les contextes historiques et le sens du jeu étant inégalement réparti dans la société, comme
l’a proposé Pierre Bourdieu dans le cadre d’une théorie générale de la
reproduction sociale 5 ?
L’anthropologie culturelle américaine postmoderne, peu connue
en France, a montré avec David Schneider dès 1968 l’importance de
la « nature » dans les représentations américaines de la parenté 6 puis
l’importance de ces représentations dans les modèles scientifiques de
la parenté en anthropologie 7 et de la reproduction en biologie, avec les
travaux de l’anthropologie féministe, notamment ceux d’Emily Martin 8.
5
INTRODUCTION
Les évolutions contemporaines des sociétés occidentales représentent
un magnifique laboratoire pour reprendre le débat, pour peu qu’on les
étudie avec la précision et la rigueur de la méthode ethnographique qui s’est
diffusée dans l’ensemble des sciences sociales depuis les années 1980 9.
C’est l’ambition de cet ouvrage. L’évolution des mœurs, du droit et des
technologies de la reproduction a-t-elle conduit à dissocier davantage la
reproduction biologique, qui apparaît comme de plus en plus maîtrisée,
et le système de parenté qui se serait autonomisé des contraintes et des
ressources biologiques ? A-t-elle au contraire renforcé le lien entre les deux ?
Les années 1980-2010 ont connu plusieurs bouleversements importants
de ce point de vue. Le développement des savoirs sur le génome humain
d’une part, l’amélioration des techniques de procréation médicalement
assistée d’autre part, ont transformé les représentations et les pratiques
de la parenté, puis ont été diversement saisis par les systèmes juridiques
nationaux. À partir de 1987, la diffusion de tests sanguins qui permettent
de décrire avec précision la proximité génétique de deux individus (grâce à
l’étude de leur ADN) a renforcé la représentation biologique de la parenté.
Parallèlement, les progrès de la médecine procréative depuis les années
1980 ont dédoublé la représentation biologique de la maternité entre
reproduction génétique et gestation. En 1993, un jugement de la cour
suprême de Californie, dans l’affaire Johnson contre Calvert, a considéré que
la gestatrice n’était pas la « mère naturelle » de l’enfant, donnant d’ailleurs
la priorité moins à la génétique qu’à l’intention de procréer et transformant
ainsi radicalement le concept de « nature ». En 2002, l’Inde a autorisé la
gestation pour autrui, ouvrant la porte à une industrie médicale tournée
en partie vers l’exportation. En France, les premières lois de bioéthique
de 1994 ont réaffirmé l’indisponibilité du corps humain et le Code civil
considère, pour ce motif, toute « convention portant sur la procréation ou
la gestation pour le compte d’autrui » comme nulle 10. En 2002, la notion de
« personne de confiance » fait une entrée discrète dans le Code de la santé
publique grâce à la loi sur les droits des patients hospitalisés. Cette notion
introduit dans les relations avec les administrations et le corps médical la
dimension quotidienne de la parenté (notamment le concubinage, y compris
entre deux personnes de même sexe). Toujours en France, les débats sur
le pacs en 1998 puis sur le mariage pour tous en 2013 s’inscrivent dans
6
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
un renouveau des représentations de la parenté, masqué par des conflits
idéologiques parfois confus.
Le cœur de cet ouvrage, rédigé en 2004-2005 à partir d’enquêtes
réalisées entre 1985 et 2005, explore des cas de dissociation entre
trois dimensions de la parenté, le sang 11 (qui renvoie à la reproduction
biologique), le nom (qui renvoie à l’institution juridique de la parenté)
et le quotidien (qui renvoie au soin de longue durée). Il porte la trace de
cette période où les progrès de la biomédecine avaient renforcé le poids
de la biologie dans les représentations de la parenté. L’introduction, le
chapitre 6 et la conclusion, rédigés en 2013, prennent la mesure d’une
nouvelle reconnaissance de la parenté quotidienne.
La parenté quotidienne, une dimension oubliée de la parenté
À la différence des analyses structurales des systèmes de parenté, dont
l’héritage reste important en France autour de l’anthropologie néoclassique 12
et de certains courants psychanalytiques, l’analyse ethnographique de la
parenté mise en œuvre ici pour proposer une modélisation alternative est
fondée non pas sur une cohérence locale puis universelle des systèmes de
parenté, mais sur des études de cas qui permettent de comprendre les expériences individuelles en portant attention à leurs cadres socio-historiques,
locaux, nationaux ou internationaux. Aussi est-ce à partir de cas que nous
réfléchirons sur le poids des terminologies de parenté (termes d’adresse
et termes de référence, autrement dit les mots utilisés par les indigènes 13
pour s’adresser à leurs parents d’une part, se référer à eux d’autre part),
des règles d’alliance (règles positives qui désignent les partenaires
préférentiels, règles négatives qui désignent les partenaires à éviter, dont
la plus connue est l’interdit de l’inceste), des normes de comportement
et des affects 14 (qui vont de l’évitement et du respect à la plaisanterie 15).
Trois ensembles d’arguments seront mobilisés pour comprendre la place
des représentations biologiques et du droit dans la parenté d’aujourd’hui.
Nous resterons principalement dans le cadre du droit français, puisque le
droit reste au moins partiellement un droit national, sans nous interdire
quelques excursions hors des limites nationales. Même si les pratiques et
les représentations de la parenté ne se réduisent pas aux règles de droit
7
INTRODUCTION
qui régissent les relations de parenté, elles y sont intimement liées : que
les individus concernés connaissent ou non ces règles de droit, ils y sont
parfois confrontés et apprennent alors à dire leurs pratiques dans le langage
du droit.
Premier argument : la place du droit dans l’établissement de la
filiation. Contrairement à ce qu’affirme David Schneider pour qui la
filiation occidentale renverrait à la seule nature, et l’intervention du droit
serait réduite aux seules parentés par alliance, on verra que la filiation
est de part en part construite par le droit. L’étude du droit de la filiation
en France, avant et après la loi du 3 janvier 1972 16, montre que l’État est
présent dans l’établissement de la filiation et ne s’incline pas forcément
devant la nature. Cette étude sera menée dans les trois premiers chapitres
de cet ouvrage.
Deuxième argument : la force de la parenté quotidienne. Nos enquêtes
ethnographiques ont mis en évidence une troisième dimension de la parenté,
que nous nommerons la parenté quotidienne 17, distincte des dimensions
de la parenté by nature et de la parenté in law révélées par Schneider. La
parenté quotidienne n’est qu’un des aspects de la parenté pratique. Elle a
comme principale caractéristique de transcender la distinction entre filiation
et alliance, puisque le partage du quotidien crée une parenté qui ne relève
ni de la filiation ni de l’alliance, mais de l’aide sans contrepartie, de la
poursuite d’une cause commune et de la mutualisation des ressources 18,
et qui peut éventuellement mais non nécessairement se couler dans des
relations de filiation ou d’alliance. La parenté quotidienne ne peut être
saisie que dans les situations où le travail domestique permet la survie
du groupe de résidence ou maisonnée, notamment la prise en charge
d’une personne incapable de survivre seule, nourrisson, malade chronique,
personne handicapée, personne âgée dépendante. Ce sont ces situations
qui font l’objet des trois derniers chapitres de ce livre.
Troisième argument : la place de la biologie dans l’histoire récente
des représentations de la filiation. Les représentations de la paternité
d’abord, de la maternité ensuite, ont considérablement évolué en France
à la fin du xxe siècle, conduisant dans certains cas à renforcer la place de
la biologie, dans d’autres à la réduire ou à la contester.
8
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
• La filiation paternelle, loin de se réduire à sa dimension biologique,
repose dans le Code civil, avant et après 1972, sur une superposition
variable historiquement de la nature, du droit et du quotidien. Du côté
de la nature, la présomption de paternité inscrite dès l’origine dans
le Code civil restait impossible à vérifier par une preuve biologique
jusque dans les années 1990. On assiste alors, sinon à un renforcement
du poids de la reproduction dans la filiation paternelle, du moins à une
confrontation possible entre filiation paternelle (légitime et naturelle)
et reproduction biologique. Du côté du droit, la transmission du nom
patronymique reste assurée par le mariage ou par la reconnaissance de
paternité hors mariage. Mais ni la paternité biologique ni la paternité
juridique ne peuvent se passer, pour être pleinement reconnues comme
paternité, de la construction des liens du quotidien.
• La filiation maternelle, elle, a longtemps semblé plus proche des
représentations de la nature biologique : la mère n’est-elle pas, dans
le Code civil, celle que « démontre » l’accouchement ? Mais la récente
maîtrise médicale de la reproduction féminine a changé la donne.
La grossesse et l’accouchement, bien étudiés dans leur relation avec
le pouvoir médical 19, relèvent-ils de la nature ou du quotidien ?
La question peut aujourd’hui être posée parce que la reproduction
biologique est désormais elle-même dissociée en deux : ce qui relève
d’une représentation génétique de la nature (portée par le gamète) et ce
qui relève d’une représentation corporelle de la nature (présente dans la
gestation). La gestation pour autrui n’est pas une nouveauté : l’adoption
à la naissance tout comme, dans le droit français, l’accouchement
sous X témoignent de son ancienneté. La nouveauté réside dans la
capacité d’un parent génétique (père ou mère) à disqualifier la mère
gestatrice non pas au nom du droit (ce que faisaient l’adoption plénière
et l’accouchement sous X) mais au nom même de la nature. Et c’est
parce que la parentalité génétique conteste à la maternité corporelle
le monopole de la légitimité biologique, qu’elle peut la renvoyer
dans l’univers de la non parenté ou plus exactement de la parenté non
légitime. Si la représentation biologique de la maternité sort affaiblie
de la soudaine prise de conscience de sa duplicité (gamète ou ventre),
9
INTRODUCTION
la maternité quotidienne y perd également de son évidence (qui de la
mère génétique ou de la mère gestatrice pourra allaiter ?)
