Logique de la forme dans l’esthétique de Hegel Paru dans la Revue internationale de philosophie, 2002, vol. 56, p. 431-442. L’esthétique hégélienne est souvent présentée comme une théorie de l’adéquation entre un contenu, une idée, et sa forme ou son expression sensible. Hegel ne nous dit-il pas que l’idéal de l’art est de « manifester, sous une forme sensible et adéquate, le contenu qui constitue le fond des choses »1 ? Ce rapport d’adéquation peut naturellement être plus ou moins exact, fidèle. D’où les trois grandes formes générales d’art : symbolique lorsque la manifestation sensible est encore trop indéterminée, démesurée par rapport au contenu ; classique lorsqu’elle atteint la mesure, l’équilibre relativement à ce contenu ; romantique lorsqu’elle est elle-même débordée, dépassée par une idée devenue trop riche pour elle. Ainsi l’histoire et l’analyse de l’art se réduiraient au développement des « différents rapports entre forme et contenu »2, développement qui tournerait finalement, au stade romantique, à l’avantage du contenu, c’est-à-dire à l’inéluctable « mort de l'art » et à l’avènement de la religion, seule capable désormais de représenter le nouveau contenu empreint de spiritualité. Mais d’un autre côté, Hegel insiste sur le fait que chaque œuvre d’art, de quelque époque qu’elle soit, à quelque forme d’art qu’elle appartienne, est en mesure tout à la fois de réaliser l’idéal de l’art, et de concentrer la totalité de ses diverses formes ; symbolique, classique et romantique3. S’il en va ainsi, chaque œuvre peut devenir « le centre du monde artistique tout entier, considéré comme forme [Gestalt] autonome, libre, divine, comme une région qui s’est 1 Hegel, Esthétique, trad. de C. Bénard revue et complétée par B. Timmermans et P. Zaccaria, Le Livre de Poche, Paris, 1997, vol. I-II (désormais cité en abrégé : E), I, p. 748. Cette édition traduit le texte établi par H. G. Hotho, Vorlesungen über die Esthetik, vol. I-II-III, repris dans la Sämtliche Werke, éd. H. Glockner, Frommann Verlag, Stuttgart – Bad Cannstatt, 1964, vol. 12, 13, 14 (désormais cité en abrégé : H), II, p. 240. Les notions de « forme » et « contenu » sont rendues par divers termes dans les Leçons d’esthétique : Form et Inhalt, Gestalt et Bedeutung, voire même sinnlicher Gegenwart et Gehalt, comme c’est le cas dans le passage cité ci-dessus. La plupart des commentateurs s’accordent cependant pour considérer que ce flottement terminologique ne joue pas un rôle majeur dans l’Esthétique. Lorsque le contexte le justifiera, je préciserai bien entendu le terme allemand utilisé. 2 E I 136 ; H I 114. 3 E I 143-144 ; H I 122-123. 1 complètement appropriée l’extériorité de la forme [Form] et de la matière, et ne la porte en elle que comme manifestation d’elle-même »4. Dans cette perspective, je voudrais insister ici sur le rôle de contrepoids que joue la forme par rapport au contenu dans l’esthétique de Hegel. Déjà la Phénoménologie de l’esprit écrivait que « l’art absolu… est le côté de la forme pure »5. Mais pour comprendre cette formule, pour éclairer ses enjeux, il faut passer par la Science de la logique. Je ne prétends pas, en insistant ainsi sur le rôle logique de la forme, proposer de l’esthétique hégélienne une lecture froide ou abstraite. J’ai déjà remarqué ailleurs6 que donner forme à un contenu, particulièrement en art, revient chez Hegel à lui donner chair et vie, à l’exprimer d’une façon qui parle à nos inclinations et à nos émotions. Mais en même temps, cette propension de toute forme à se déterminer sensiblement s’accompagne d’une tendance de la forme à gagner son autonomie, à exister indépendamment des divers contenus qui pourraient se déposer en elle. Il y a comme une ambivalence dans la notion de forme : d’un côté, expression précise, déterminée, enracinée dans le sensible et l’émotion, de l’autre côté, configuration générale, indifférente aux contenus qui pourraient la visiter. D’une certaine façon ce mélange de détermination sensible et d’indifférence ou de désintéressement signe aussi bien l’ambivalence de l’art