Logique de la forme dans l`esthétique de Hegel Paru dans la Revue

Logique de la forme dans l’esthétique de Hegel
Paru dans la Revue internationale de philosophie, 2002, vol. 56, p. 431-442.
L’esthétique hégélienne est souvent présentée comme une théorie de l’adéquation entre un
contenu, une idée, et sa forme ou son expression sensible. Hegel ne nous dit-il pas que l’idéal
de l’art est de « manifester, sous une forme sensible et adéquate, le contenu qui constitue le
fond des choses »1 ? Ce rapport d’adéquation peut naturellement être plus ou moins exact,
fidèle. D’où les trois grandes formes générales d’art : symbolique lorsque la manifestation
sensible est encore trop indéterminée, démesurée par rapport au contenu ; classique
lorsqu’elle atteint la mesure, l’équilibre relativement à ce contenu ; romantique lorsqu’elle est
elle-même débordée, dépassée par une idée devenue trop riche pour elle. Ainsi l’histoire et
l’analyse de l’art se réduiraient au développement des « différents rapports entre forme et
contenu »2, développement qui tournerait finalement, au stade romantique, à l’avantage du
contenu, c’est-à-dire à l’inéluctable « mort de l'art » et à l’avènement de la religion, seule
capable désormais de représenter le nouveau contenu empreint de spiritualité.
Mais d’un autre côté, Hegel insiste sur le fait que chaque œuvre d’art, de quelque époque
qu’elle soit, à quelque forme d’art qu’elle appartienne, est en mesure tout à la fois de réaliser
l’idéal de l’art, et de concentrer la totalité de ses diverses formes ; symbolique, classique et
romantique3. S’il en va ainsi, chaque œuvre peut devenir « le centre du monde artistique tout
entier, considéré comme forme [Gestalt] autonome, libre, divine, comme une région qui s’est
1 Hegel, Esthétique, trad. de C. Bénard revue et complétée par B. Timmermans et P. Zaccaria, Le Livre de
Poche, Paris, 1997, vol. I-II (désormais cité en abrégé : E), I, p. 748. Cette édition traduit le texte établi par H. G.
Hotho, Vorlesungen über die Esthetik, vol. I-II-III, repris dans la Sämtliche Werke, éd. H. Glockner, Frommann
Verlag, Stuttgart – Bad Cannstatt, 1964, vol. 12, 13, 14 (désormais cité en abrégé : H), II, p. 240. Les notions de
« forme » et « contenu » sont rendues par divers termes dans les Leçons d’esthétique : Form et Inhalt, Gestalt et
Bedeutung, voire même sinnlicher Gegenwart et Gehalt, comme c’est le cas dans le passage cité ci-dessus. La
plupart des commentateurs s’accordent cependant pour considérer que ce flottement terminologique ne joue pas
un rôle majeur dans l’Esthétique. Lorsque le contexte le justifiera, je préciserai bien entendu le terme allemand
utilisé.
2 E I 136 ; H I 114.
3 E I 143-144 ; H I 122-123.
1
complètement appropriée l’extériorité de la forme [Form] et de la matière, et ne la porte en
elle que comme manifestation d’elle-même »4.
Dans cette perspective, je voudrais insister ici sur le rôle de contrepoids que joue la forme par
rapport au contenu dans l’esthétique de Hegel. Déjà la Phénoménologie de l’esprit écrivait
que « l’art absolu… est le côté de la forme pure »5. Mais pour comprendre cette formule, pour
éclairer ses enjeux, il faut passer par la Science de la logique. Je ne prétends pas, en insistant
ainsi sur le rôle logique de la forme, proposer de l’esthétique hégélienne une lecture froide ou
abstraite. J’ai déjà remarqué ailleurs6 que donner forme à un contenu, particulièrement en art,
revient chez Hegel à lui donner chair et vie, à l’exprimer d’une façon qui parle à nos
inclinations et à nos émotions. Mais en même temps, cette propension de toute forme à se
déterminer sensiblement s’accompagne d’une tendance de la forme à gagner son autonomie, à
exister indépendamment des divers contenus qui pourraient se déposer en elle. Il y a comme
une ambivalence dans la notion de forme : d’un côté, expression précise, déterminée,
enracinée dans le sensible et l’émotion, de l’autre côté, configuration générale, indifférente
aux contenus qui pourraient la visiter. D’une certaine façon ce mélange de détermination
sensible et d’indifférence ou de désintéressement signe aussi bien l’ambivalence de l’art en
général : toujours en prise avec un objet précis, mais sans chercher à en faire un usage précis.