Ce livre insiste sur la parenté quotidienne parce qu’elle nous est
apparue, au cours de nos enquêtes ethnographiques, comme le ciment
affectif des relations de parenté. En son absence, ni la parenté biologique
ni la parenté juridique ne réussissent à s’imposer pleinement, malgré la
force de l’idéologie du sang et malgré la force du droit. Mais, alors que
le sang et le droit inscrivent la parenté pratique dans la durée, la parenté
quotidienne est provisoire, elle dure ce que durent le quotidien, la prise
en charge, l’attention, le care. Elle relève de ces « libres courants de la vie
sociale 20 », ces manières de faire non institutionnalisées dont Durkheim
affirme que ce sont des faits sociaux tout comme les faits de structure, et
qu’il n’y a entre eux que des « différences dans le degré de consolidation ».
L’examen de la parenté quotidienne, présente dans les faits divers, les
enquêtes, les discours, les pratiques, constitue ici notre fil rouge. Elle est
parfois reconnue par le droit. On le verra à deux reprises : lors d’un procès
en contestation de filiation légitime, où la parenté quotidienne, qualifiée
de « possession d’état », sert de rempart contre la demande d’expertise
sanguine ; mais aussi dans la loi du 4 mars 2002 sur les droits des patients
hospitalisés, qui peuvent désigner une « personne de confiance », entendez
un parent quotidien, pour les représenter en cas d’incapacité.
À l’aune de la parenté quotidienne, la comparaison entre filiations
maternelle et paternelle dans leurs transformations récentes, liées à la fois
aux progrès médicaux et aux mobilisations des homosexuel(le)s 21, met
en évidence moins une valence différentielle des sexes qu’une inégalité
politique, juridique et sociale entre les pères et les mères. La question de
la filiation biologique, génétique ou gestatrice, ne sert-elle pas à masquer
l’incapacité persistante des femmes à transmettre leur nom malgré les
évolutions législatives ? À masquer leurs difficultés à combiner maternité
et carrière professionnelle, alors que la paternité accélère la carrière
professionnelle de leurs collègues et maris ? À masquer leur assignation
différentielle au rôle d’aidant sans responsabilité dans les cas de prise
en charge de personnes dépendantes, qu’il s’agisse de leurs enfants, de
leurs parents, ou des patients dont elles assument professionnellement
la charge ? Mettre l’accent sur la parenté quotidienne plutôt que sur les
10
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
dimensions biologiques et juridiques de la parenté, c’est refuser le primat
du symbolique et de l’imaginaire sur la pratique, c’est privilégier, au sein
même de l’anthropologie de la parenté, l’analyse de la reproduction au
sens économique du terme, reproduction de la force de travail chez Marx,
production domestique de santé pour la microéconomie contemporaine,
et relier cette analyse à la question de la reproduction sociale. Quels sont
donc les liens entre le rôle des femmes dans la reproduction biologique,
désormais prise en mains par le corps médical, et leur place, centrale et
invisible, dans la reproduction sociale ?
De l’analyse structurale à l’analyse ethnographique
L’anthropologie classique de la parenté repose sur la différence de genre
et sur la distinction entre filiation et alliance comme le rappelle François
Héran 22, c’est-à-dire sur les représentations occidentales de la parenté
étudiées par David Schneider dans lesquelles le genre est une donnée
biologique et la nature (parenté consanguine) s’oppose au droit (parenté
affine). Elle a mis au point un puissant outil d’analyse, le schéma de
parenté, qui s’est révélé suffisamment souple pour être détaché des
modèles classiques qui l’avaient engendré. Le schéma de parenté offre à
l’ethnographe une représentation visuelle réduite des cas qu’il étudie. Il
s’adapte aisément aux transformations des mœurs : divorces, liaisons non
officielles, alliances homosexuelles, naissances hors mariage reconnues
ou non peuvent y être représentés sans aucune difficulté.
La parenté fut longtemps un domaine particulièrement actif et cumulatif
de l’anthropologie sociale, présent dès l’origine de la discipline avec les
travaux de Lewis Morgan en 1871 23, et qui a résisté aux changements
de paradigme scientifique, notamment à l’abandon de l’hypothèse
évolutionniste selon laquelle se seraient succédé des systèmes de parenté
plus ou moins primitifs puis une seule parenté moderne. Les ethnographes
rapportaient de leurs enquêtes de terrain, plus ou moins bien conduites,
des faits sociaux épars. La synthèse de leurs données, ainsi que les
modèles évolutionnistes puis structuraux, furent précocement facilités
par l’universalité des diagrammes de parenté.
Le diagramme classique, tel qu’il s’est stabilisé au cours du xxe siècle,
repose sur cinq signes conventionnels : un triangle représente un homme,
11
INTRODUCTION
un rond représente une femme, l’alliance est représentée par une accolade
horizontale ouverte vers le haut, la filiation par un trait vertical qui relie
les enfants à l’accolade de l’alliance, et la germanité par une accolade
horizontale ouverte vers le bas.
Chacune de ces notations est d’une grande souplesse. Lorsque le genre
n’est pas connu ou qu’il n’a pas d’importance, l’individu est représenté par
un carré. Une alliance homosexuelle est représentée par une accolade entre
deux triangles ou deux ronds. Chaque individu peut être relié à plusieurs
conjoints, successifs ou simultanés, à l’aide de plusieurs accolades vers
le haut, numérotées si nécessaire, et chacune de ces alliances peut donner
lieu à filiation. Un divorce est représenté par un trait oblique qui rature
l’accolade de l’alliance. Une filiation naturelle est représentée par un trait
vertical entre la mère seule, ou le père seul, et l’enfant. Une alliance non
officielle est représentée par une accolade en pointillés, une filiation non
officielle par un trait en pointillés.
Les schémas de parenté aujourd’hui.
Ego a eu une fille sans père déclaré en 1998, s’est mariée en 1999 et a eu deux enfants en
2000 et 2002. Elle a divorcé en 2005 et vit depuis 2008 avec un compagnon qui a adopté
sa première fille en 2012.
La constitution de tels schémas repose sur une opération de traduction
entre les représentations de la parenté des personnes enquêtées et cette
représentation universelle. Les schémas peuvent venir à l’appui d’une
représentation structurale de la parenté : ce qui prime alors, c’est le jeu
des formes et leur répétition. Ils peuvent également soutenir une analyse
12
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
ethnographique de la parenté pratique ; chaque schéma représente alors un
cas, centré sur un individu noté Ego, on ajoute aux notations conventionnelles
des dates (de mariage, de naissance et de décès) et on marque d’une croix
les personnes décédées. Le schéma tout entier représente ainsi le réseau
des personnes avec lesquelles Ego reconnaît avoir un lien de parenté,
nommé parentèle lorsqu’il s’agit de parents vivants. Les usages politiques
et sociaux d’un tel réseau ont été étudiés dans un article pionnier de Claude
Karnoouh 24. Enfin, il est possible d’ajouter sur le schéma des lignes courbes
fermées qui représentent les deux groupes de parenté auxquelles appartient
Ego : la lignée, groupe pérenne fondé sur la filiation, qui exclut certains
parents et inclut des vivants et des morts et dont le poids symbolique a été
étudié par Jean-Hugues Déchaux 25 ; la maisonnée, groupe provisoire qui
englobe non seulement l’ensemble des cohabitants mais éventuellement
des proches réunis par le partage du quotidien, dont nous avons montré,
avec Séverine Gojard et Agnès Gramain, l’importance économique dans
le cas de la prise en charge des personnes dépendantes 26.
La nature et le droit dans la parenté occidentale
L’anthropologie de la parenté a connu dans les années 1970-1980 un tournant
décisif avec la mise au jour de ses postulats occidentaux. L’anthropologue
américain David Schneider, après avoir étudié les représentations de la
parenté dans les familles américaines 27, a montré que celles-ci avaient servi
de fondement à l’étude anthropologique de la parenté. Les diagrammes
classiques reposent en effet sur la distinction entre filiation et germanité
d’une part, alliance d’autre part. Cette distinction scientifique renvoie à
l’opposition occidentale entre « vraie » parenté et parenté « politique »
(l’espagnol oppose lui aussi deux parentés, carnal et politica). Les travaux
de Schneider ont entraîné la disparition de l’anthropologie classique de la
parenté, du moins dans la recherche anglophone. Ils avaient porté l’opprobre
de l’ethnocentrisme européen sur l’un des fleurons jusque là incontestés
de la discipline.
L’examen du Code civil napoléonien oblige à nuancer l’analyse
schneiderienne de la parenté européenne 28. C’est en effet le droit qui fonde
la filiation, une affaire d’État et non une affaire privée, liée à l’impératif
étatique d’identification des individus, comme l’a montré l’historien Gérard
13
INTRODUCTION
Noiriel 29. La juriste Marcel Iacub a ensuite examiné en détail les fondements
juridiques de la filiation maternelle 30.
Le Code oppose la maternité, démontrée par l’accouchement, et la
paternité, qui ne peut être que présumée et pour laquelle on ne vérifie que
la vraisemblance (en termes de délais entre l’alliance et l’accouchement).
De plus, avant la loi française du 3 janvier 1972 sur la filiation, le Code
opposait la filiation légitime (établie par le mariage et qui relie donc l’enfant
indissolublement au père et à la mère mariés) et la filiation naturelle (établie
séparément vis-à-vis de la mère, par une déclaration d’accouchement, et
du père, par un acte juridique de reconnaissance). Si la filiation naturelle
maternelle relevait bien de la « nature » assumée (ici, l’accouchement
déclaré), la filiation légitime (sans distinction de sexe) et la filiation
naturelle paternelle faisaient intervenir un acte volontaire (le mariage ou
la reconnaissance de paternité). La situation est devenue plus complexe
après 1972, du fait de la volonté du législateur de réduire les inégalités
statutaires et successorales entre enfants légitimes, naturels et adultérins,
et surtout après 1990, une fois disponibles les tests sanguins de paternité.
Cependant, même si les juges en quête de stabilité ont pu parfois céder
à la tentation de recourir d’emblée à ces tests, deux éléments interdisent
de lire les réformes de la filiation après 1972 comme un abandon du droit
devant la nature : l’adoption et la possession d’état.
Les règles juridiques de la filiation ont pour objectif premier
d’établir l’identité de l’enfant, pour objectif second de définir les règles
de transmission successorale. L’État, garant de l’identité des personnes,
semble alors plus important que la nature dans l’établissement de la filiation,
surtout lorsque l’on considère la procédure de l’adoption plénière qui vient
remplacer une éventuelle filiation précédente. De plus, le concept juridique
de possession d’état – qui désigne la réalité sociale telle qu’elle est –
représente une traduction efficace des liens de parenté créés au quotidien :
les actions en contestation de paternité légitime ne peuvent déboucher
sur un test sanguin qu’en l’absence de possession d’état, autrement dit
seulement si la relation de filiation entre l’enfant et son père n’est pas
reconnue par leur entourage.
