En réalité, la nature ne consiste pas seulement, selon le philosophe, en ce qui s’offre immédiatement à la perception sensible, mais elle est fondamentalement un dynamisme universel qui s’extériorise, par ailleurs, en des produits finis. C’est le thème de la nature comme idée extérieure à soi. Plus précisément, si la logique représente la forme inchoative de l’idée, la nature constitue, quant à elle, la forme aliénée de celui-ci. Cette aliénation est nécessaire, aux yeux de Hegel, afin que l’esprit s’authentifie comme puissance absolue, comme liberté capable d’accomplir, précisément, l’Aufhebung de son opposé. Quel est alors le sens du passage de la nature à l’esprit ? La caractéristique principale de la nature, pour Hegel, est l’extériorité à soi, l’absence irrémédiable d’unité. Par làmême, elle contrevient à la détermination de l’absolu qui, comme liberté souveraine, doit s’identifier parfaitement à son autre. Le passage, semblet-il, s’explique en termes de finalité interne, une finalité inscrite dans la nature elle-même en tant qu’elle est tendance à l’universalisation. On peut en effet lire l’ensemble du parcours de la nature comme une progressive unification avec soi. Au § 249 de l’Encyclopédie de 1827/30, Hegel caractérise la nature comme un système de niveaux (Stufen). De fait, on constate que les moments considérés gagnent progressivement en densité ontologique, au sens où ils sont de plus en plus autonomes et de plus en plus riches en déterminations. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer les corps mécaniques (première section de la Philosophie de la nature) avec les corps organiques (troisième section). Il y a d’une part un progrès en différenciation de soi, puisque, si les moments mécaniques consistent en la réitération à l’identique des points de l’espace, des instants du temps, ou encore sont caractérisés par une matière qui reste constamment la même et se trouve seulement superficiellement déterminée (position, mouvement, masse…), les corps organiques en revanche sont articulés en membres possédant des configurations et des fonctions distinctes. Il y a d’autre part un mouvement d’unification avec soi. Alors que la sphère mécanique, en effet, est caractérisée par des objets discontinus : les points de l’espace, les instants du temps ou encore les astres du système solaire, l’organisme se présente, quant à lui, comme un tout continu, qui rend compte par soi d’un devenir qui, par là même, est nécessaire. Ces deux mouvements se contredisent-ils purement et simplement ? En réalité, ils s’articulent, au sens où l’on passe d’une identité et d’une différence formelles, caractérisées par la réitération et la discontinuité, à une identité et à une différence concrètes, caractérisées par l’unité fonctionnelle et la répartition des fonctions. La différence, dans la mécanique, est simplement extérieure, et, à ce titre, quantitative, tandis que dans la physique organique, elle est intériorisée, et, à ce titre, qualitative. De même, l’identité n’a initialement que le sens de l’égalité simple, tandis qu’elle devient, avec la physique organique, principe d’individuation. On peut donc affirmer que la nature constitue bien un système, dont les moments sont de plus en plus concrets, et dont les produits ultimes sont eux-mêmes systématiquement organisés. Le « progrès », au sein de la nature, est donc caractérisé par l’apparition d’éléments présentant en eux-mêmes de plus en plus de différences, mais, inversement, les intégrant de manière toujours plus intensive. Il s’agit bien d’une universalisation. Cependant, cette universalisation butte inévitablement sur l’extériorité rémanente de la nature. Ainsi la forme universelle du genre ne trouve pas d’existence qui lui soit adéquate, mais se disperse dans une série atomique d’espèces ou d’individus. La nature est caractérisée par l’échec inévitable de sa quête de l’universel. L’addition du § 396 de l’Encyclopédie de 1827/30 propose alors le commentaire suivant : « L’être qui vit de façon simplement animale [...] n’a pas la puissance de réaliser véritablement le genre dans lui-même ; sa singularité immédiate, dans l’élément de l’être, abstraite, demeure toujours en contradiction avec son genre, n’exclut pas moins celui-ci qu’elle l’inclut en elle-même. Du fait de son incapacité à présenter pleinement le genre, l’être qui n’est que vivant va à l’abîme. Le genre se montre en lui comme la puissance devant laquelle il lui faut disparaître. [...] Par contre, le genre se réalise de façon vraie dans l’esprit, dans la pensée – cet élément homogène à lui. » [2] L’ultime moment de la nature, l’organisme animal, se présente comme le sommet de la nature : il y a alors, en effet, sentiment de soi, emprise de l’âme sur les organes, faculté de s’affirmer face à l’environnement inorganique dans la nutrition, faculté, enfin, de se rapporter à l’autre comme à soi-même dans l’accouplement. Pourtant, l’animal demeure également affecté de l’insuffisance qui caractérise en général la nature, à savoir l’incapacité de se penser soi-même – le vivant n’est affecté que par des sensations extérieures –, l’incapacité de se rapporter au monde sur le mode positif du travail, et, dans l’accouplement, un rapport à autrui qui demeure gouverné par la tendance et non par la décision libre de reconnaître autrui comme libre. On sait que le passage de la logique à la nature résulte d’une décision. Peut-on dire, cependant, que le passage de la nature à l’esprit, à son tour, relève de la catégorie de la décision ? Un élément semble certes plaider en ce sens : l’affirmation, par Hegel, du caractère subjectif de l’organisme animal. Néanmoins, la subjectivité de l’animal ne rend pas celui-ci capable de décision. L’auteur de l’Encyclopédie souligne que la liberté de l’animal n’est pas autre chose qu’un libre-arbitre, au sens où elle ne renvoie qu’à la contingence d’actes dénués de rationalité véritable. Par conséquent, si le passage de la logique à la nature apparaît comme un acte souverainement rationnel et libre, il en va à l’inverse du passage de la nature à l’esprit. Nous n’avons alors affaire qu’à l’actualisation d’une tendance. Si la logique se pense et, dès lors, décide de s’opposer une nature, c’est seulement le besoin et l’accomplissement de celui-ci qui caractérise cette dernière. Plus précisément, la nature tend à se rassembler avec soi, et, par là, à se supprimer comme telle