Travaillant un matériau singulier, mais sans poursuivre aucun but, aucune raison étrangère à
ce travail. Captivé par le sensible et l’émotion, mais n’obéissant à aucun autre intérêt que
celui-là. La forme n’a donc certes pas qu’une signification logique, froide, abstraite,
puisqu’elle est fondamentalement liée à la détermination sensible. Mais elle n’est pas non plus
étrangère au mouvement logique de persistance d’une certaine « structure », à la tendance de
l’art à se rendre autonome par rapport à la multiplicité des contenus qu’il est censé
« exprimer ». L’analyse du statut logique de la forme devrait ainsi nous aider à comprendre en
quoi cette persistance, cette résistance de la forme face au contenu permet en définitive à l’art
de survivre à l’avènement de la religion et de la philosophie. L’enjeu n’est donc pas purement
logique ou abstrait. Il s’agit rien moins que d’éclairer les raisons pour lesquelles l’esthétique
hégélienne n’est pas un simple cheminement vers la mort annoncée de l’art, n’est pas un
simple passage vers la religion et le concept, mais est aussi la réalisation à part entière de
« l’esprit absolu ». Et si cet « esprit absolu » vit encore dans l’esthétique actuelle, si la logique
4 E I 144 ; H I 123. C’est moi qui souligne.
5 La phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hyppolite, Aubier, Paris, 1941, II, pp. 225-226 (désormais cité en
abrégé : P).
6 B. Timmermans, « L’esthétique ou l’entêtement du sentiment », préface à E I, 5-43.
2
de la forme assure bien la pérennité de l’art, il faudra alors nous demander comment se
manifeste cette logique dans les réflexions contemporaines sur le statut de l’œuvre. « L’art se
trouve dans le même domaine que la religion et la philosophie »7, déclarait Hegel ; « il n’en
diffère que par la forme » ajoutait Stanislas Jankélévitch en traduisant ce même passage8.
Mais quel rôle joue donc la forme pour élever ainsi l’art au même rang que la religion et la
philosophie ?
1. Forme symbolique
L’histoire « des rapports entre forme et contenu » dans l’esthétique hégélienne ne se réduit
pas au résumé schématique qui en a été donné plus haut : effort pour réaliser l’unité au stade
symbolique, réalisation de cet effort au stade classique, puis nouvel effort au stade
romantique, qui cette fois n’aboutira que dans la religion. Si on analyse plus finement le
rapport du contenu à la forme, on se rend compte que le moment symbolique n’est pas
seulement un état d’inadéquation, mais la succession de deux moments distincts : à l’unité
première de la forme et du contenu succède, dans un second temps, la prise de conscience de
leur disproportion et de leur séparation.
Ainsi la lumière, le soleil, les étoiles, étaient au départ regardés comme l’absolu lui-même. Il
y avait une « unité immédiate », « énigmatique », « indivise »9, entre ces formes sensibles et
le contenu qu’elles signifient. Les leçons d’esthétique nomment cette première étape la
symbolique irréfléchie. S’il fallait lui trouver un équivalent dans la Science de la logique, on
pourrait bien sûr évoquer plusieurs passages, à commencer par ceux qui insistent sur l’intime
liaison entre l’être-en-soi et l’être-pour-autre-chose. Mais cette unité première d’un principe
en quelque sorte intérieur avec son enveloppe extérieure atteint son plus haut degré
d’élaboration à la fin du développement sur le phénomène (Erscheinung), dans la relation
essentielle entre l’intérieur et l’extérieur : unis au départ dans une seule et même identité,
l’intérieur et l’extérieur ne sont « pas seulement égaux l’un à l’autre, écrit Hegel, ils ne
forment qu’une seule et même chose »10. Comment évolue alors cette unité indifférenciée ?
7 E I 158 ; H I 139.
8 Hegel, Esthétique, trad. S. Jankélévitch, Flammarion, Paris, rééd. 1979, I, p. 143.
9 E I 426, 419 ; H I 434, 426.
10 Hegel, Science de la logique, trad. S. Jankélévitch, Aubier, Paris, 1947 (désormais cité en abrégé : L), II, p.
175, trad. modifiée.
3
Si l’on revient à l’esthétique, on constate que s’ensuit assez rapidement une tension, un effort,
pour retrouver la même unité première de la forme et du contenu dans telle manifestation
extérieure particulière : la course du soleil, la vie des plantes, les âges de la vie humaine ne
manifestent-ils pas une « véritable affinité » avec la vie de l’esprit11 ? Pourquoi, dans ces
conditions, n’y aurait-il pas encore d’autres formes riches de sens, et d’autres significations à
mettre en forme ? C’est de ce double effort, de la signification pour se rendre sensible, et de la
forme pour s’expliquer, qu’est né, dit Hegel, notre « penchant extraordinaire pour l’art »12.
