
complètement appropriée l’extériorité de la forme [Form] et de la matière, et ne la porte en
elle que comme manifestation d’elle-même »4.
Dans cette perspective, je voudrais insister ici sur le rôle de contrepoids que joue la forme par
rapport au contenu dans l’esthétique de Hegel. Déjà la Phénoménologie de l’esprit écrivait
que « l’art absolu… est le côté de la forme pure »5. Mais pour comprendre cette formule, pour
éclairer ses enjeux, il faut passer par la Science de la logique. Je ne prétends pas, en insistant
ainsi sur le rôle logique de la forme, proposer de l’esthétique hégélienne une lecture froide ou
abstraite. J’ai déjà remarqué ailleurs6 que donner forme à un contenu, particulièrement en art,
revient chez Hegel à lui donner chair et vie, à l’exprimer d’une façon qui parle à nos
inclinations et à nos émotions. Mais en même temps, cette propension de toute forme à se
déterminer sensiblement s’accompagne d’une tendance de la forme à gagner son autonomie, à
exister indépendamment des divers contenus qui pourraient se déposer en elle. Il y a comme
une ambivalence dans la notion de forme : d’un côté, expression précise, déterminée,
enracinée dans le sensible et l’émotion, de l’autre côté, configuration générale, indifférente
aux contenus qui pourraient la visiter. D’une certaine façon ce mélange de détermination
sensible et d’indifférence ou de désintéressement signe aussi bien l’ambivalence de l’art en
général : toujours en prise avec un objet précis, mais sans chercher à en faire un usage précis.
Travaillant un matériau singulier, mais sans poursuivre aucun but, aucune raison étrangère à
ce travail. Captivé par le sensible et l’émotion, mais n’obéissant à aucun autre intérêt que
celui-là. La forme n’a donc certes pas qu’une signification logique, froide, abstraite,
puisqu’elle est fondamentalement liée à la détermination sensible. Mais elle n’est pas non plus
étrangère au mouvement logique de persistance d’une certaine « structure », à la tendance de
l’art à se rendre autonome par rapport à la multiplicité des contenus qu’il est censé
« exprimer ». L’analyse du statut logique de la forme devrait ainsi nous aider à comprendre en
quoi cette persistance, cette résistance de la forme face au contenu permet en définitive à l’art
de survivre à l’avènement de la religion et de la philosophie. L’enjeu n’est donc pas purement
logique ou abstrait. Il s’agit rien moins que d’éclairer les raisons pour lesquelles l’esthétique
hégélienne n’est pas un simple cheminement vers la mort annoncée de l’art, n’est pas un
simple passage vers la religion et le concept, mais est aussi la réalisation à part entière de
« l’esprit absolu ». Et si cet « esprit absolu » vit encore dans l’esthétique actuelle, si la logique
4 E I 144 ; H I 123. C’est moi qui souligne.
5 La phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hyppolite, Aubier, Paris, 1941, II, pp. 225-226 (désormais cité en
abrégé : P).
6 B. Timmermans, « L’esthétique ou l’entêtement du sentiment », préface à E I, 5-43.
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