14
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
La découverte de la parenté quotidienne
Ce concept de possession d’état entre en résonance avec la troisième
dimension de la parenté dont l’importance n’a été reconnue que dans les
années 1980 : la parenté quotidienne ou nourricière, issue d’un processus
d’élevage, de soin et de prise en charge (en anglais, care). C’est à partir de
l’exemple de la Malaisie que l’anthropologue britannique Janet Carsten
a montré l’existence d’une parenté qui n’est fondée ni sur la loi ni sur la
nature mais sur le partage de la nourriture et de la vie quotidienne. Chez les
Malais de l’île Langkawi en effet, l’adoption est une modalité fréquente de
la parenté et elle repose sur la fabrication du corps par la nourriture ingérée
et la cohabitation, liée à une surveillance permanente du comportement de
l’adopté. De nombreux travaux sur l’adoption, notamment autour d’Agnès
Fine 31, ont montré qu’il ne s’agit ni d’une parenté fictive, ni d’une parenté
de substitution (comme l’adoption plénière en droit français), mais d’une
filiation qui s’ajoute à la filiation de naissance (quel que soit le mode
d’établissement de celle-ci) en élargissant le cercle des parents et en
transformant durablement, sinon définitivement, la personne adoptée.
J’ai pour ma part repris le concept de parenté quotidienne pour décrire
les relations de parenté observées à un moment donné, dans les périodes
routinières de prise en charge d’une personne incapable de survivre seule.
La discussion scientifique s’est alors engagée avec les études anglophones
sur le care, ou care studies, qui réunissent depuis les années 1980 des
philosophes, des sociologues et des économistes 32. Une coopération avec
des économistes de la production domestique de santé 33 m’a amenée à
mettre l’accent sur la dimension économique de la parenté quotidienne
et à proposer une analyse en termes de groupe domestique (maisonnée)
plutôt que de réseau (parentèle). Cette analyse critique la réduction de
la famille à des aspects interpersonnels et psychologiques, telle que la
propose François de Singly 34, qui étudie les transformations de la famille
nucléaire en dissolvant les groupes de parenté (maisonnée, lignée) au
profit d’une parenté élective qui ne laisserait subsister que des relations
choisies et deux à deux. Nos enquêtes de terrain montraient l’existence de
sentiments d’obligation forts mais inégalement répartis selon les ressources
des protagonistes et selon l’histoire familiale.
15
INTRODUCTION
Le concept de parenté quotidienne permet d’étudier le sentiment
d’obligation entre parents (au sens large) et les pratiques économiques
au-delà des obligations inscrites dans le Code civil, notamment lorsque
la cohabitation n’est pas officialisée par un mariage ou un pacs, mais
qu’elle relève du concubinage, c’est-à-dire d’un état de fait reconnu par
les administrations sociales mais non fiscales. La parenté quotidienne
permet également d’analyser les flux financiers au-delà du ménage, entre
des adolescents dépendants financièrement et ceux de leurs proches qui les
aident, ou encore entre des personnes âgées dépendantes physiologiquement
et ceux de leurs proches qui les aident. C’est la parenté quotidienne qui
permet d’identifier le décalage entre les obligations légales et les pratiques,
que ce décalage intervienne comme un manque (des parents légaux qui
n’aident pas) ou comme un surplus (des aidants qui ne sont pas obligés
d’aider). Mais elle permet aussi d’aller bien au-delà et d’analyser les
transformations récentes de la parenté, dans son rapport à la reproduction
biologique et aux évolutions juridiques.
(Homo)sexualité et parenté : la génétique ou le quotidien ?
Les années 1990-2000 en France ont été marquées par un violent conflit
concernant les liens entre reproduction biologique et parenté juridique,
dont l’expression publique a été polarisée par la mobilisation pour ou
contre la parenté homosexuelle, alors même que ce conflit intéressait
également les couples stériles d’une part, les familles recomposées d’autre
part. En réalité la mobilisation des homosexuels pour l’accès à la parenté
(mariage et parentalité, pour parler comme les sociologues, ou alliance et
filiation, pour parler comme les anthropologues) a emprunté, selon qu’il
s’agissait d’y accéder en pratique ou en droit, aux deux grands courants
qui s’opposent concernant la légitimité de la parenté : celle-ci doit-elle être
fondée sur la génétique ou sur le quotidien ? Les débats juridiques sur le
pacs (la loi est votée en 1999) puis sur le mariage pour tous (la loi est votée
en 2013), en mettant l’accent sur l’alliance comme porte d’entrée vers la
filiation, cherchaient à légaliser le quotidien et à éviter la difficile question
de la reproduction biologique. Après tout, une fois acquis le mariage
homosexuel, pourquoi l’établissement de la filiation ne serait-il pas passé
par la présomption de paternité, élargie à une présomption de maternité,
16
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
comme ce fut le cas pendant des siècles pour la paternité légitime ? Mais
c’est une autre solution qui a été envisagée. Ouvrir aux couples homosexuels la procédure de l’adoption plénière et celle, un temps envisagée,
de la procréation médicalement assistée avec donneur(s) anonyme(s), qui
substituent toutes les deux une filiation légale à une filiation génétique en
faisant disparaître cette dernière, inscrirait la filiation homosexuelle dans
une combinaison solide de filiation quotidienne et juridique, en contournant
d’une autre façon la difficile question de la reproduction biologique. Les
opposants au mariage homosexuel ont ainsi été conduits à réinvestir les
représentations biologiques de la filiation, souhaitant réserver l’adoption, la
manifestation de la volonté inscrite dans la reconnaissance de paternité et
les usages juridiques de la possession d’état aux couples de sexe différent.
Parallèlement à ces combats juridiques à l’échelle française, où les
porte-parole des droits des homosexuels avaient fait le choix d’ouvrir
l’alliance aux couples de même sexe, les pratiques homoparentales 35,
qui s’inscrivent cette fois dans un espace transnational 36, portent elles
aussi la trace de l’idéologie du sang. En recourant à la gestation pour
autrui, illégale en France, certains couples homosexuels masculins (qui
constituent en 2011 en France 60 % des 100 000 couples de même sexe
mais une part infime des 10 000 couples homosexuels élevant des enfants 37)
cherchaient, comme certains des couples hétérosexuels dont l’infertilité
est due à la mère, à s’assurer d’une paternité génétique et à dissocier
maternité génétique et maternité gestatrice par le recours à une porteuse
de gamètes distincte de la porteuse de fœtus, ce qui permet d’affaiblir
le poids biologique de la maternité et ses conséquences psychologiques
supposées. De leur côté, certains couples homosexuels féminins (qui
forment l’essentiel des 10 000 couples de parents homosexuels en France)
avaient pu profiter de leur capacité reproductrice en ayant recours soit à
la procréation médicalement assistée hors de France, soit à des pratiques
informelles de reproduction partagée, à moins qu’elles n’élèvent l’enfant
d’une union hétérosexuelle précédente. En effet, les mères homosexuelles
n’ont pas besoin de dissocier pouvoir reproducteur des gamètes et capacité
gestatrice pour s’assurer de leur maternité biologique, même si elles sont
confrontées aux mêmes difficultés que les pères homosexuels lorsqu’il
s’agit de faire reconnaître légalement leur parenté quotidienne.
17
INTRODUCTION
L’opposition entre la génétique et le quotidien éclaire également
d’autres débats politiques, l’évolution de la législation et les pratiques
des parents hétérosexuels. La balance a penché fortement du côté de la
génétique entre les années 1990 et les années 2010. C’est l’apparition
des tests ADN, dits « tests de paternité », à la fin des années 1980, qui
a donné le coup d’envoi à une réinterprétation biologique de la parenté.
Jusqu’alors la paternité relevait de la décision individuelle (par le mariage
ou la reconnaissance de paternité) et de la vraisemblance (le Code civil
n’admettait pas une filiation sans lien apparent avec la sexualité), et le droit
souhaitait préserver « la paix des familles » en jetant un voile pudique sur
l’adultère. La diffusion des tests de paternité a été stoppée par les lois de
bioéthique de 1994, qui ont rendu l’usage de ces tests illégal sauf s’ils
étaient demandés par un juge dans le cadre d’un procès en filiation. En
1997, l’affaire Yves Montand défraie la chronique. On exhume le corps
de l’acteur à la demande de sa dernière épouse et de sa fille adoptive, dans
le cadre d’un procès en appel de la décision de 1994 l’instituant comme
père naturel d’Aurore Drossart, à la suite de son refus de se soumettre à
un test de paternité en 1990, interprété comme un aveu. La croyance dans
le caractère génétique de la paternité est alors au plus haut. Nul besoin
de possession d’état pour motiver la première demande de test. Nulle
contestation après le test négatif, non plus.
Deux épisodes législatifs, en 2005 et en 2007, montrent le poids de
la représentation biologique de la parenté à cette période.
Le premier passe à peu près inaperçu. Au nom de la « simplification
du droit » (inscrite dans la loi du 9 décembre 2004) qui réduit de moitié le
nombre d’articles consacrés à la filiation dans le Code civil, l’ordonnance du
4 juillet 2005, ratifiée par la loi du 16 janvier 2009, consacre juridiquement
l’inégalité des pères et des mères devant la filiation, en même temps qu’elle
rappelle l’égalité des enfants légitimes, naturels et adultérins. « La mère
n’aura pas à procéder à la reconnaissance de son enfant, même si elle n’est
pas mariée ; la filiation maternelle sera simplement établie par la désignation
de la mère dans l’acte de naissance de l’enfant. » Peu de commentateurs 38 ont
remarqué que, sous ces termes anodins (on évite une corvée administrative
à la mère non mariée), l’ordonnance rabattait violemment la maternité sur
la nature. Tandis que les filiations maternelle et paternelle continuent à être
18
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
établies ensemble dans le mariage, expression d’une volonté commune,
tandis que la filiation paternelle hors mariage suppose une reconnaissance
de paternité, expression d’une volonté individuelle, voilà que la filiation
maternelle hors mariage n’est plus l’expression d’une quelconque volonté,
mais désigne un simple état de fait (« la filiation maternelle sera simplement
établie par la désignation de la mère dans l’acte de naissance de l’enfant »)
alors qu’elle passait précédemment par une déclaration. Ou quand la
simplicité de la nature aveugle le législateur.