Bien entendu un tel effort n’ira pas sans désillusions. La symbolique du sublime découvrira
vite la disproportion entre forme et contenu, par exemple dans la poésie sacrée du peuple juif,
qui renonce à toute image visible de Dieu . De même la symbolique réfléchie, ou « forme
comparative de l’art »13, séparera expressément la signification, de la forme sensible utilisée
pour la représenter14. Ici encore, cette deuxième étape de l’histoire des rapports entre contenu
et forme trouve son correspondant logique dans la dialectique des rapports entre l’intérieur et
l’extérieur : après avoir été unis indistinctement, ceux-ci s’opposent maintenant abstraitement.
Ils continuent certes de se renvoyer l’un à l’autre15, mais cette fois parce que chacun est
l’opposé de l’autre. Comment, alors, passer à l’unification réelle, à la mise en rapport
adéquate de la forme et du contenu ?
2. Forme classique
On connaît la réponse apportée par l’art : c’est la forme classique grecque, et plus
particulièrement la figure humaine sculptée, qui a atteint « cet heureux accord entre la forme
et le contenu ». Avec ces œuvres, l’art a atteint « son plus haut point de perfection »16, « rien
de plus beau ne s’est vu et ne se verra »17. Notons bien que cette adéquation classique entre
forme et contenu n’est pas une simple correspondance entre deux éléments extérieurs l’un à
l’autre : « la convenance du concept et de la réalité dans l’art classique ne doit pas être prise
dans le sens simplement formel de l’accord d’un contenu avec sa forme extérieure… Au
contraire, la particularité du contenu dans la forme classique réside dans le fait qu’il… doit
lui-même avoir inventé [sa] forme… La forme [Gestalt ] est ainsi purifiée [gereinigt] et peut
11 E I, 456 ; H I 467.
12 E I 457 ; H I 468.
13 E I 541 ; H I 563.
14 E I 487 ; H I 503.
15 L II 176.
16 E I 645 ; H II 121.
17 E I 646 ; H II 121.
4
exprimer en elle-même le contenu auquel elle est conforme »18. Comment traduire sur le plan
logique cette « harmonie intime » entre forme et contenu ? Comment exprimer cette « forme
purifiée » caractéristique du moment classique ? La dialectique entre l’intérieur et l’extérieur
que nous avons suivie jusqu’ici apporte encore une fois un élément de réponse en précisant ce
qu’il faut entendre par forme pure: « La transformation directe de la différence [entre
extérieur et intérieur] en son contraire [est la] forme pure [reine Form]… On peut dire encore
que le contenu est la forme même, pour autant qu’elle s’affirme comme diversité, devenant
extériorité par un de ses côtés, mais immédiateté réfléchie, ou intériorité, par l’autre »19.
Autrement dit, la forme pure est tout simplement la forme qui s’identifie entièrement avec le
contenu. Hegel écrit, de façon encore plus lapidaire, qu’il y a forme pure lorsque, « ce qu’une
chose est, elle l’est entièrement dans son extériorité »20.
Sous ce point de vue l’apogée de l’art, son moment classique, correspond donc dans la
logique au moment dit de la « forme pure », moment qui constitue le développement ultime
du phénomène, et permet le passage à la réalité. Mais cette conclusion est toute provisoire, car
nous n’en avons pas encore fini avec l’élucidation du concept de « forme pure ». Il importe en
effet de bien comprendre la raison pour laquelle la forme s’est faite pure, c’est-à-dire la
raison pour laquelle l’extérieur se retrouve ainsi intégralement dans l’intérieur, et
réciproquement. Pourquoi est-on passé de l’opposition abstraite (symbolique du sublime et
symbolique réfléchie) à l’adéquation ou au rapport essentiel (classique)? La logique répond
sans ambiguïté à cette question : c’est parce que la forme s’est « posée comme non
essentielle », parce qu’elle s’est « affirmée comme diversité ». En reconnaissant ainsi sa
contingence, la forme a réfléchi sa véritable nature, identifié ce qu’elle est vraiment, et est
devenue son propre contenu. C’est donc son caractère contingent, accidentel, éminemment
variable, qui constitue le contenu de la forme. Etre entièrement ce que l’on paraît à
l’extérieur, comme disait Hegel, c’est mettre en avant la contingence de sa forme, tout en
continuant d’exprimer un sens à travers elle. Mais c’est aussi, en retour, révéler ce sens
comme accidentel, changeant, instable —donc tout autre que la calme liberté des dieux
exprimée par les classiques.
18 E I 138-139 ; H I 117-118.
19 L II 179.
20 L II 180. Hegel demeure fidèle à cette définition aussi bien dans la Science de la logique que dans
l’Encyclopédie ou les Principes de la philosophie du droit : la logique, explique-t-il, peut par exemple être elle-
même appelée forme pure parce que son contenu est identique à sa forme (L II 264 et Encyclopédie, § 237).
Autre exemple, la conscience peut être considérée comme une forme pure si elle se confond totalement avec son
contenu : Moi=Moi (Principes de la philosophie du droit, § 25).
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