philosophie des lumières et lumière de la philocalie. raison

PHILOSOPHIE DES LUMIÈRES ET LUMIÈRE DE
LA PHILOCALIE. RAISON AUTOSUFFISANTE ET
RAISON ORANTE AU XVIIIE SIÈCLE
Métropolite Daniel Ciobotea,
Iassy, Roumanie
Introduction
Dans son introduction à la Philocalie française de 1995, Oliver
Clément précise: „La Philocalie fut publiée en grec, à Venise, en 1782, le
livre chrétien ne pouvant guère s’imprimer dans l’Empire ottoman. Sa
rédaction est liée à un renouveau spirituel qui se produisait alors dans le
monde hellénique et en Moldavie, et se fondait sur la reprise de
conscience de la théologie, de la spiritualité et de la vie sacramentelle
orthodoxes”1. Ensuite, O. Clément situe la publication de la Philocalie par
rapport à un autre mouvement, un mouvement philosophique et
idéologique nouveau: l’esprit des Lumières: „Les maîtres de l’œuvre de la
Philocalie, inquiets de l’emprise croissante de l’Aufklärung sur les Grecs
cultivés, ont voulu opposer à l’Encyclopédie française des lumières” une sorte
d’encyclopédie de la lumière incréée2.
Pour mieux comprendre la démarche pastorale et missionnaire des
maîtres de la Philocalie, c’est-à-dire de Saint Nicodème du Mont Athos,
l’Agiorite, et de Macaire de Corinthe, qui ont recueilli et publié cette
anthologie des écrits spirituels et théologiques fondamentaux des Pères du
désert et des Pères de l’Église, il est nécessaire de présenter d’abord
l’attitude des représentants du rationalisme des Lumières envers la foi
chrétienne et ensuite le statut de la raison ou de l’intelligence humaine
dans la spiritualité hésychaste ou philocalique.
1 Philocalie des Pères Neptiques, introduction par Olivier Clément, notices et
traduction par Jacques Touraille, Desclée de Brouwer, J-C Lattès, Paris, tome premier,
1995, p. 7.
2 Philocalie des Pères Neptiques, p. 8.
Métropolite Daniel Ciobotea
16
I. La raison humaine – unique mesure de la connaissance
L’attitude des philosophes du siècle des Lumières face à la religion
au XVIIIe siècle a été une aversion commune pour la „superstition”
considérée comme tout ce qui n’est pas compréhensible par la raison.
Donc les dogmes étaient des superstitions, le culte était de la superstition,
les rites, aussi, des superstitions, parce qu’ils n’ont pas une pertinence
raisonnable. Le plus essentiel de la révélation chrétienne ne peut être
différent en nature de l’universel, que la raison expérimente en elle-même.
Donc, il y une réduction de la révélation à ce que peut comprendre
la raison. Ce christianisme sans mystère est dit raisonnable et synonyme de
la religion naturelle. Dans son Dictionnaire philosophique (1764), Voltaire
écrivait au sujet de la superstition: „presque tout ce qui va au-delà de
l’adoration d’un être suprême et la soumission du cœur à ses ordres éternels est
superstition” (article superstition dans Dictionnaire philosophique). Ainsi, tout
ce que ne peut pas être compris par la raison c’est de la superstition.
Voltaire disait: „J’adore Dieu. J’aime mes amis, je ne haïs pas mes ennemis,
mais je déteste la superstition3. Les auteurs de l’Encyclopédie (17 volumes
publiés entre 1751 et 1765, ensuite complétés jusqu’en 1782) comme
Denis Diderot, Jean d’Alembert, Voltaire, Montesquieu, Rousseau,
Condorcet et d’autres ont réduit la religion révélée à quelques vérités à
croire, un petit nombre des percepts à pratiquer. Pour d’Alembert: La
théologie révélée n’est autre chose que la raison appliquée au fait révélé.
Dans l’article christianisme de son Dictionnaire philosophique, Voltaire écrit:
Il (Jésus) ne parla point de sacrement. Il n’institua point la hiérarchie
ecclésiastique de son vivant. Il cacha à ses contemporains qu’Il était fils de Dieu,
éternellement engendré, consubstantiel à Dieu et que le Saint Esprit procédait
du Père et du Fils. Il ne dit point que Sa Personne était composée de deux
natures, de deux volontés”.