Le second épisode a au contraire soulevé l’indignation, parce qu’il
touchait à la question de l’immigration. En 2007, dans l’euphorie de
la récente élection du président de la République Nicolas Sarkozy,
l’amendement Mariani prétend subordonner le droit au regroupement
familial à la preuve de la filiation par des tests ADN. Une première salve
de protestations, au nom notamment du caractère discriminatoire de cette
mesure, a conduit à réduire la preuve de la filiation vis-à-vis de la mère
seulement, et seulement pour les pays dans lesquels l’état civil n’est pas
fiable. En 2009, les décrets d’application de cette mesure sont officiellement
abandonnés. La ligne rouge conduisant à réduire l’identification individuelle
non à la parenté, mais à la génétique, n’a pas été franchie.
Dans les années 2010, le mouvement vers une définition biologique
de la parenté, qui avait marqué les années 1990-2000, semble enrayé. Les
revendications des homosexuels s’orientent vers une moindre dissociation
entre gestation, génétique et parenté quotidienne. Le terme de « maternité
pour autrui », distinct de « gestation pour autrui », est proposé pour désigner
les pratiques informelles de partage de la filiation, tandis qu’émerge avec
davantage de force l’idée qu’une « pluri-parentalité » est possible 39. Le
droit des enfants à connaître leurs origines, jusque là utilisé pour renvoyer
les parents non biologiques dans l’enfer de la « fiction », semble ramené
à de plus justes proportions : les origines biologiques deviennent un récit
parmi d’autres 40, mobilisé notamment dans le cadre d’un recours accru
aux savoirs biomédicaux. Les connaissances sur la transmission génétique
des maladies progressent en effet, suscitant des espoirs et des croyances
parfois démesurés.
Aux côtés des émouvants récits de retrouvailles entre parents de
naissance et enfants élevés par d’autres, qui émaillent la presse depuis
19
INTRODUCTION
les années 1990, on a pu lire dans Libération du 15 avril 2013 l’histoire
de Sophie et Manon Serrano sous l’étrange titre « En dépit du bon sang ».
Un échange d’enfants à la maternité, thème romanesque classique, a été
découvert par les intéressés lorsque les deux filles échangées par erreur
avaient dix ans. Il débouche sur la victoire éclatante du quotidien sur le
sang. Les propos de l’une des filles, Manon, alors âgée de 18 ans, sont ainsi
rapportés par la journaliste : « Grâce à ma famille biologique, j’ai appris
mes origines, de qui je tiens tel ou tel trait physique. C’était important de
savoir d’où je viens, car j’étais perdue. Mais qui je suis, ça, au fond, je
le savais déjà : je suis celle qui a grandi avec ma mère, ma sœur et mon
frère. » Et la journaliste conclut ainsi cette histoire « moderne » entre « ces
mère et fille fusionnelles sans aucun lien biologique » : « Dans le regard des
autres, elles voient qu’elles se ressemblent. “Quand on nous dit ça, c’est
un cadeau.” » Le journal a choisi d’illustrer l’article par une photographie
où la ressemblance est frappante entre la mère et la fille, alors même que
l’origine réunionnaise des parents biologiques de Manon avait fait naître
des doutes sur la fidélité de l’épouse, avant que soit découvert l’échange
des nourrissons. L’idée que la parenté quotidienne existe, et qu’elle a
une force propre, jusqu’à produire une ressemblance 41, semble faire son
chemin dans les médias.
Sans que je l’aie cherché, l’homosexualité est au cœur de deux des
cas analysés dans cet ouvrage. L’absence de reconnaissance juridique
des liens de parenté homosexuelle fait de celle-ci un bel observatoire de
la dissociation des différentes dimensions de la parenté pratique. Le père
légitime de Priscille (chapitre 2) est un homosexuel marié qui élève ses deux
enfants avec amour pendant les années 1960, aux côtés de leur « parrain »,
qui est aussi leur père biologique et deviendra leur père adoptif. Teresa
(chapitre 5) a vécu trente ans en couple homosexuel dans la bourgeoisie
aisée d’une Barcelone franquiste. Elle a perdu sa compagne lorsqu’elle
devient dépendante et c’est alors à deux de ses nièces, une nièce de sang
(une des filles d’un de ses frères) et sa nièce de cœur et filleule (une
des filles d’un frère de sa compagne), qu’est dévolue la responsabilité
de sa prise en charge, à l’issue d’un processus affectif et patrimonial
complexe. Rien d’étonnant à ce que, dans les deux cas, la parenté spirituelle
(parrain-marraine, filleul-e) ait été utilisée pour dire une parenté seconde :
20
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
contrairement à l’adoption plénière, elle est la seule parenté européenne
qui s’ajoute et n’exclut pas. De façon plus générale, les histoires racontées
ici sortent de l’ordinaire. Étranges dans leur contexte historique, comme
celle de Sophie qui grandit entre 1967 et 1978 dans un ménage de deux
personnes avec une boîte aux lettres à quatre patronymes distincts, elles
peuvent servir aujourd’hui pour penser des transformations majeures qui
ne relèvent pas pour autant d’une radicale nouveauté.
Les trois corps des mères
De nombreux travaux sociologiques et anthropologiques ont abordé la
question de la maternité contemporaine, notamment sous l’angle de ses
liens avec la médecine. Rayna Rapp analyse les conséquences sur les mères
de la médicalisation de la grossesse à travers l’amniocentèse obligatoire
après un certain âge 42. Luc Boltanski analyse les expériences féminines de
l’avortement et découvre la différence entre deux conceptions du fœtus :
le fœtus bébé, le fœtus tumeur 43. Seule la représentation du fœtus comme
une tumeur et non comme une personne rend l’avortement émotionnellement supportable pour les mères, ce que savent bien certains médecins,
qu’ils soient décidés à rendre l’avortement psychologiquement plus facile
ou plus difficile pour la mère. Emily Martin montre comment le pouvoir
médical a pris possession du corps féminin comme capacité reproductive
et comment les femmes concernées réussissent à se le réapproprier tout
en s’accommodant des représentations et des pratiques médicales 44.
Les lignes de dissociation de la filiation maternelle ne recoupent pas
celles de la filiation paternelle. En effet, loin d’être unifiée par une idéologie
du sang comme l’est la représentation de la filiation biologique masculine,
la reproduction biologique féminine est elle-même dissociable en deux :
une représentation génétique de la maternité, proche de l’idéologie du
sang, les gamètes masculins et féminins étant susceptibles de circuler
sous contrôle de l’État ; l’expérience corporelle de l’engendrement, pour
reprendre le mot de Boltanski, où se combinent la grossesse (ou gestation)
et l’accouchement (ou parturition).
La ligne de démarcation posée par le droit français entre le don
d’ovocytes, légal sous conditions, et la pratique illégale de la gestation pour
21
INTRODUCTION
autrui, qui fait intervenir une « mère porteuse », concentre cette opposition
entre maternité génétique et maternité corporelle. On peut considérer que
l’expérience corporelle de la maternité est elle-même une forme de maternité
quotidienne, du moins lorsque prévaut la représentation du fœtus-bébé sur
la représentation du fœtus-tumeur. Les enquêtes manquent sur l’expérience
des mères porteuses, qui pourraient permettre de comprendre quelles
représentations du fœtus et de l’engendrement rendent émotionnellement
supportable la séparation entre la mère et le nourrisson. Il est toutefois clair
qu’elles sont souvent pauvres, et que l’idéologie du don et de l’altruisme
masque parfois bien mal l’importance de la rémunération qu’elles obtiennent
en échange du prêt de leur utérus, tout comme les dangers physiologiques
qu’elles courent lorsque la pratique est peu encadrée. En Inde, depuis la
loi de 2002 qui a légalisé la pratique de la maternité de substitution (ou
surrogacy) et donné lieu au développement d’une véritable industrie, on
estime à 25 000 par an le nombre d’enfants nés dans ces circonstances. Si
cette réalité reste peu étudiée par les sociologues, elle a donné lieu à un
roman social, Origins of Love de Kishwar Desai.
La maternité quotidienne après la naissance est connue de longue
date dans les sociétés européennes où, jusqu’au xxe siècle, l’enfant des
classes supérieures était souvent confié dès la naissance à une nourrice, au
prix parfois d’un éloignement de sa famille de naissance. Cependant les
nourrices étaient systématiquement de statut social inférieur et devaient
s’accommoder, contre rémunération, d’une relation à l’enfant conçue comme
provisoire et de faible importance relativement à celle qui l’unissait à ses
parents de naissance. Par la suite, les soins aux nourrissons ont été encadrés
par la médecine et par l’État, donnant aux mères quotidiennes un statut
professionnel qui excluait en principe l’établissement de liens affectifs. Des
recherches en psychologie du travail 45 ont montré le coût psychologique de
cette idéologie professionnelle pour les puéricultrices salariées, des femmes
dotées de compétences professionnelles qui supposent, pour être efficaces,
l’établissement de liens affectifs forts et pourtant constamment déniés.
Par ailleurs, les déchirements émotionnels des mères adoptives, sans
doute plus que des pères adoptifs, montrent à quel point l’idéologie du
sang est efficace même lorsqu’elle ne fonde aucune filiation, mais fragilise
une filiation considérée comme différente de la filiation « par le sang ».
22
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
Le droit de l’enfant à connaître ses origines constitue une manifestation
parmi d’autres de cette idéologie du sang, qui a entraîné l’émergence d’un
marché des soins psychologiques pour les parents et les enfants adoptifs,
supposés souffrir de pathologies spécifiques.
Quant à la dimension juridique de la maternité, sa faiblesse a été mise
en évidence par de nombreux travaux sociologiques et anthropologiques.
Des enquêtes au Québec et en France 46 révèlent que les pratiques de
transmission du nom paternel, le patronyme, persistent avec la même vigueur
lorsque la loi ne l’exige plus. Ce sont les mères qui sont responsables de ces
pratiques : elles souhaitent laisser aux pères le privilège de la transmission
du nom pour compenser la faiblesse de la paternité, liée moins à l’idéologie
du sang qu’à l’absence d’engendrement, c’est-à-dire aussi à la faiblesse
relative de la paternité quotidienne.
