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Introduction
Reproduction biologique, parenté
et reproduction sociale
L’anthropologie contemporaine repose sur deux constats empiriques
connus depuis la fin du
xix
e siècle : l’unité de l’espèce humaine, qui
a permis le développement de l’anthropologie physique ; la diversité des
différentes cultures, qui est l’objet de l’anthropologie sociale et culturelle 1.
La reproduction est un phénomène biologique universel à l’échelle de
l’espèce humaine, la parenté est un système social de représentations, de
sentiments et de pratiques, fortement normatif, propre à chaque culture
et susceptible de transformations, qui fut l’un des premiers objets de
l’anthropologie sociale dans les années 1870. Les liens entre la repro-
duction humaine et les différents systèmes de parenté font toujours débat.
Peut-on parler d’invariants anthropologiques en matière de parenté, comme
l’ont fait Claude Lévi-Strauss pour l’interdit de l’inceste 2 puis Françoise
Héritier pour la valence différentielle des sexes 3 ? Les ethno-savoirs de la
reproduction biologique fondent-ils systématiquement les représentations
de la parenté, comme le croyait Malinowski 4 ? Ou bien faut-il analyser le
jeu stratégique des individus et des groupes sociaux avec les contraintes
biologiques et sociales, ces contraintes variant selon les contextes histo-
riques et le sens du jeu étant inégalement réparti dans la société, comme
l’a proposé Pierre Bourdieu dans le cadre d’une théorie générale de la
reproduction sociale 5 ?
L’anthropologie culturelle américaine postmoderne, peu connue
en France, a montré avec David Schneider dès 1968 l’importance de
la « nature » dans les représentations américaines de la parenté
6
puis
l’importance de ces représentations dans les modèles scientifiques de
la parenté en anthropologie
7
et de la reproduction en biologie, avec les
travaux de l’anthropologie féministe, notamment ceux d’Emily Martin 8.
6
INTRODUCTION
Les évolutions contemporaines des sociétés occidentales représentent
un magnifique laboratoire pour reprendre le débat, pour peu qu’on les
étudie avec la précision et la rigueur de la méthode ethnographique qui s’est
diffusée dans l’ensemble des sciences sociales depuis les années 1980
9.
C’est l’ambition de cet ouvrage. L’évolution des mœurs, du droit et des
technologies de la reproduction a-t-elle conduit à dissocier davantage la
reproduction biologique, qui apparaît comme de plus en plus maîtrisée,
et le système de parenté qui se serait autonomisé des contraintes et des
ressources biologiques ? A-t-elle au contraire renforcé le lien entre les deux ?
Les années 1980-2010 ont connu plusieurs bouleversements importants
de ce point de vue. Le développement des savoirs sur le génome humain
d’une part, l’amélioration des techniques de procréation médicalement
assistée d’autre part, ont transformé les représentations et les pratiques
de la parenté, puis ont été diversement saisis par les systèmes juridiques
nationaux. À partir de 1987, la diffusion de tests sanguins qui permettent
de décrire avec précision la proximité génétique de deux individus (grâce à
l’étude de leur ADN) a renforcé la représentation biologique de la parenté.
Parallèlement, les progrès de la médecine procréative depuis les années
1980 ont dédoublé la représentation biologique de la maternité entre
reproduction génétique et gestation. En 1993, un jugement de la cour
suprême de Californie, dans l’affaire Johnson contre Calvert, a considéré que
la gestatrice n’était pas la « mère naturelle » de l’enfant, donnant d’ailleurs
la priorité moins à la génétique qu’à l’intention de procréer et transformant
ainsi radicalement le concept de « nature ». En 2002, l’Inde a autorisé la
gestation pour autrui, ouvrant la porte à une industrie médicale tournée
en partie vers l’exportation. En France, les premières lois de bioéthique
de 1994 ont réaffirmé l’indisponibilité du corps humain et le Code civil
considère, pour ce motif, toute « convention portant sur la procréation ou
la gestation pour le compte d’autrui » comme nulle 10. En 2002, la notion de
« personne de confiance » fait une entrée discrète dans le Code de la santé
publique grâce à la loi sur les droits des patients hospitalisés. Cette notion
introduit dans les relations avec les administrations et le corps médical la
dimension quotidienne de la parenté (notamment le concubinage, y compris
entre deux personnes de même sexe). Toujours en France, les débats sur
le pacs en 1998 puis sur le mariage pour tous en 2013 s’inscrivent dans
7
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
un renouveau des représentations de la parenté, masqué par des conflits
idéologiques parfois confus.
Le cœur de cet ouvrage, rédigé en 2004-2005 à partir d’enquêtes
réalisées entre 1985 et 2005, explore des cas de dissociation entre
trois dimensions de la parenté, le sang
11 (qui renvoie à la reproduction
biologique), le nom (qui renvoie à l’institution juridique de la parenté)
et le quotidien (qui renvoie au soin de longue durée). Il porte la trace de
cette période où les progrès de la biomédecine avaient renforcé le poids
de la biologie dans les représentations de la parenté. L’introduction, le
chapitre 6 et la conclusion, rédigés en 2013, prennent la mesure d’une
nouvelle reconnaissance de la parenté quotidienne.
la parenté quotidienne, une dimension oubliée de la parenté
À la différence des analyses structurales des systèmes de parenté, dont
l’héritage reste important en France autour de l’anthropologie néoclassique
12
et de certains courants psychanalytiques, l’analyse ethnographique de la
parenté mise en œuvre ici pour proposer une modélisation alternative est
fondée non pas sur une cohérence locale puis universelle des systèmes de
parenté, mais sur des études de cas qui permettent de comprendre les expé-
riences individuelles en portant attention à leurs cadres socio-historiques,
locaux, nationaux ou internationaux. Aussi est-ce à partir de cas que nous
réfléchirons sur le poids des terminologies de parenté (termes d’adresse
et termes de référence, autrement dit les mots utilisés par les indigènes 13
pour s’adresser à leurs parents d’une part, se référer à eux d’autre part),
des règles d’alliance (règles positives qui désignent les partenaires
préférentiels, règles négatives qui désignent les partenaires à éviter, dont
la plus connue est l’interdit de l’inceste), des normes de comportement
et des affects 14 (qui vont de l’évitement et du respect à la plaisanterie 15).