En conclusion, tout ce qui n’était pas conforme à la raison éclairée
des philosophes des Lumières, n’était pas digne de foi. Autres philosophes
des Lumières eu opposition radicale avec la foi et la morale chrétienne
étaient surtout Julien Offroy de la Mettrie (1709-1751), dans ses œuvres
3 Cf. Norman Devies, A History of Europe, Oxford University Press, Oxford and
New York, 1996, p. 606.
PHILOSOPHIE DES LUMIÈRES...
17
L’Homme machine (1748) et Discours sur le bonheur (1750), Claude-Adrien
Helvétius (1715-1771), dans son œuvre De l’Espirit (1754) et Paul-Henri
Thiry, baron d’Holbach (1723-1789), dans ses œuvres Le christianisme
dévoilé (1761) et Système de la nature (1770)4. Cette religion raisonnable,
sans dogmes et sans rites préconisée par les philosophes des Lumières était
le déisme, selon lequel Dieu existe, Il a créé le monde, mais Il n’est pas
présent dans le monde, Il n’intervient pas dans l’histoire. Donc, pas de
Providence, pas de miracle, pas de révélation. Le déisme est fondé sur la
libre pensée individuelle et se dit au service de la raison humaine
universelle. Il marque le début du sécularisme moderne dans toute
l’Europe5. C’est une sorte de religion minimale qui servait aussi comme arme
idéologique pour lutter contre la féodalité, contre le clergé et contre le pouvoir
monarchique royal, mais aussi pour se situer au-dessus des controverses
religieuses dans la société.
On a bien remarqué que toute la philosophie ou plutôt l’idéologie
des Lumières, même de point de vue théologique, était une arme
idéologique du pouvoir. La bourgeoisie individualiste du début du (XVIIIe)
siècle avait besoin de cette arme (la philosophie) pour démystifier les obstacles
idéologiques, politiques ou religieux qui se dressaient devant elle6. On peut
donc conclure que la philosophie des Lumières a essaié à promouvoir une
rationalisation du mystère de la foi, réduction fondée sur le progrès des
sciences de la nature, avec une fin précise, celle d’une idéologie de
pouvoir dans la société. L’Église était un obstacle à la philosophie des
Lumières surtout à cause de sa base transcendente et surnaturelle qui
place la foi et la révélation au-dessus de la raison humaine. Dans
L’Éncyclopedie française, l’article le philosophe contient cette sentence
révélatrice : La raison est pour la philosophie ce que la grâce est pour les
chrétiens7. On voit donc dans cette expression une totale séparation entre
4 Voir l’article Enlightenment, dans The Encyclopedia of Philosophy, editor-in-chief
Mircea Eliade, New York, 1995, vol. 5, p. 111.
5 Voir l’article Deism, in Encyclopedia of Philosophy, vol. 1-2, p. 326-336.
6 Voir l’article Lumières (esprit des), dans Encyclopédie française, Librairie Larousse,
Paris, 1974, vol. 12, p. 7365.
7 Voir l’article Enlightenment, The, dans The Encyclopedia of Philosophy, Collier –
MacMillan, New York, London, vol. 1-2, 1972, p. 520.
Métropolite Daniel Ciobotea
18
la raison humaine qui se suffit à elle-même et la grâce divine. Dans l’esprit
des Lumières la foi en Dieu a été remplacée par la foi dans la raison
humaine autonome à tel point qu’en 1794 Robespierre a institué le culte de
la Raison à la place du culte chrétien8. Pendant leur effort pour le progrès
scientifique et culturel, les philosophes des Lumières n’ont pas réussi à
distinguer entre l’essence de la religion et certaines déviations du
phénomène religieux. Ainsi ils ont réduit la religion à la superstition et
ont remplacé la foi chrétienne par la raison humaine considérée la mesure
complète et exclusive de la connaissance9. Même un philosophe comme
Immanuel Kant qui était favorable à la religion ne pouvait pas accepter
qu’une Religion dans les limites de la raison, titre significatif d’un de ses
livres, paru en 1793, quand dans le monastère roumain de Neamt, Saint
Païsie avait fini la traduction de la Philocalie du grec en slavon, pour
paraître à Moscou l’année suivante (1794). Face à la critique des
Lumières, l’Église et la théologie ont developpé des nouvelles méthodes
d’éducation, de pastorale et de mission qui ont plus ou moins réussi à
garder la credibilité du christianisme. En tout cas, l’héritage de l’idéologie
des Lumières est encore présent comme un germe de la sécularisation dans
toute la culture européenne actuelle.