Enfin, on l’a vu, la reconnaissance de maternité ne joue pas aujourd’hui,
en droit français, le rôle qu’y joue la reconnaissance de paternité. Le repli
du Code civil sur la preuve par l’accouchement est vigoureusement contesté
par Marcela Iacub au nom de l’égalité entre les sexes, qui semble trouver
là sa limite juridique, justifiée par les représentations de la reproduction
biologique dans sa dimension sexuée, corporelle et non génétique.
Les études de cas présentées dans cet ouvrage montrent que
ces différentes dimensions de la parenté, loin d’être incompatibles et
concurrentes, peuvent s’ajouter les unes aux autres. Pour y voir clair, il
faut « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », comme y invitait
Arthur Rimbaud, refuser les approximations et les simplifications dans le
vocabulaire utilisé. Ainsi, en Afrique, aux parents de naissance s’ajoutent
fréquemment des parents d’éducation 47, ce qui ne renvoie pas pour autant
la parenté de naissance à la parenté biologique. L’étude d’un quartier
pauvre de Buenos-Aires montre l’apparition d’une parenté locative, qui
relie entre elles des personnes qui cohabitent sans lien de parenté officiel,
et qui témoigne de l’imbrication entre transactions marchandes et relations
personnelles 48. Il est temps de renoncer aux approximations qui désignent
les père-mère comme des géniteurs et rabattent le droit et le quotidien sur
la génétique, mais aussi aux prises de position enflammées pour ou contre
la gestation pour autrui ou la parenté homosexuelle. Une fois fermement
distingués le parent génétique, le parent juridique et le parent quotidien
23
INTRODUCTION
(y compris la mère corporelle), il sera plus facile de raisonner sur leurs
associations et dissociations logiques, sans chercher à rabattre une figure
sur l’autre. Que certaines de ces possibilités logiques soient moralement
plus légitimes, socialement plus fréquentes et affectivement plus faciles à
vivre que d’autres selon les contextes historiques, voilà qui est une question
de fait et non de principe.
L’exploration systématique de ces possibilités logiques de parenté
dissociée permet de comprendre à quel point la parenté restreinte célébrée
au xxe siècle comme un modèle de famille moderne – la famille nucléaire
composée d’un père, d’une mère et de leurs enfants – et devenue au
xxie siècle un modèle traditionnel n’est qu’un cas particulier de superposition
de plusieurs dimensions de la parenté. Cette exploration offre un modèle
descriptif pour penser la diversité des cas possibles, et réduire leur
complexité apparente.
La reproduction impossible et le plafond de verre
Il est probable que cette dissociation de la parenté contemporaine provient
des évolutions non synchronisées des pratiques médicales, des pratiques
quotidiennes, du droit et des sentiments. Les technologies médicales de la
reproduction ont suivi un chemin autonome à l’échelle internationale, portées
par le goût de la prouesse technique, par l’évolution des connaissances et
par l’apparition de marchés plus ou moins régulés par les autorités sanitaires
nationales. Quant au droit, il évolue au gré des législations nationales, qui
trouvent au coup par coup des compromis plus ou moins durables entre des
principes éthiques potentiellement contradictoires, notamment lorsqu’il s’agit
d’affirmer conjointement l’égalité des sexes puis l’égalité des sexualités,
l’égalité des filiations légitime, naturelle et adultère, les droits de l’enfant
et l’indisponibilité du corps humain.
La parenté n’est pas seulement la traduction culturelle, éminemment
diversifiée, de la reproduction biologique, elle-même en plein
bouleversement. Elle est aussi l’outil principal de la reproduction sociale,
à la fois reproduction des groupes sociaux et reproduction de la position
sociale des parents aux enfants. L’inégalité entre les hommes et les femmes
devant la reproduction sociale, et les effets de cette inégalité sur les usages
24
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
des technologies médicales, sont rarement pensées en tant que tels. Cette
inégalité s’aperçoit dans le cas de l’Inde, on l’a vu, pour les mères pauvres
qui peuvent décider de s’engager dans une gestation rémunérée pour
améliorer le sort économique de leurs familles. On peut y observer un autre
phénomène plus spectaculaire encore : la démocratisation de la pratique de
l’échographie médicale, combinée au maintien de la dot versée à l’époux
par les parents de l’épouse, a conduit à un avortement sélectif des filles, le
sex ratio à la naissance étant désormais de 112 garçons pour 100 filles (il
est en France de 105 garçons pour 100 filles). Cette inégalité des hommes
et des femmes devant la reproduction sociale reste relativement cachée
dans les débats sur la parenté occidentale.
Les mobilisations politiques pour ou contre la parenté homosexuelle
laissent dans l’ombre les inégalités devant la reproduction sociale liées
à la sexualité selon qu’elle concerne des hommes ou des femmes, riches
ou pauvres. Si l’engendrement et le nourrissage sont plus faciles pour les
couples de femmes, qui n’ont pas à rompre avec les pratiques sociales
sexuées traditionnelles, les couples d’hommes sont plus directement
confrontés à des inégalités économiques fortes. De fait, alors que les couples
d’hommes sont, en France, plus nombreux que les couples de femmes
(3 couples masculins pour 2 couples féminins), ils représentent une infime
minorité des couples de même sexe avec enfants. En effet, leurs pratiques
d’engendrement et de nourrissage, qu’elles soient illégales ou simplement
déviantes, coûtent cher, et sont de fait réservées à une minorité fortement
dotée de ressources financières et sociales. Alors que le débat se focalise
sur une solution illégale – la gestation pour autrui – en réalité accessible
à cette seule minorité, ne vaudrait-il pas mieux inventer des solutions qui
ne singent pas la reproduction biologique et qui auraient le mérite d’être
moins inégalitaires ? Autrement dit, admettre une bonne fois que la parenté
par le sang n’est pas plus légitime que la parenté quotidienne, et renforcer
la seconde plutôt que de rechercher désespérément l’accès à la première ?
Les solutions envisagées aujourd’hui par certains militants de la
parentalité homosexuelle 49 vont dans cette direction, et s’appuient sur
des éléments déjà présents dans la loi : adoption simple et tiers délégataire
de l’autorité parentale. L’adoption simple laisse une place à la parenté de
naissance. Mais elle transfère aux seuls parents adoptifs l’intégralité de
25
INTRODUCTION
l’autorité parentale, sauf si la mère de naissance est la conjointe du parent
adoptif. Elle n’est donc pas adaptée au beau-parent qui ne souhaite pas
se substituer au parent de naissance mais s’y ajouter. Aussi les parents
homosexuels séparés qui souhaitent partager l’autorité parentale s’appuientils sur la notion de « tiers délégataire », présente dans l’article 377 du Code
civil, mais dont les contours restent flous. Le Code en dresse une liste à la
Prévert, « membre de la famille, proche digne de confiance, établissement
agréé pour le recueil des enfants ou service départemental de l’aide sociale
à l’enfance », qui noie la parenté quotidienne dans l’appareil administratif
de contrôle 50.
Le concept de « personne de confiance », inscrit dans la loi du 4 mars
2002 sur le droit des patients hospitalisés 51, est plus limité mais aussi
beaucoup plus précis : il vaut reconnaissance de la parenté quotidienne, sans
la pérenniser et dans le seul cas du droit de la santé. Il mériterait d’être étendu
à l’ensemble des institutions qui ont à faire avec la parenté quotidienne sans
nécessiter de mandat de protection judiciaire : les établissements médicosociaux, les Ehpad et les services à domicile pourraient ainsi reconnaître la
parenté quotidienne des majeurs vulnérables sans aller jusqu’à une mesure
de sauvegarde de justice, qui pourrait, elle, être réservée aux questions
financières. Quant aux mineurs, le ou les parents légitimes pourraient,
sur le modèle du droit de la santé, notamment dans leurs relations avec
l’Éducation nationale, désigner en commun et par écrit, pour une durée
limitée, une « personne de confiance » qui, là encore, ne se substituerait
pas à eux mais s’y ajouterait.
Moins instituant qu’une parenté adoptive ou qu’une protection
judiciaire, le dispositif de désignation d’une personne de confiance par
un majeur, qui pourrait être étendu à la désignation d’un tiers de confiance
par les représentants légaux d’un mineur, a le mérite de préserver les
droits des autres parents et de la personne concernée si elle est majeure,
tout en reconnaissant la place de la parenté quotidienne dans les rapports
à l’administration. Il pourrait s’appliquer à toute personne qui prend en
charge l’un de ses proches : le beau-parent vis-à-vis des enfants de son
conjoint, le parent séparé d’un enfant vis-à-vis de l’autre parent, la bellefille ou la nièce d’un proche âgé ou malade. En séparant la prise en charge
quotidienne (y compris l’autorité parentale) des enjeux successoraux, le
26
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
dispositif a le mérite de séparer la maisonnée (solidarité quotidienne) de
la lignée (affiliation symbolique).
Une telle reconnaissance, par définition provisoire, de la parenté
quotidienne ne saurait donc se substituer à la désignation d’un héritier
qui, elle, renvoie aux particularités du droit successoral français : égalité
entre enfants (légitimes, naturels ou adultérins) à l’exception de l’usage
d’une quotité disponible relativement faible (un cinquième pour une fratrie
de quatre enfants), droits successoraux prohibitifs pour un héritier non
consanguin (60 % au lieu d’une fourchette comprise entre 5 % et 40 %
selon le montant du patrimoine). Cette disposition successorale qui favorise
les seuls héritiers « en ligne directe » n’a jamais été remise en cause, alors
même que l’égalité entre enfants légitimes, naturels et adultérins a été
conquise au fil des transformations législatives depuis 1972. C’est elle qui
verrouille l’affiliation symbolique : après avoir interdit de penser l’héritage
hors de la filiation légitime (au mépris des droits des enfants naturels et
adultérins), elle interdit désormais de penser l’héritage hors de la filiation
« consanguine ». Notamment, l’adoption simple, qui préserve la parenté
d’origine depuis 1966, n’institue pas l’adopté comme un parent en ligne
directe ; il est donc soumis aux droits successoraux à 60 %, sauf en cas de
parenté quotidienne longue 52. Le caractère exclusif de la filiation légale
(détachée désormais du mariage des parents), qui interdit toute multiparentalité puisqu’elle oblige le père (la mère) adoptant(e) à se substituer
au père (à la mère) de naissance, est donc lié, contre toute attente, à
l’absence de liberté testamentaire. C’est ici que la parenté se calque sur
la reproduction biologique (ou sur son mime, l’adoption plénière) pour
assurer la reproduction sociale (la transmission du statut symbolique et
des biens patrimoniaux). Fortement inégalitaire, la reproduction sociale,
dont le droit successoral n’est qu’un des éléments, ne permet pourtant
pas le cumul des filiations. Est-ce pour éviter l’accumulation des biens ?