Trois ensembles d’arguments seront mobilisés pour comprendre la place
des représentations biologiques et du droit dans la parenté d’aujourd’hui.
Nous resterons principalement dans le cadre du droit français, puisque le
droit reste au moins partiellement un droit national, sans nous interdire
quelques excursions hors des limites nationales. Même si les pratiques et
les représentations de la parenté ne se réduisent pas aux règles de droit
8
INTRODUCTION
qui régissent les relations de parenté, elles y sont intimement liées : que
les individus concernés connaissent ou non ces règles de droit, ils y sont
parfois confrontés et apprennent alors à dire leurs pratiques dans le langage
du droit.
Premier argument : la place du droit dans l’établissement de la
filiation. Contrairement à ce qu’affirme David Schneider pour qui la
filiation occidentale renverrait à la seule nature, et l’intervention du droit
serait réduite aux seules parentés par alliance, on verra que la filiation
est de part en part construite par le droit. L’étude du droit de la filiation
en France, avant et après la loi du 3 janvier 1972 16, montre que l’État est
présent dans l’établissement de la filiation et ne s’incline pas forcément
devant la nature. Cette étude sera menée dans les trois premiers chapitres
de cet ouvrage.
Deuxième argument : la force de la parenté quotidienne. Nos enquêtes
ethnographiques ont mis en évidence une troisième dimension de la parenté,
que nous nommerons la parenté quotidienne 17, distincte des dimensions
de la parenté by nature et de la parenté in law révélées par Schneider. La
parenté quotidienne n’est qu’un des aspects de la parenté pratique. Elle a
comme principale caractéristique de transcender la distinction entre filiation
et alliance, puisque le partage du quotidien crée une parenté qui ne relève
ni de la filiation ni de l’alliance, mais de l’aide sans contrepartie, de la
poursuite d’une cause commune et de la mutualisation des ressources
18,
et qui peut éventuellement mais non nécessairement se couler dans des
relations de filiation ou d’alliance. La parenté quotidienne ne peut être
saisie que dans les situations où le travail domestique permet la survie
du groupe de résidence ou maisonnée, notamment la prise en charge
d’une personne incapable de survivre seule, nourrisson, malade chronique,
personne handicapée, personne âgée dépendante. Ce sont ces situations
qui font l’objet des trois derniers chapitres de ce livre.
Troisième argument : la place de la biologie dans l’histoire récente
des représentations de la filiation. Les représentations de la paternité
d’abord, de la maternité ensuite, ont considérablement évolué en France
à la fin du
xx
e siècle, conduisant dans certains cas à renforcer la place de
la biologie, dans d’autres à la réduire ou à la contester.
9
REPRODUCTION BIOLOGIQUE, PARENTÉ ET REPRODUCTION SOCIALE
•  La liation paternelle, loin de se réduire à sa dimension biologique, 
repose dans le Code civil, avant et après 1972, sur une superposition
variable historiquement de la nature, du droit et du quotidien. Du côté
de la nature, la présomption de paternité inscrite dès l’origine dans
le Code civil restait impossible à vérifier par une preuve biologique
jusque dans les années 1990. On assiste alors, sinon à un renforcement
du poids de la reproduction dans la filiation paternelle, du moins à une
confrontation possible entre filiation paternelle (légitime et naturelle)
et reproduction biologique. Du côté du droit, la transmission du nom
patronymique reste assurée par le mariage ou par la reconnaissance de
paternité hors mariage. Mais ni la paternité biologique ni la paternité
juridique ne peuvent se passer, pour être pleinement reconnues comme
paternité, de la construction des liens du quotidien.
•  La liation maternelle, elle, a longtemps semblé plus proche des 
représentations de la nature biologique : la mère n’est-elle pas, dans
le Code civil, celle que « démontre » l’accouchement ? Mais la récente
maîtrise médicale de la reproduction féminine a changé la donne.
La grossesse et l’accouchement, bien étudiés dans leur relation avec
le pouvoir médical
19
, relèvent-ils de la nature ou du quotidien ?
La question peut aujourd’hui être posée parce que la reproduction
biologique est désormais elle-même dissociée en deux : ce qui relève
d’une représentation génétique de la nature (portée par le gamète) et ce
qui relève d’une représentation corporelle de la nature (présente dans la
gestation). La gestation pour autrui n’est pas une nouveauté : l’adoption
à la naissance tout comme, dans le droit français, l’accouchement
sous X témoignent de son ancienneté. La nouveauté réside dans la
capacité d’un parent génétique (père ou mère) à disqualifier la mère
gestatrice non pas au nom du droit (ce que faisaient l’adoption plénière
et l’accouchement sous X) mais au nom même de la nature. Et c’est
parce que la parentalité génétique conteste à la maternité corporelle
le monopole de la légitimité biologique, qu’elle peut la renvoyer
dans l’univers de la non parenté ou plus exactement de la parenté non
légitime. Si la représentation biologique de la maternité sort affaiblie
de la soudaine prise de conscience de sa duplicité (gamète ou ventre),
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