en général : toujours en prise avec un objet précis, mais sans chercher à en faire un usage précis. Travaillant un matériau singulier, mais sans poursuivre aucun but, aucune raison étrangère à ce travail. Captivé par le sensible et l’émotion, mais n’obéissant à aucun autre intérêt que celui-là. La forme n’a donc certes pas qu’une signification logique, froide, abstraite, puisqu’elle est fondamentalement liée à la détermination sensible. Mais elle n’est pas non plus étrangère au mouvement logique de persistance d’une certaine « structure », à la tendance de l’art à se rendre autonome par rapport à la multiplicité des contenus qu’il est censé « exprimer ». L’analyse du statut logique de la forme devrait ainsi nous aider à comprendre en quoi cette persistance, cette résistance de la forme face au contenu permet en définitive à l’art de survivre à l’avènement de la religion et de la philosophie. L’enjeu n’est donc pas purement logique ou abstrait. Il s’agit rien moins que d’éclairer les raisons pour lesquelles l’esthétique hégélienne n’est pas un simple cheminement vers la mort annoncée de l’art, n’est pas un simple passage vers la religion et le concept, mais est aussi la réalisation à part entière de « l’esprit absolu ». Et si cet « esprit absolu » vit encore dans l’esthétique actuelle, si la logique 4 E I 144 ; H I 123. C’est moi qui souligne. La phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hyppolite, Aubier, Paris, 1941, II, pp. 225-226 (désormais cité en abrégé : P). 6 B. Timmermans, « L’esthétique ou l’entêtement du sentiment », préface à E I, 5-43. 5 2 de la forme assure bien la pérennité de l’art, il faudra alors nous demander comment se manifeste cette logique dans les réflexions contemporaines sur le statut de l’œuvre. « L’art se trouve dans le même domaine que la religion et la philosophie »7, déclarait Hegel ; « il n’en diffère que par la forme » ajoutait Stanislas Jankélévitch en traduisant ce même passage8. Mais quel rôle joue donc la forme pour élever ainsi l’art au même rang que la religion et la philosophie ? 1. Forme symbolique L’histoire « des rapports entre forme et contenu » dans l’esthétique hégélienne ne se réduit pas au résumé schématique qui en a été donné plus haut : effort pour réaliser l’unité au stade symbolique, réalisation de cet effort au stade classique, puis nouvel effort au stade romantique, qui cette fois n’aboutira que dans la religion. Si on analyse plus finement le rapport du contenu à la forme, on se rend compte que le moment symbolique n’est pas seulement un état d’inadéquation, mais la succession de deux moments distincts : à l’unité première de la forme et du contenu succède, dans un second temps, la prise de conscience de leur disproportion et de leur séparation. Ainsi la lumière, le soleil, les étoiles, étaient au départ regardés comme l’absolu lui-même. Il y avait une « unité immédiate », « énigmatique », « indivise »9, entre ces formes sensibles et le contenu qu’elles signifient. Les leçons d’esthétique nomment cette première étape la symbolique irréfléchie. S’il fallait lui trouver un équivalent dans la Science de la logique, on pourrait bien sûr évoquer plusieurs passages, à commencer par ceux qui insistent sur l’intime liaison entre l’être-en-soi et l’être-pour-autre-chose. Mais cette unité première d’un principe en quelque sorte intérieur avec son enveloppe extérieure atteint son plus haut degré d’élaboration à la fin du développement sur le phénomène (Erscheinung), dans la relation essentielle entre l’intérieur et l’extérieur : unis au départ dans une seule et même identité, l’intérieur et l’extérieur ne sont « pas seulement égaux l’un à l’autre, écrit Hegel, ils ne forment qu’une seule et même chose »10. Comment évolue alors cette unité indifférenciée ? 7 E I 158 ; H I 139. Hegel, Esthétique, trad. S. Jankélévitch, Flammarion, Paris, rééd. 1979, I, p. 143. 9 E I 426, 419 ; H I 434, 426. 10 Hegel, Science de la logique, trad. S. Jankélévitch, Aubier, Paris, 1947 (désormais cité en abrégé : L), II, p. 175, trad. modifiée. 