II. Le statut de la raison dans la Philocalie
La Philocalie signifie amour de la beauté, devenu dans la spiritualité
chrétienne amour du Christ et de Sa lumière incréée, de Sa gloire
indicible. Dans l’antiquité, philocalia voulait dire amour de la beauté
esthétique, cosmique et morale en général. Mais, dans la spiritualité
chrétienne, la vraie beauté c’est la gloire de Dieu. Il est intéressant de voir
que dans toute cette Philocalie de la spiritualité chrétienne ascétique,
l’amour de la beauté n’a rien à voir avec la beauté physique, esthétique ou
artistique. Par contre, elle vise la beauté intérieure, spirituelle, la lumière
incréée et éternelle de Dieu, communiée aux hommes de la foi dans la
prière intense et constante. Donc on peut dire que la Philocalie c’est
l’amour de la beauté spirituelle impérissable, qui ne passe jamais, car elle
8 Encyclopedia of Philosophy, p. 520 et 522.
9 Voir l’article Enlightenment, Philosophy of, dans New Catholic Encyclopedia, second
edition, Thomson and Gale, USA, 2003, vol. 5, p. 261 et 263.
PHILOSOPHIE DES LUMIÈRES...
19
rayonne du Dieu Lui-même. „La Philocalie évangélique”, dit Jacques
Tourraille, traducteur de la Philocalie en français, „indique les modalités, les
causes et les effets d’une expérience de l’intériorité abyssale, à même la vie, là où
s’ouvrent la ténèbre et le silence qui séparent et unissent le crée et l’incréé, les
semailles et la moisson, l’origine et la fin du possible. Rien d’autre ici qu’une
ouverture infinie10.
À la différence de l’esprit des Lumières, où la raison humaine est
autosuffisante sans communion avec Dieu, la Philocalie nous présente la
raison humaine comme image de la Raison divine et comme chemin vers
la communion avec Dieu, car l’homme a été créé à l’image de la divine
Raison (Logos). En grec logos veut dire parole, mais aussi raison. Toutes
les personnes humaines sont créées à l’image du Dieu personnel et, par
conséquent, ils sont raisonnables, intelligentes, créatives, capables de
communication et de communion avec Dieu. L’image de Dieu dans
l’homme se réfère surtout à sa qualité d’être personne intelligente et
aimante. Cependant, si tous les êtres humains sont créés à l’image, à la
ressemblance avec Dieu l’homme ne parvient que par sa communion
vivante, libre et constante avec Dieu. En d’autres termes, la ressemblance
de l’homme à Dieu se réalise par la présence de Dieu dans l’homme, par la
grâce divine invoquée par l’homme. C’est pourquoi la sainteté est considérée
comme étant ressemblance de l’homme à Dieu et accomplissement de la
raison humaine dans sa communion avec la Raison divine. Dans
l’iconographie orthodoxe le nimbe, la lumière autour de la tête, signifie
que l’homme est parvenu à la ressemblance avec Dieu, à la transparence
de Sa présence, grâce à la communion avec Dieu. Ainsi la saintété est un
processus dynamique d’approfondissement de la relation de l’homme avec
Dieu comme le dit Le Deuxième Épître de Saint Paul aux Corinthiens,
chapitre 3, verset 18: “en regardant la gloire de Dieu, nous passons de gloire
en gloire”, c’est-à-dire, une participation de l’homme à la sainteté de Dieu
communiquée à l’être humain. Unie à Dieu, la raison humaine s’éclaire et
s’élève à des niveaux supérieurs de connaissance dont le degrès le plus
haut c’est la connaissance-mutation au delà des creatures limitées. Ainsi la
10 Jacques Tourailles, Postface de la Philocalie des Pères Neptiques, tome 2, Paris,
1995, p. 837.
1 / 20 100%

philosophie des lumières et lumière de la philocalie. raison

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !