14 L’HISTOIRE L’essentiel pour comprendre 1 HISTOIRE ET ÉVOLUTION ▲ A. Les deux sens du mot « histoire » L’histoire, c’est cet écoulement perpétuel du temps dont chacun de nous n’est qu’un bref moment. Mais il faut tout d’abord distinguer – ce que la langue française ne fait pas – l’histoire entendue au sens de « science de l’histoire » (en allemand Historie) et l’histoire considérée comme le devenir historique lui-même (en allemand Geschichte), dont la science historique entreprend l’étude. C’est d’abord à l’histoire comme suite des événements du passé, ou comme devenir des sociétés humaines, que nous allons nous intéresser. ▲ B. Un monde en perpétuel changement Au sens large du mot, tout ce qui existe a une histoire, puisque tout change. Le soleil, comme toutes les étoiles, a une histoire : il est né et il mourra. Les espèces animales, que Linné et Cuvier croyaient fixes encore au XVIIIe siècle, sont, nous le savons aujourd’hui, soumises à une évolution. Les êtres qui vivent aujourd’hui à la surface de la Terre ont pour ancêtres des individus qui ne leur ressemblaient pas. Cette évolution, qui s’est poursuivie durant des millions d’années, a concerné également l’homme (apparu sur terre il y a peut-être un million d’années). De l’australopithèque à l’homme de Neandertal, puis à 82 Chapitre 14 L’histoire l’homme de Cro-Magnon, sa morphologie s’est modifiée, son cerveau a changé de volume. En revanche, de l’homme de Cro-Magnon à l’homme des sociétés actuelles, on n’observe pas d’évolution biologique majeure, donc pas d’évolution à proprement parler… mais que de changements dans les domaines technique et culturel ! L’histoire a ainsi pris le relais de l’évolution. On appelle donc évolution les changements biologiques des organismes au cours du temps, on appelle histoire les changements des sociétés humaines dans le temps. ▲ C. Seuls les hommes ont une histoire Ce qui distingue donc l’humanité de l’animalité – comme l’a bien vu Auguste Comte (1798-1857) –, c’est que seule l’humanité a une histoire, au sens strict. Dans les sociétés animales, si l’on fait abstraction de la très lente évolution des organismes, rien ne change d’une génération à une autre. Tout au contraire, l’homme reçoit, outre son hérédité biologique, un héritage culturel. La parole, puis l’écriture transmettent aux descendants les traditions des ancêtres. À cet héritage, la génération nouvelle ajoute des innovations, des découvertes et des progrès qu’elle transmettra ensuite à la génération suivante. Tradition et progrès, qui sont ainsi les deux visages de l’historicité, créent, précise Comte, « une intime liaison de l’individu avec l’ensemble de l’espèce actuelle, passée ou future ». En ce sens, il ne faut pas opposer invention et tradition – les inventions d’une génération devenant les traditions de la suivante. C’est le sentiment aigu de cette continuité historique qui a inspiré à Comte sa célèbre formule : « L’humanité se compose de plus de morts que de vivants. » 2 LE DEVENIR HISTORIQUE EN QUESTION ▲ A. L’histoire dialectique de Hegel ● L’accumulation des inventions (qui deviennent traditions) nous inciterait à croire que l’histoire est une ligne continue. C’est ce que suggérait Pascal dans les termes suivants : « Toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. » Pascal pensait surtout à l’histoire des sciences, au progrès continu des connaissances scientifiques. Mais, même dans ce 83 domaine, il semble que l’histoire n’ait nullement cette allure paisible d’accumulation régulière. ● Pour le philosophe allemand Hegel, le devenir historique n’est pas linéaire, mais dialectique. Autrement dit, l’histoire avance, comme la pensée, selon un rythme ternaire qui voit se succéder la thèse, l’antithèse (qui est négation de la thèse), puis la synthèse (dans laquelle les deux moments précédents sont à la fois « conservés » et « dépassés »). Le devenir historique s’effectuerait donc par contradictions surmontées. N’oublions pas que l’époque où Hegel a vécu fut, avec la Révolution française et ses conséquences, une période critique, pleine de bouleversements, où le présent ne s’ajoutait pas seulement au passé, mais s’efforçait de le renier. ▲ B. Exemple de l’histoire de l’art ● La conception hégélienne de l’histoire s’étend d’ailleurs à tous les moments du devenir et à tous les domaines de la culture humaine. Prenons l’exemple de l’histoire de l’art. L’art de l’Égypte antique est un art symbolique dont les œuvres sont étranges et démesurées (par exemple les pyramides aux dimensions colossales). L’art grec classique représente l’antithèse de cette démesure. Les dieux n’y sont plus des monstres, mais de beaux athlètes aux formes harmonieuses ; le modèle de l’art grec, c’est la forme gracieuse, sereine, équilibrée. À son tour, l’art romantique, qui triomphe au XIXe siècle, constitue une synthèse. Il préserve la valeur humaine du stade précédent, mais en réfute la froideur inanimée. La sérénité grecque est abandonnée : architecture, peinture, musique et poésie exprimeront les luttes et les souffrances de l’esprit. ● La philosophie hégélienne de l’histoire a été promise à une grande fortune. Alors que jusque-là, les philosophes tendaient à regarder la vie, selon la formule de Spinoza, « sous l’aspect de l’éternité », Hegel nous enseigne à voir toute chose sous l’angle de l’histoire. Mais cette philosophie a aussi fait l’objet de nombreuses critiques. ▲ C. Critiques de la conception hégélienne de l’histoire Tout d’abord, pour Hegel, l’histoire paraît s’identifier avec la Providence elle-même. L’histoire, qui n’est que désordre en apparence, qui offre superficiellement le spectacle de la « cohue la plus bigarrée », est la montée et la révélation progressive de l’Esprit universel. Ce sont les « esprits des peuples » qui constituent les 84 Chapitre 14 L’histoire « moments divers » et les « divers degrés » de la réalisation de l’Esprit absolu dans le monde. La philosophie hégélienne de l’histoire offre ainsi le danger de tout justifier. Identifier l’histoire à la Providence triomphante, dire, comme Hegel, que la Providence « fait servir le malheur, la souffrance, les fins particulières et la volonté inconsciente des peuples à la réalisation de sa fin absolue et de sa gloire », c’est d’une certaine manière diviniser l’histoire – avec ce risque qui consiste à justifier, voire à glorifier ses pires atrocités. Plus généralement, des philosophies comme celles de Hegel reposent sur le postulat du progrès, sur cette idée contestable que le changement va toujours, à long terme, vers un état meilleur. Certes, les progrès scientifiques et techniques peuvent être constatés et mesurés. Mais au nom de quel critère pourrait-on affirmer un progrès moral, ou un progrès artistique ? Les erreurs aussi mènent le monde. L’espoir dans l’avenir de l’humanité est affaire de foi, non de raison. 3 LA SCIENCE DE L’HISTOIRE ▲ A. La construction du fait historique ● L’histoire, c’est aussi la connaissance ou le récit des événements de notre passé qui sont dignes d’être rapportés. C’est d’ailleurs là le sens premier du mot, histoire venant du grec historia, qui signifie « enquête ». Mais à quelles conditions cette connaissance peut-elle être considérée comme « scientifique » ? Comment l’histoire peut-elle se constituer comme science ? ● Si le fait historique n’est pas observable (il appartient au passé, donc il n’est plus), on peut toutefois le reconstruire à partir de ses traces présentes, à partir des documents qui subsistent. Ces documents sont en particulier des témoignages, c’est-à-dire des récits légués par les générations précédentes. Pour que ces récits soient utilisables par les historiens d’aujourd’hui, il faut les soumettre aux opérations de la critique. La critique, c’est en histoire l’ensemble des méthodes qui permettent de discerner le vrai du faux dans les témoignages historiques. La critique externe se propose tout d’abord de rétablir les témoignages qui nous sont parvenus dans leur authenticité, de faire la chasse aux « interpolations », aux falsifications, aux ajouts ultérieurs. La contradiction éventuelle des idées, les différences de style permet- 85 tent de dépister ces interpolations. La critique interne étudie la vérité du document lui-même et, pour cela, s’efforce de confronter des témoignages indépendants dont la non-contradiction est gage de vérité. Bien sûr, à côté des témoignages volontaires, il y a les vestiges que le passé laisse derrière lui sans préméditation et que l’archéologie découvre et interprète (monnaies, outils, inscriptions, etc.). ▲ B. La subjectivité de l’historien ● Même si une connaissance du passé est possible indirectement, cette connaissance, dira-t-on, demeure subjective. L’historien est l’homme d’un pays, d’une classe sociale, d’une époque. Il ne donnera vie au passé qu’en se projetant en lui avec ses valeurs et ses préoccupations contemporaines. La subjectivité de l’historien est-elle un obstacle insurmontable ? ● Jules Michelet, par exemple, pour écrire son Histoire de France (1833-1844), voulait oublier l’époque contemporaine, s’interdisait de lire le journal, s’enfermait toute la journée aux Archives. Cela ne l’a pas empêché d’écrire une histoire à la fois jacobine et romantique de la France. Il a projeté dans son œuvre des valeurs sentimentales et des partialités politiques, si bien qu’on a pu dire que l’Histoire de France de Michelet nous apprend plus de choses sur Michelet lui-même que sur la France ! L’historien serait en somme lui-même prisonnier du cours de l’histoire. La conscience de l’histoire, elle-même conscience dans l’histoire, ne pourrait prétendre à l’objectivité. Mais si la subjectivité de l’historien est à peu près inévitable, il faut se garder de la valoriser. Il faut au contraire essayer de l’éliminer le plus possible. La découverte de la subjectivité historique, bien loin de légitimer le truquage, à des fins politiques par exemple, des matériaux de l’histoire, doit donner à l’historien le sentiment le plus vif de sa responsabilité et lui imposer l’honnêteté la plus stricte. ▲ C. Le problème de la causalité en histoire ● Mais si l’établissement du fait historique est un processus scienti- fique, comment le récit historique, asservi à la succession d’événements singuliers et toujours nouveaux, serait-il scientifique ? On oppose souvent l’esprit scientifique, généralisateur et abstrait, à l’esprit historique, amoureux du détail, du singulier, du concret mouvant. L’événement historique est unique, il ne se répète pas. Et il est à plus forte raison impossible de le reproduire en laboratoire pour préciser 86 Chapitre 14 L’histoire ses conditions d’existence. Toutefois, si l’expérimentation est impossible en histoire, on peut en trouver un équivalent avec l’histoire comparée. Par exemple, le médiéviste Marc Bloch (1886-1944) a pu comparer avec fruit l’histoire de la société féodale en France, en Allemagne, en Angleterre, en Italie et même au Japon. Dans tous ces cas, l’économie rurale apparaît comme un trait dominant de la société féodale, et c’est toujours le développement du commerce et de l’artisanat qui précipite l’évolution et la disparition du régime seigneurial. ● Mais il nous faut reconnaître que dans le domaine historique où tout influe sur tout, le savant ne peut pas isoler les causes déterminantes avec la même rigueur que le physicien ou le chimiste qui, dans l’enceinte du laboratoire, savent constituer un système clos de causes et d’effets en nombre limité. L’histoire n’est pas une science exacte, parce qu’elle ne peut pas prévoir l’avenir. Quand les événements sont passés, l’historien les met en perspective, trouve les « causes » économiques, politiques d’une guerre ou d’une révolution. Mais nul n’aurait pu déterminer à l’avance la date et les modalités de cette guerre ou de cette révolution, à la manière de l’astronome qui peut prévoir le moment précis d’une éclipse solaire. L’historien français Charles Seignobos (1854-1942) déclarait qu’il ne s’était risqué à prophétiser qu’une seule fois dans sa vie, en 1913, assurant qu’il n’y aurait pas avant longtemps de guerre entre la France et l’Allemagne ! 87