8 3 Si l’on revient à l’esthétique, on constate que s’ensuit assez rapidement une tension, un effort, pour retrouver la même unité première de la forme et du contenu dans telle manifestation extérieure particulière : la course du soleil, la vie des plantes, les âges de la vie humaine ne manifestent-ils pas une « véritable affinité » avec la vie de l’esprit11 ? Pourquoi, dans ces conditions, n’y aurait-il pas encore d’autres formes riches de sens, et d’autres significations à mettre en forme ? C’est de ce double effort, de la signification pour se rendre sensible, et de la forme pour s’expliquer, qu’est né, dit Hegel, notre « penchant extraordinaire pour l’art »12. Bien entendu un tel effort n’ira pas sans désillusions. La symbolique du sublime découvrira vite la disproportion entre forme et contenu, par exemple dans la poésie sacrée du peuple juif, qui renonce à toute image visible de Dieu . De même la symbolique réfléchie, ou « forme comparative de l’art »13, séparera expressément la signification, de la forme sensible utilisée pour la représenter14. Ici encore, cette deuxième étape de l’histoire des rapports entre contenu et forme trouve son correspondant logique dans la dialectique des rapports entre l’intérieur et l’extérieur : après avoir été unis indistinctement, ceux-ci s’opposent maintenant abstraitement. Ils continuent certes de se renvoyer l’un à l’autre15, mais cette fois parce que chacun est l’opposé de l’autre. Comment, alors, passer à l’unification réelle, à la mise en rapport adéquate de la forme et du contenu ? 2. Forme classique On connaît la réponse apportée par l’art : c’est la forme classique grecque, et plus particulièrement la figure humaine sculptée, qui a atteint « cet heureux accord entre la forme et le contenu ». Avec ces œuvres, l’art a atteint « son plus haut point de perfection »16, « rien de plus beau ne s’est vu et ne se verra »17. Notons bien que cette adéquation classique entre forme et contenu n’est pas une simple correspondance entre deux éléments extérieurs l’un à l’autre : « la convenance du concept et de la réalité dans l’art classique ne doit pas être prise dans le sens simplement formel de l’accord d’un contenu avec sa forme extérieure… Au contraire, la particularité du contenu dans la forme classique réside dans le fait qu’il… doit lui-même avoir inventé [sa] forme… La forme [Gestalt ] est ainsi purifiée [gereinigt] et peut 11 E I, 456 ; H I 467. E I 457 ; H I 468. 13 E I 541 ; H I 563. 14 E I 487 ; H I 503. 15 L II 176. 16 E I 645 ; H II 121. 17 E I 646 ; H II 121. 12 4 exprimer en elle-même le contenu auquel elle est conforme »18. Comment traduire sur le plan logique cette « harmonie intime » entre forme et contenu ? Comment exprimer cette « forme purifiée » caractéristique du moment classique ? La dialectique entre l’intérieur et l’extérieur que nous avons suivie jusqu’ici apporte encore une fois un élément de réponse en précisant ce qu’il faut entendre par forme pure: « La transformation directe de la différence [entre extérieur et intérieur] en son contraire [est la] forme pure [reine Form]… On peut dire encore que le contenu est la forme même, pour autant qu’elle s’affirme comme diversité, devenant extériorité par un de ses côtés, mais immédiateté réfléchie, ou intériorité, par l’autre »19. Autrement dit, la forme pure est tout simplement la forme qui s’identifie entièrement avec le contenu. Hegel écrit, de façon encore plus lapidaire, qu’il y a forme pure lorsque, « ce qu’une chose est, elle l’est entièrement dans son extériorité »20. Sous ce point de vue l’apogée de l’art, son moment classique, correspond donc dans la logique au moment dit de la « forme pure », moment qui constitue le développement ultime du phénomène, et permet le passage à la réalité. Mais cette conclusion est toute provisoire, car nous n’en avons pas encore fini avec l’élucidation du concept de « forme pure ». Il importe en effet de bien comprendre la raison pour laquelle la forme s’est faite pure, c’est-à-dire la raison pour laquelle l’extérieur se retrouve ainsi intégralement dans l’intérieur, et réciproquement. Pourquoi est-on passé de l’opposition abstraite (symbolique du sublime et symbolique réfléchie) à l’adéquation ou au rapport essentiel (classique)? La logique répond sans ambiguïté à cette question : c’est parce que la forme s’est « posée comme non essentielle », parce qu’elle s’est « affirmée comme diversité ». En reconnaissant ainsi sa contingence, la forme a réfléchi sa véritable nature, identifié ce qu’elle est vraiment, et est devenue son propre contenu. C’est donc son caractère contingent, accidentel, éminemment variable, qui constitue le contenu de la forme. Etre entièrement ce que l’on paraît à l’extérieur, comme disait Hegel, c’est mettre en avant la contingence de sa forme, tout en continuant d’exprimer un sens à travers elle. Mais c’est aussi, en retour, révéler ce sens comme accidentel, changeant, instable —donc tout autre que la calme liberté des dieux exprimée par les classiques. 18 E I 138-139 ; H I 117-118. L II 179. 20 L II 180. Hegel demeure fidèle à cette définition aussi bien dans la Science de la logique que dans l’Encyclopédie ou les Principes de la philosophie du droit : la logique, explique-t-il, peut par exemple être ellemême appelée forme pure parce que son contenu est identique à sa forme (L II 264 et Encyclopédie, § 237). Autre exemple, la conscience peut être considérée comme une forme pure si elle se confond totalement avec son contenu : Moi=Moi (Principes de la philosophie du droit, § 25). 19 5 3. Forme romantique Sur le plan esthétique, nous touchons ici aux limites de l’art classique. La sculpture, en particulier, a certes réussi à opérer la « fusion » ou l’« unité parfaite » entre la figure humaine extérieure et la liberté intérieurement ressentie. Mais ce faisant, dit Hegel, elle « n’a pas creusé jusqu’à cette opposition qui est l’essence de l’absolu »21. En effet, elle n’a pas mis en évidence le caractère accidentel, contingent, extérieur, des matériaux utilisés ni, du même coup, la fragilité essentielle de ce qu’ils expriment. Au contraire, dans la peinture et la musique, « la variété des combinaisons ou la richesse des formes… sont portées à un degré que l’on ne peut exiger des matériaux de la sculpture »22. Sans doute l’accord entre forme et contenu n’est-il plus aussi parfait qu’au stade classique. Mais en même temps cette imperfection même, ce décalage entre l’accidentalité de la forme et l’essentialité du contenu, exprime lui-même quelque chose de plus riche, de plus profond que la liberté sereine des dieux classiques ; c’est la spiritualité concrète, l’intériorité consciente d’elle-même. Ainsi, bien que la forme classique constitue le plus haut degré de beauté, la forme romantique « est en soi la forme la plus concrète »23, parce que plus vivante, plus multiple, plus proche de la contingence du réel24. L’art ne continuera à vivre qu’en assumant pleinement ce caractère accidentel ou hasardeux des diverses formes qu’il met en œuvre —et des divers contenus par là exprimés. « Tout ce que renferme le monde extérieur obtient le droit de se développer séparément, de se maintenir dans son existence propre et particulière… peu importent les contenus déterminés du monde physique et du monde moral.. Le principe qui fait le fond de l'art romantique peut… se montrer dans toute espèce de circonstances, dans mille situations diverses, dans les relations les plus opposées, dans toutes sortes d'écarts et d'égarements, de conflits et de réparations… Dans les représentations de l'art romantique, tout a une place. Toutes les sphères, toutes les manifestations de la vie, ce qu'il y a de plus grand et de plus petit, de plus élevé et de plus bas, le moral et l'immoral, y figurent également »25. Le fait que la forme pure ne se réalise véritablement qu’au stade romantique induit une sorte de renversement du rapport de forces à l’intérieur du système hégélien : le stade romantique 21 E I 552 ; H II 15. E II 411 ; H III 233-234. C’est moi qui souligne. 23 E I 148 ; H I 128. 24 « Ce qui est réel, est possible », écrit Hegel en L II 199. On peut y voir un contrepoint formel au célèbre passage de la préface des Principes de la philosophie du droit : « ce qui est réel, c’est ce qui est rationnel ». 25 E I 728 ; H II 217-218. 22 6 apparaît comme supérieur au stade classique non seulement à cause des contenus plus riches qu’il exprime, mais aussi à cause des formes plus variées qu’il met en scène. Par conséquent, l’art ne doit plus nécessairement laisser place à un autre domaine plus apte à représenter certains contenus (la religion) ; il « persiste »26 et « tient tête »27 face aux manifestations de l’esprit absolu parce que, dans la forme romantique en tout cas, la multiplicité, la diversité, la contingence même, des manifestations s’affirme comme irréductible. Au stade classique, la forme n’était pas irréductible au contenu puisqu’elle s’identifiait intégralement à lui. Elle risquait même, comme l’indique la Phénoménologie, d’obscurcir le contenu si celui-ci devenait trop riche ou profond. L’art était « la nuit dans la quelle la substance fut trahie »28. Au stade romantique, la forme revendique désormais sa contingence pour elle-même. Le jour succède alors à la nuit, la contingence éclaire le concept d’une lumière nouvelle, de sorte que « l’art vivifie la ténébreuse aridité du concept »29. Ainsi, contrairement à ce qu’on a pu croire, en tant que forme pure l’art ne meurt pas, mais continue de vivre encore aujourd’hui. 4. Forme poétique L’art perd peut-être le combat face à la religion du point de vue du contenu, mais il le gagne du point de vue des formes. Grand lecteur de l’Esthétique de Hegel, André Breton est l’un des premiers à avoir brandi le flambeau de ce combat de la forme face aux contenus ou aux idées : « Nous restons nombreux encore dans le monde à penser que mettre la poésie et l’art au service exclusif d’une idée, par elle-même si enthousiasmante qu’elle puisse être, serait les condamner à un bref délai à s’immobiliser, reviendrait à les engager sur une voie de garage »30. Pour Breton, l’imagination artistique doit être libre et indépendante de tout message, de toute signification. Elle doit être poétique au sens de Hegel, c’est-à-dire au sens où la poésie est l’ultime sommet, « l’art universel, capable de façonner [gestalten] et d’exprimer dans chaque forme [Form] un sujet quelconque, pourvu qu’il soit susceptible d’entrer dans le domaine de l’imagination »31. C’est dans ces conditions, écrit Breton, que « toute la bataille poétique, au cours de ce dernier siècle, a été livrée »32 : le monde extérieur, 26 L II 176. P I 166. 28 P II 226, trad. modifiée. 29 E I 56 ; H I 25. 30 Breton, « Position politique de l’art aujourd’hui », conférence prononcée le 1er avril 1935 à Prague. Rééd. in Position politique du surréalisme, Le Livre de Poche – biblio essais, Paris, 1991, p. 25. 31 E II 409 ; H III 231. C’est moi qui souligne le mot « forme ». 32 Breton, « Situation surréaliste de l’objet », conférence prononcée à Prague le 29 mars 1935. Rééd. in Position politique du surréalisme, Le Livre de Poche – biblio essais, Paris, 1991, p. 99. 27 7 « objectif », ne doit plus être considéré comme un magasin de significations toutes faites ; il est plutôt l’occasion toujours renouvelée de s’abandonner au hasard d’une rencontre, d’une aventure, pour que surgisse non un nouveau sens, mais une nouvelle jubilation : «Hegel a fait faire à l’humour un pas décisif dans le domaine de la connaissance lorsqu’il s’est élevé à la conception d’un humour objectif… [dans lequel] l’intérêt se fixe tantôt sur les accidents du monde extérieur, tantôt sur les caprices de la personnalité… [tantôt] sur l’objet et sa forme réelle… Nous avons annoncé d’autre part que le sphinx noir de l’humour objectif ne pouvait manquer de rencontrer, sur la route qui poudroie, la route de l’avenir, le sphinx blanc du hasard objectif, et que toute la création humaine ultérieure serait leur fruit de leur étreinte »33. Dans la bouche de Breton, le combat de la « forme pure » contre les contenus constitués devient donc l’étreinte du « sphinx blanc » —l’humour objectif— et du « sphinx noir » —le hasard objectif. Lutte de la liberté des apparences face au jeu hasardeux des significations faites et défaites par l’histoire. Lutte dans laquelle, toujours, les lames de l’humour objectif viennent se briser contre « les murailles abruptes de la nécessité… C’est devant cette contradiction capitale, souligne Breton, que la poésie d’aujourd’hui se trouve placée et c’est, par suite, le besoin de résoudre cette contradiction qui est tout le secret de son mouvement »34. 