L’argument peut se justifier dans le cas des grandes fortunes, au nom
de la réduction des inégalités, mais il ne justifie en rien l’application du
taux de 60 % dès le premier euro. C’est donc ici que gît l’idéologie du
sang, bien loin de la « nature » supposée par David Schneider, malgré les
transformations profondes qu’a connues depuis 1972 le Code civil de 1804,
dans les dispositions du Code des impôts qui gardent la trace du lien entre
27
INTRODUCTION
filiation et Nation. En effet, l’adoption simple institue un nouvel héritier en
ligne directe lorsque la Nation a une dette envers la famille concernée (si
un de ses membres est mort pour la France ou a été déporté) : la filiation,
en France, reste une affaire d’État.
Les obstacles à la reproduction sociale concernent au premier chef les
couples de même sexe mais aussi les seconds conjoints, qui ne peuvent
instituer comme héritiers ceux qu’ils considèrent pourtant comme leurs
enfants. Mais ils ne concernent pas que ceux-là, loin de là. L’accès retardé
à la parentalité, lié à l’allongement indéfini des études et aux difficultés
d’entrée dans la vie active pour les générations devenues adultes après 1990,
pose aux mères, et aux mères seulement, un problème médical, parfois
signalé par les médecins spécialistes. Le plafond de verre, qui empêche
les femmes d’accéder aux plus hautes responsabilités professionnelles
et politiques, a ses équivalents dans la sphère de la parenté. Ce sont les
femmes les plus diplômées qui, parce qu’elles retardent leur maternité,
courent le risque d’être stériles, mais non les hommes diplômés. Ceux-ci se
contentent d’épouser des femmes plus jeunes et moins diplômées. L’accès
à la paternité continue à être un accélérateur de la réussite professionnelle,
tandis que l’accès à la maternité reste un obstacle professionnel qu’il faut
surmonter. Il n’y a là rien de biologique, mais bien une différence sociale
entre le métier de mère, soumis à forte contrainte morale et médicale comme
l’a montré Séverine Gojard 53, et le statut de père, inaccessible ou fragile
dans les groupes sociaux qui connaissent une crise de la reproduction
sociale, comme l’avait montré Pierre Bourdieu dans le cas de la paysannerie
française en 1960 et comme on a pu le montrer aujourd’hui dans les fractions
les plus précaires de la jeunesse 54. Les difficultés de reproduction sociale
concernent également les couples séparés, dont la séparation diminue le
niveau de vie et compromet le destin social des enfants 55, mais aussi les
mères de statut social élevé, qui ont poursuivi leur carrière professionnelle
et franchi le plafond de verre en inversant le rapport de forces traditionnel
dans le couple, et dont les enfants risquent de connaître des difficultés
spécifiques 56.
Il fallait rappeler ces éléments de morphologie sociale pour mettre en
perspective le contexte dans lequel vont grandir les enfants nés au début du
xxie siècle. Ils seront plus nombreux que les enfants du Baby boom à être
28
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
élevés par une mère seule ou au sein d’une famille recomposée, rejoignant
en cela la condition des enfants nés pendant et après la Première Guerre
mondiale, marquée par la disparition massive des pères. Aujourd’hui
comme hier, les hommes trop peu diplômés et les femmes trop diplômées se
trouveront plus souvent confrontés à une impossible reproduction sociale,
dans un monde où l’accès à l’âge adulte suppose d’être parent alors même
que les conditions économiques et sociales de la réussite parentale sont
devenues plus difficiles à remplir. Aujourd’hui comme avant-hier, après
la longue parenthèse des Trente Glorieuses, où s’était imposé un modèle
simple de parenté superposée, lié à la stabilité des relations familiales et
des conditions de travail, la parenté se trouve dissociée entre plusieurs
dimensions représentées par plusieurs figures paternelles et maternelles,
mais aussi par plusieurs figures filiales au grand âge. C’est pourquoi les
études de cas présentées ici, dans leur exceptionnalité même, peuvent offrir
des clés pour penser la parenté d’aujourd’hui et de demain.
Les mots et les sentiments
Analyser la parenté pratique, c’est d’abord restituer les mots de chacun,
les mots de l’expérience, les mots de l’interaction. C’est les mettre à
(bonne) distance, tâche du sociologue, et entendre leur rythme, tâche
du lecteur. C’est réfléchir sur les cadres collectifs des expériences et des
interactions singulières. Ces cadres collectifs, ce sont des mots et des
gestes, du droit et des injonctions, des sentiments et leurs expressions,
des raisonnements et des façons de compter, d’évaluer, d’apprécier les
objets – qui sont détachés des personnes – et les choses – qui ne le sont
pas. Il est des collectifs auxquels nous appartenons sans le savoir. Il en est
d’autres auxquels nous nous sentons appartenir. Appartenance objective (le
collectif en soi) et sentiment d’appartenance (le collectif pour soi) ne se
recouvrent pas. Parmi les appartenances objectives, on peut citer la langue
et les façons de penser, la culture comme fonds de références, d’objets et
de techniques disponibles, la nation avec son droit et son administration,
la classe comme communauté de condition matérielle, le genre comme
communauté de condition physiologique, la génération comme communauté de condition historique.
29
INTRODUCTION
Dans la multitude des appartenances ressenties, signalées dans le
langage par le passage du je au nous, deux concernent la parenté : le nous
d’aujourd’hui, cercle vivant des intimes, maisonnée ; le nous d’hier et de
demain, lignée où je ne suis que le maillon d’une chaîne de transmission
entre des ascendants morts et des descendants à venir. Ces deux nous
subjectifs, maisonnée-nid et lignée-flèche, portés comme des drapeaux
ou endossés comme des carcans, trouvent des appuis objectifs dans la
langue, les objets, le droit ; ils s’imposent diversement selon la classe,
le genre et la génération. Chaque individu peut se trouver au croisement
de plusieurs nous, un ou plusieurs nous-de-maisonnée et un ou plusieurs
nous-de-lignée. La multiplication des nous épuise ceux qui les portent et
rend leurs comportements incohérents. Elle rend plus difficile également
l’analyse en termes de collectifs. Or la parenté n’est pas seulement
appartenance reconnue ou revendiquée, elle est aussi relation, réseau,
segments discontinus, lien électif entre toi et moi, l’ensemble de ces liens
formant une parentèle égocentrée. La maisonnée, la lignée, la parentèle :
trois prises sur la parenté pratique.
Qu’il s’agisse de maisonnée ou de lignée, l’appartenance à un groupe de
parenté oblige, consciemment ou inconsciemment. Les décisions explicites
sont dictées par des impératifs moraux – sauver la vie ou préserver le bienêtre d’un membre de la maisonnée ; sauver ce que porte la lignée. Les actes,
de loin les plus nombreux, qui n’accèdent pas à la conscience explicite,
semblent d’autant plus spontanés qu’ils engagent des sentiments, positifs
ou négatifs : affection charnelle, ou dégoût ; gratitude, ou ressentiment et
déception ; proximité et communion de vues, ou désaccord et éloignement.
Dans le temps long des lignées, c’est une conviction morale qui rend
efficace, sous certaines conditions, l’obligation filiale. Dans l’instant de
l’interaction, c’est une émotion charismatique qui fonde les sentiments
électifs (« Parce que c’était lui, parce que c’était moi »). Dans le temps
à échelle humaine des maisonnées, c’est un attachement qui se construit
tout au long des expériences du quotidien. Le poids des normes sur les
relations de parenté, immense, pose à l’enquête sociologique un redoutable
problème : ne se disent, et surtout ne s’avouent en public, et l’enquête est
une situation publique, que les sentiments légitimes. Si l’on ne se contente
pas de les enregistrer, mais que l’on cherche à comprendre leur genèse
30
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
– pour reprendre le beau titre du livre de l’anthropologue Bernard Vernier,
La Genèse des sentiments –, l’étude attentive de situations limites révèle,
à travers des moments d’une grande intensité émotive, ce qui manque à
ces situations pour être légitimes. On aperçoit alors la complexité des
sentiments de parenté, composés de couches superposées impossibles à
décrire une à une sauf si, par une sorte d’expérimentation naturelle, on
trouve des cas d’où l’une ou l’autre est absente. C’est une dizaine de cas
de ce genre qui forment la matière première de ce livre.
Ma mère, Claude, est née en 1914 ; elle a perdu son père à la guerre, en 1916.
Sa mère, Rose, s’est remariée après la guerre. Le nouveau couple perdit deux
jumeaux intra-utérus. Beaucoup plus tard, Rose et son second mari élevèrent leur
première petite-fille, morte à 11 ans. Je fus la seconde, née après ce décès. Je fus
élevée par ces mêmes grands-parents, très âgés, et par une nourrice rémunérée.
J’arrivai chez Claude, ma mère, à 9 ans. Sur notre boîte aux lettres, nous qui
vivions à deux, il y avait quatre noms : le nom de jeune fille de ma mère, qu’elle
avait repris après son divorce ; celui de mon père qui était aussi le mien ; celui
d’Armand [l’amant de sa mère], qui recevait une partie de son courrier chez nous ;
le nom de ma grand-mère maternelle, Rose, qui portait celui de son second mari.
À 13 ans, je rencontrai une famille bourgeoise moderne où il y avait un père et
une mère, mariés, parents de deux filles, et une grand-mère, invitée seulement le
dimanche. Un seul nom sur la boîte aux lettres, quatre personnes dans le ménage.
C’était en 1975. Cette situation pour moi si exotique, je découvris qu’elle était
la norme – et que la nôtre était exceptionnelle.
[Sophie V*, journal, août 2000.]
C’est ainsi que, dans son journal rédigé pendant l’enquête, Sophie
résume sa situation familiale, entre son arrivée chez sa mère, qui coïncide
avec le décès de son grand-père, et son indépendance financière, qui
coïncide avec le décès de sa grand-mère (voir fig. 1, p. 240). Si l’on observe
les flux financiers et l’entraide matérielle autour de Claude et Sophie à
cette période, on constate que, pour un ménage recensé de deux personnes
(la mère et la fille vivant sous le même toit), la maisonnée comportait
de fait cinq personnes : Sophie, sa mère Claude, sa grand-mère maternelle
Rose, son père et Armand. En effet, le père, qui habitait en Amérique, payait
une pension alimentaire pour sa fille ; Armand payait une partie du loyer,
puisqu’il habitait là trois jours par semaine ; la grand-mère Rose était
propriétaire d’une maison utilisée pour des vacances à deux (mère et
fille) ou à trois (avec Armand) et dont Claude payait les charges ; celleci complétait le paiement de la maison de retraite de sa mère Rose, qui
31
INTRODUCTION
touchait elle-même deux pensions (une pension de veuve de guerre, et la
pension de reversion de son second mari). Si l’on observe la transmission
intergénérationnelle, les choses sont beaucoup plus simples : elle s’effectue
le long d’une lignée matrilinéaire qui transmet la maison. La mère de
Rose, couturière, l’avait fait construire avec son mari ouvrier, en 1905,
après quoi trois générations de filles uniques en héritèrent : Rose, Claude
puis Sophie, mon enquêtée.
Avant d’interviewer Sophie, j’avais assez bien connu sa mère, une
enseignante nourrie de Sartre et de Simone de Beauvoir, qui s’était affranchie
d’abord de la prise en charge quotidienne de sa fille dans sa prime enfance,
puis de celle de sa mère dans sa grande vieillesse. Vue de l’extérieur, elle
avait fait des choix égoïstes : son métier, son amant. La réalité affective
était plus complexe. Elle avait soigné sans relâche et dans l’angoisse sa
première fille, morte de leucémie à 11 ans. Elle avait entièrement pris en
charge son mari, un étudiant russe naturalisé sans emploi ni ressources,
l’avait caché pendant l’Occupation, l’avait aidé à passer l’agrégation, avait
attendu pour divorcer qu’il soit financièrement tiré d’affaire. Elle s’était
sentie coupable de ce divorce, l’avait cru influencé par sa mère, et avait
ré-épousé ce premier mari, deuxième mariage dont était née Sophie, pour
divorcer à nouveau, persuadée cette fois d’agir en toute autonomie. Puis elle
avait rencontré Armand, qu’elle avait cru pouvoir épouser, et avec lequel
elle avait pensé élever sa fille pas encore née. Elle s’était alors heurtée à
un faisceau de raisons concourant au maintien d’une situation qui ne lui
convenait pas, à elle. En effet, Armand craignait les représailles de son
épouse après un divorce et souhaitait voir grandir ses propres enfants. Il
était atteint d’une maladie de Parkinson et préférait infliger à son épouse,
et non à Claude, une prise en charge qu’il savait longue et pénible, ayant
vu sa propre grand-mère mourir si lentement de cette même maladie.
Étudiante, engagée dans des relations amoureuses exubérantes au
cours de cette parenthèse des années 1970 entre l’invention de la pilule et
l’apparition du sida, Sophie avait avec sa mère des relations tumultueuses
mais, somme toute, assez détendues. Claude avait vécu sa vie de femme
libre confrontée à des difficultés matérielles et sociales que ne rencontrait
plus sa fille. Lorsque Sophie était enfant, les crèches n’existaient pas,
les employées de maison étaient rares. Rose faisait alors ce qu’il fallait
32
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
pour décharger Claude, tout en lui faisant sentir que son ex-mari était
infréquentable et que son amant, bien plus présentable, avait le tort de ne
pas l’épouser – elle finit par l’interdire de séjour dans la maison de famille
où elle vivait avec son mari et leur petite-fille Sophie. Claude cachait sa
vie privée à ses amies, même les plus proches. Elle souffrait de n’avoir
accès ni à une vie de famille normale – jamais un dimanche ni un Noël
passé avec Armand –, ni à une vie sociale classiquement bourgeoise – elle
n’invitait personne et, en retour, n’était invitée par personne, parce qu’elle
ne vivait pas en couple. Certains amis d’Armand vivaient, comme lui, des
vies doubles ; elle les fréquentait avec plaisir, c’étaient des universitaires
bohèmes, mais leurs compagnes non officielles payaient d’une absence
de vie sociale ce qu’ils gagnaient en doublant la leur.
C’est lorsque Claude commença à vieillir – il faut reconnaître qu’elle
resta jeune d’aspect pendant de longues années – que les choses se gâtèrent.
Les premières années de sa retraite, tandis qu’elle souffrait d’arthrose
invalidante de la hanche, Claude surveillait de près la vie amoureuse de
Sophie qui s’éloignait par trop de son milieu social. Ce qui, analysé par un
sociologue, n’est qu’une stratégie matrimoniale, est tissé, pour ceux qui
en sont les sujets, de conflits et de heurts ; il fallut une grande souffrance
affective, du côté de Claude et du côté de Sophie, pour arriver au mariage
finalement homogame de Sophie.
Au-delà du ménage au sens du recensement (habiter sous le même
toit), au-delà de la parentèle comme réseau égocentré de relations de
parenté isolables deux à deux, deux concepts permettent d’analyser des
cas comme celui-là : la maisonnée comme unité de comptes domestiques,
la lignée comme flèche de transmission et d’affiliation. J’abandonne le
terme de famille parce qu’il renvoie à une norme familiale singulière,
la famille nucléaire, et qu’il gêne de ce fait l’analyse des pratiques, des
normes et des sentiments dans leur complexité.
Méthode et concepts
Il existe une grande quantité d’ouvrages et d’articles de sciences sociales
qui traitent des familles contemporaines. En règle générale, on peut les
classer, du moins en France, en deux grandes catégories. Il y a ceux qui
33
INTRODUCTION
décrivent une institution familiale oppressive (« Familles je vous hais »,
écrivions-nous rageusement après 1968 sur nos cahiers d’écoliers), soit pour
les mères (c’est l’opposition classique entre les féministes, qui n’aiment
pas l’image de la mère dévouée, et les familialistes, qui la portent aux
nues), soit pour les plus jeunes, enfants et adolescents (c’est souvent le
point de vue des psychanalystes), soit, plus rarement, pour l’ensemble de
ses membres. Il y a ceux qui décrivent une institution familiale protectrice,
voire libératrice : en faisant écran entre l’individu et la société, elle
permettrait l’épanouissement personnel dans un monde privé où règnent,
en marge de la société capitaliste et de l’emprise de l’État, des valeurs
morales positives, générosité et dévouement, affection désintéressée. Bref,
parmi les spécialistes des sciences sociales comme ailleurs, chacun a une
opinion, positive ou négative, sur la famille.
Les historiens et les anthropologues qui travaillent sur des univers
lointains nous aident à rompre avec ces opinions enracinées dans nos
expériences personnelles. Les statistiques, lorsqu’elles existent, présentent
elles aussi un fort pouvoir de rupture. J’ai mis en œuvre dans ce livre une
technique de rupture complémentaire, moins habituelle et sans doute
plus risquée : une ethnographie sociologique de cas exceptionnels, qui
constituent l’équivalent des expérimentations moralement impossibles
dans les sciences de l’homme. Le sociologue ethnographe rapporte à leurs
conditions sociales et historiques de possibilité les expériences personnelles
de ses enquêtés, dont il écoute les mots, dont il observe les pratiques, dont
il perçoit les sentiments, à l’aune de ses propres expériences qui deviennent,
elles aussi, objet d’analyse. Il effectue sur lui-même un travail jamais
tout à fait terminé. Cherchant à conquérir une neutralité plus grande par
rapport à mon objet, j’ai dû mettre à distance mes propres expériences
en même temps que celles des enquêtés, me libérant ainsi, du moins je
l’espère, de toute approche normative, positive ou négative, de l’institution
familiale. En assumant une subjectivité socialement construite, mise à
l’épreuve des rencontres ethnographiques, j’ai affronté la complexité et la
possible incohérence des sentiments de filiation. Ce faisant, j’ai découvert
l’importance de la parenté quotidienne, condition nécessaire et non suffisante
à l’exercice de la parenté.
34
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
La parenté quotidienne désigne les liens créés par le partage de la
vie quotidienne et de l’économie domestique, dans leurs dimensions
matérielle (corésidence, tâches domestiques) et affective (partage du
travail, soins donnés et reçus), où s’effectue un travail de socialisation,
largement inconscient et involontaire, qu’il s’agisse de socialisation précoce
ou tardive. La parenté quotidienne constitue une dimension aujourd’hui
négligée du lien de filiation au profit de ses deux autres dimensions : le
lien biologique, génétique ou consanguin, transformé par l’évolution des
techniques biomédicales et dans les représentations qui forgent la parenté
pratique ; le lien juridique, qui régit la transmission du nom et des biens,
et qui s’est adapté vaille que vaille depuis trente ans à l’évolution des
mœurs – baisse des mariages et montée des divorces, officialisation du
concubinage, transformation des rapports de force entre hommes et femmes,
transformations des normes sexuelles et des techniques contraceptives
et procréatives. On verra ici que ces trois dimensions de la filiation, le
sang, le nom, le quotidien, ne sont pas nécessairement superposées, ni au
commencement de la vie, au moment de la prise en charge des enfants,
ni à la fin de la vie, au moment de la prise en charge des vieillards ou des
mourants. Lorsque ces trois dimensions sont dissociées, les individus
font la difficile expérience de l’incohérence de la filiation : les mots leur
manquent pour désigner ceux dont ils sont proches, comportements et
sentiments perdent leur évidence, des conceptions différentes de la filiation
s’affrontent. Ils peuvent surmonter cette incohérence à l’aide de récits
de filiation où se forge une illusion identitaire, historiquement fictive
mais psychologiquement efficace. La tâche de l’ethnographe est alors de
réinscrire les pratiques, contre ces récits de filiation, dans des histoires
sociales multidimensionnelles et d’inscrire les relations dans une histoire
interpersonnelle elle-même susceptible de plusieurs interprétations.