5. Forme prosaïque Breton retient donc de la forme artistique selon Hegel à la fois son caractère accidentel, extérieur, contingent, et sa puissance à générer surprises, émotions, rires, gestes originaux ou révolutionnaires35. Par là il n’exprime pas seulement, sans doute, l’attitude surréaliste, mais une bonne partie des dispositions de l’art moderne en général. Se montre-t-il pour autant parfaitement fidèle aux Leçons d’esthétique ? Hegel a beau souligner « le caractère complètement accidentel et extérieur de la matière que l’art met en œuvre »36 , il n’en affirme pas moins que « l’art ne peut laisser aucun côté extérieur se développer au hasard et de manière purement arbitraire »37. Pour expliquer cette apparente contradiction, il nous faut retourner une dernière fois à la notion de forme pure. 33 Breton, Anthologie de l’humour noir, 1ère éd. 1939, rééd. Le Livre de Poche, Paris, 1966, pp. 12-13. Voir aussi La clé des champs, 1ère éd. 1953, rééd. Le Livre de Poche – biblio essais, Paris, 1991, pp. 19-20. 34 Position politique du surréalisme, op. cit., p. 105. 35 Ibid., p. 25. 36 E I 728 ; H II 217. 37 E II 405 ; H III 226. 8 Dans la Science de la logique, la forme pure n’a pas seulement pour effet de réduire à l’état d’accident tout contenu, aussi sérieux soit-il. Elle est aussi capable de donner sens ou contenu à toute forme sensible, aussi accidentelle soit-elle. Cette ambivalence de la forme pure, pointant à la fois vers la possibilité des choses, et vers leur actualisation, joue un rôle très important puisqu’elle permet à Hegel, dans les pages qui suivent la dialectique de l’intérieur et de l’extérieur, de passer du phénomène à la réalité : « Si la substance se manifeste avec son contenu à travers la réalité, dans laquelle elle traduit le possible, elle est créatrice. Mais si elle se manifeste à travers la possibilité, dans laquelle elle fait rétrograder la réalité, elle agit comme une force destructrice »38. Sur le plan esthétique, cela signifie que l’art n’est pas seulement destiné à mettre en valeur la contingence des choses, n’est pas seulement une « puissance destructrice ». Il est aussi élévation d’un possible à la réalité, « force créatrice » engagée dans le monde réel. Ainsi survient le moment, au terme de l’art romantique, où « l’aventure et le fantastique rencontrent leur correctif nécessaire »39. Moment de la prose, ou du roman. « Le roman est la chevalerie de nouveau prise au sérieux et rentrée dans la vie réelle. A un état de choses où dominaient l’arbitraire et le hasard a succédé l’ordre fixe et régulier de la société civile et de l’Etat »40. On ne se propose plus seulement de faire une brèche dans l’ordre des choses. On se rend compte, en même temps, que « ces combats romantiques dans le monde moderne ne sont autre chose que l’apprentissage de la vie… C’est là leur véritable sens »41. Il ne suffit plus de s’émanciper des formes et idées reçues en attirant l’attention sur leur caractère contingent. Encore faut-il dévoiler les contenus ou messages que toute manifestation contingente porte en elle —même si le message n’est jamais sûr. La prose joue dans l’œuvre de Hegel un rôle profondément ambigu. D’un côté elle traduit le manque d’autonomie et d’imagination de l’individu, égaré dans un monde gouverné par les seules lois du calcul et de l’entendement. Mais de l’autre côté, elle seule permet l’apprentissage de l’indépendance dans la dépendance42. Sans doute nous oblige-t-elle à renoncer définitivement à la beauté classique et 38 L II 218, trad. modifiée. En plusieurs endroits de la Phénoménologie de l’esprit, Hegel dénonce violemment l’usage exclusivement destructeur de la forme pure. Celle-ci prend alors une connotation nettement négative: « moment superficiel disparaissant » (P I 113), « opération n’altérant rien et n’allant contre rien » (P I 324), relevant d’un entêtement vain (P I 166), d’une absence de contenu ou de forme concrète (P I 198). 