Ce livre est donc porté par la tension entre les expériences personnelles
de mes enquêtés, devenus des alliés, à qui j’ai fait relire l’analyse de leur
cas, et la bibliographie abondante, historique, sociologique, démographique,
anthropologique, sur les familles en France au xxe siècle. Si j’emprunte à
l’anthropologie de la parenté mes principaux outils d’analyse (maisonnée,
lignée, parentèle), je ne considère pas la parenté comme un système clos sur
lui-même. Je cherche au contraire à restituer ce qui, dans les expériences
35
INTRODUCTION
sociales nommées ici parenté pratique, pour les distinguer des règles
juridiques et des normes sociales, déborde de toutes parts l’univers réglé,
par la morale familiale et par le droit, des liens de parenté. J’ai cherché
comment s’articulaient les deux actes qui instituent des liens de parenté
(alliance et filiation en tant qu’elles sont reconnues publiquement, à travers
le nom) et un ensemble de faits objectifs – la sexualité dans sa dimension
psychologique, la reproduction dans sa dimension biologique, qui fabriquent
ensemble les liens du sang ; la résidence dans sa dimension économique, la
réputation dans sa dimension sociale, qui fabriquent ensemble les liens du
quotidien. Le sang, le nom, le quotidien : les histoires racontées ici montrent
l’instabilité contemporaine de l’agencement entre ces trois principes de
la parenté pratique, qui renvoient respectivement à la nature, au droit et
à l’économie domestique. L’objectif ultime de ce travail est de montrer
comment la parenté pratique, dans sa triple dimension morale, affective et
matérielle, constitue une instance efficace de socialisation, à différents âges
de la vie ; c’est-à-dire comment elle croise les autres expériences sociales,
scolaires, professionnelles, politiques, et se voit influencée par les positions
sociales des individus qui se reproduisent partiellement grâce à elle.
Huit cas ethnographiques
Aucun objectif de représentativité dans la réunion des cas qui composent
ce livre. J’ai été guidée par la volonté de dénouer des évidences – chacun
sait ce qu’est une mère, un père, et la force des liens de filiation – grâce
à des expériences qui ne sont pas des expériences de pensée, mais des
expériences sociales passées au crible de l’enquête ethnographique. Le
pari ethnographique consiste à prendre l’enquêteur comme outil d’expérience, à le confronter à des enquêtés avec lesquels se fait l’analyse, et à
utiliser cette double auto-analyse comme révélatrice de phénomènes non
pas individuels, ni même intersubjectifs, mais sociaux. Analyser les
personnages, les trajectoires, les situations, dans le détail de leur singularité,
révèle les processus par lesquels cette singularité se construit. L’analyse
ethnographique explique chaque cas singulier comme le croisement de
multiples histoires collectives ; la comparaison des cas permet d’établir
ensuite les domaines de validité de ces histoires collectives et la probabilité
de leur intersection.
36
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
Parce qu’ils sont exceptionnels, les cas ethnographiques – comme
on dit des cas cliniques – qui vont suivre éclairent d’une vive lumière les
conditions de l’exercice ordinaire de la parenté sous son double aspect :
prise en charge des personnes dans des maisonnées et transmission des
biens et des statuts dans des lignées. Ils permettent d’aborder la question
de l’articulation entre prise en charge et transmission, d’abord à partir de
la prise en charge des enfants, vue par les enfants eux-mêmes et par leurs
parents, puis à partir de la prise en charge des vieillards, cette fois vue
seulement par les enfants sauf exception. Ils sont situés historiquement :
ce sont des femmes nées entre 1950 et 1970 qui furent mes principales
interlocutrices, parce qu’elles ont fait l’expérience de la transition entre la
norme de la famille nucléaire, maisonnée durable primant sur les impératifs
de la lignée, et la norme de l’épanouissement individuel dans des liens
électifs.
Dans un premier temps, centré sur la prise en charge des jeunes enfants,
le cas de Bérénice met en évidence les trois dimensions de la filiation,
le sang, le nom, le quotidien (chapitre 1). Deux autres cas de paternité
dissociée complètent et hiérarchisent l’analyse (chapitre 2), puis un cas
de maternité dissociée (chapitre 3) explore les différences entre paternité
et maternité. Ces quatre cas permettent d’étudier séparément chacune des
dimensions de la filiation, le sang, le nom, le quotidien, leur articulation et
leurs effets sur la prise en charge des personnes et sur la transmission des
biens et des statuts. Dans un second temps, centré sur la prise en charge
des vieillards, trois cas de parenté quotidienne sans lien biologique ni
juridique (chapitre 4), puis un cas où la parenté quotidienne se combine
avec les particularités du droit successoral catalan (chapitre 5), mettent
en évidence, par défaut, les ressorts institutionnels et affectifs de la force
combinée du sang et du droit.
Du côté de la paternité, un procès et des conflits infra-judiciaires montrent
la dissociation possible entre paternité par le sang, par le nom et par le
quotidien – qu’il s’agisse de beaux-pères ou de pères nourriciers. À 29 ans,
Bérénice, dotée de trois pères – un père par le nom, un père par le sang,
un père quotidien – a accepté de perdre le procès que lui intente son père
légitime dans le cadre de la loi française de 1972. Poursuivre l’analyse de
la dissociation entre paternité légale, biologique et quotidienne, dans une
37
INTRODUCTION
période de transformation du droit de la filiation, c’était analyser des cas où
un enfant est élevé par un compagnon de sa mère qui n’est pas son père (c’est
le cas de Violette) mais pourrait, sous conditions, le devenir (c’est le cas de
Priscille). Que se passe-t-il lors du passage de la maisonnée – dont fait partie
ce père quotidien – à la lignée – dont il est exclu, ou dont il s’est exclu ? Ces
deux cas de paternité dissociée confirment l’absence de traduction juridique
de la paternité quotidienne, tout autant que le recours croissant du droit et
des mœurs à la dimension biologique de la paternité dans les années 1990.
Du côté de la maternité, jusqu’à quel point la dissociation entre mère
par le sang, mère par le nom, mère par le quotidien est-elle pensable ? Le
cas d’Helena Parva montre les injonctions contradictoires qui pèsent sur
une mère célibataire vivant d’une prestation sociale pour adulte handicapé :
de multiples entraves sont posées, dès avant la naissance de sa première
fille, à son exercice de la maternité ; soupçons d’incapacité et exhortations
à être une bonne mère se conjuguent, dans un univers de l’aide sociale
qui, en remplaçant le père dans sa fonction économique, dénie à la mère
toute autorité parentale. Du côté des mères, comprendre la difficulté à
combiner maternité nourricière (soucis du quotidien) et autorité maternelle
(pouvoir de décision) suppose de revenir sur les rapports de force, à la fois
rapports de classe et rémunération, entre mères nourricières et titulaires de
l’autorité parentale, qui ne penchent pas toujours du même côté. On verra
l’impossibilité dramatique dans laquelle se trouvent certaines femmes,
à l’écart de l’activité professionnelle et seules pour élever leurs enfants,
d’assumer cette charge autour de laquelle, pourtant, elles se sont construites.
Du côté de la pure parenté quotidienne, sans liens officiels, trois
cas observés dans des contextes historiques plus anciens attestent son
existence, sa force et ses limites : née dans des maisonnées en principe
éphémères, elle peut se perpétuer à travers la transmission du lien, parfois
jusqu’à la transmission des biens et des statuts. Enfin, dans un contexte
juridique où prévaut la liberté testamentaire, on peut mettre en évidence
l’articulation entre prise en charge et succession d’une vieille dame riche
et sans enfants, atteinte de troubles de type Alzheimer. Deux de ses nièces,
l’une par le sang, l’autre par une alliance homoconjugale et par l’affection
du quotidien, coopèrent face à une gouvernante indélicate accusée par le
voisinage de dilapider les revenus et de capter l’héritage de la vieille dame.
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REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
La ligne de frontière entre héritiers (intéressés) et serviteurs (rémunérés)
est plus poreuse qu’on ne croirait, et la notion d’aidant naturel, analogue
pour la grande vieillesse de l’idée d’amour maternel pour la prime enfance,
est plus idéologique que descriptive. Par quels processus certain(e)s se
trouvent-ils/elles amené(e)s à assumer au quotidien une responsabilité
à laquelle ils/elles n’ont pas souhaité échapper ? Le chapitre 6 expose
les résultats de recherches récentes sur la prise en charge des personnes
dépendantes en France dans le cadre des politiques de la dépendance mises
en place depuis 2002. La conclusion esquisse une nouvelle modélisation
des groupes et des réseaux de parenté, qui conteste le postulat individualiste
des sciences de l’homme les plus promptes à la modélisation, science
économique et psychologie expérimentale.
En cherchant à comprendre l’expérience de la dissociation entre ces
trois dimensions de la parenté que sont le sang, le nom, le quotidien, dans
une génération charnière née avant la loi de 1972, je ne me souciais pas
de découvrir des cas romanesques, témoins des diverses pathologies de
la filiation ou de son avenir hypothétique. Je me souciais de dévoiler la
complexité des sentiments de parenté. Les trois dimensions dissociées dans
ces cas extraordinaires se combinent dans les cas ordinaires pour renforcer
des liens dont l’apparente simplicité repose en fait sur l’empilement de
trois dimensions liées l’une au cadre juridique, l’autre à l’idéologie du
sang et la dernière au partage du quotidien, faites chacune d’obligations
morales, de sentiments et de calculs. C’est parce qu’ils sont exceptionnels
que les cas qui composent ce livre permettent de mesurer l’écart entre
comportements prescrits et pratiques effectives, plus précisément entre
les comportements acceptables légalement, les comportements légitimes,
auxquels les particuliers attribuent la force du droit, les comportements
moralement justifiables, dans le cadre de relations de parenté, et les
comportements observés. C’est parce qu’il s’agit de cas où sont dissociés
obligation morale, attachement quotidien et parenté élective que ces histoires
extraordinaires permettent d’analyser ce qui fait la force des sentiments
de parenté lorsque ces trois dimensions s’y superposent.
Je souhaite soumettre le lecteur à la même expérience intellectuelle,
en lui livrant ces cas à la fois comme des histoires intelligibles pour ellesmêmes et comme des pistes d’analyse de portée plus générale.
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