39 E I 728 ; H II 217. 40 E I 727 ; H II 216. 41 Ibid. 42 Philosophie de la religion, trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1959, II, 2, p. 169-170. 9 à l’idéalité romantique. Mais en même temps, dit Hegel, elle est « un grand présent quant à la forme », qui permet « à l’art libre de naître et s’exercer »43. Jean-Paul Sartre est sans doute le penseur du XXème siècle qui a porté le plus haut le flambeau de la prose. Le plus significatif n’est pas qu’il s’en serve pour instruire le procès de la poésie surréaliste, mais qu’il dénonce pour ce faire, en termes très hégéliens, le caractère destructeur et purement formel de cette poésie : « Le travailleur, écrit-il, détruit pour construire… Le surréalisme… inverse le processus : au lieu de détruire pour construire, c’est pour détruire qu’il construit »44. Ce faisant, que nous apporte le surréalisme ? « Aucune révélation, aucune intuition d’objet neuf, aucune saisie de matière ou de contenu, mais seulement la conscience purement formelle [c’est Sartre qui souligne] de l’esprit comme dépassement, appel et vide. Et j’appliquerais encore au surréalisme la formule de Hegel sur le scepticisme : « dans le (surréalisme) la conscience fait en vérité l’expérience d’elle-même comme conscience se contredisant à l’intérieur de soi-même »… Après cela, pour remplacer les unifications synthétiques qu’opère la conscience, on concevra une sorte d’unité magique, par participation, qui se manifeste capricieusement et qu’on nommera hasard objectif »45. Ainsi la question posée par le rôle de la forme dans l’esthétique hégélienne, par l’élévation de l’art jusqu’à l’esprit absolu, par le débat entre Breton et Sartre, met en évidence une tension que l’esthétique moderne ne semble pas avoir dépassée. Tension entre la poésie et la prose, entre l’imagination et le réel, ou, pour reprendre les termes de Mario Costa , entre l’activation 46 du signifiant (Breton) et l’expression du signifié (Sartre). Pour continuer de vivre, l’art doit-il se dégager de tout enjeu spirituel, ou s’engager dans quelque nouvelle cause ? Hegel luimême ne semble pas avoir voulu trancher la question47 : Le poète, disait-il, « a besoin de n’être pas forcé de songer à sa propre sanctification »48, a besoin de n’être lié par aucun 43 Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1970, p. 223. Sartre, Situations, II, Gallimard, Paris, 1948, p. 321. 45 Ibid., pp. 322-323. 46 Costa, « Pour une nouvelle esthétique », Fineart forum (web publication), vol 15, 2, 2001. 47 De la même façon Breton et Sartre se rejoignent pour acter le divorce, ou l’irréductible inadéquation, entre les deux tendances : Breton recommande au poète de « résolument creuser toujours davantage le fossé qui sépare la poésie de la prose » (Position politique du surréalisme, op. cit., p. 105). Sartre reconnaît leur incompatibilité : « Des naïfs ont déclaré que j’étais « antipoétique » ou « contre la poésie ». Phrase absurde, autant dire que je suis contre l’air ou contre l’eau. Je reconnais hautement, au contraire, que le surréalisme est le seul mouvement poétique de la première moitié du XXème siècle ; je reconnais même qu’il contribue, par un certain côté, à la libération de l’homme ; mais ce qu’il libère ce n’est ni le désir, ni la totalité humaine, c’est l’imagination pure. Or précisément l’imaginaire pur et la praxis sont difficilement compatibles » (Situations, II, op. cit., p. 324). 48 E I 742 ; H II 233. 44 10 contenu, aucun message. Mais le prosateur, ajoutait-il, tend vers un « culte nouveau de l’humanité… auquel rien n’est étranger de ce qui fait battre le cœur humain »49. Benoît Timmermans Fonds National belge de la Recherche Scientifique Université Libre de Bruxelles 49 E I 744 ; H II 235. 11