Introduction de la synthèse d’Habilitation à Diriger des Recherches de Nadine Herry-Bénit soutenue le 23 novembre 2012 à l’Université Paris 8. Membres du jury : Alain DESCHAMPS, Professeur à l’Université Paris 7 Jean-Yves DOMMERGUES, Professeur à l’Université Paris 8 Pierre HALLÉ, Directeur de recherche au CNRS, Université Paris 3 Daniel HIRST, Directeur de recherche au CNRS, Aix en Provence (rapporteur) Natalie KÜBLER, Professeur à l’Université Paris 7 (rapporteur) Barbara VILLEZ, Professeur à l’Université Paris 8 Le dossier que je présente en vue d’une habilitation à diriger des recherches comprend, outre le document de synthèse lui-même (volume n° 1 ), la majeure partie de mes autres réalisations. Le volume n° 2 présente tous les arti cles, les communications et les formations qui ont suivi ma thèse en 2001. Ils sont regroupés selon la thématique suivante : la phonétique puis la phonétique et la didactique. Il est clair que cet enchaînement est en grande partie le reflet chronologique de l’évolution de mes recherches. Les autres volumes correspondent respectivement à un livre publié aux Presses Universitaires de Rennes intitulé ‘Didactique de la phonétique anglaise’ (Herry-Bénit, 2011), à un inédit intitulé ‘Bien apprendre la prononciation de la langue anglaise à l’école primaire’ puis à un ouvrage nommé Sons rythme et intonation de l’anglais, Prosodia (Herry & Ginésy, 2003). Je souligne incidemment que les deux sections dans lesquelles figure le terme « phonétique » auraient également pu s’appeler « phonétique et phonologie expérimentale ». J’engagerai, dans le document de synthèse qui suit, une réflexion sur la manière dont j’appréhende la recherche en phonétique et plus spécifiquement sur ma conception de la phonétique en relation avec la didactique et la pédagogie. Mes expériences d’enseignement de l’anglais à l’école primaire, dans un collège bilingue, dans le milieu associatif auprès de collégiens en difficulté, ont fait naître en moi beaucoup de questions relatives à l’apprentissage d’une langue seconde. Cependant l’enseignement de l’anglais que je dispensais était à l’évidence influencé par le système scolaire français. En classe de CM2 ou bien au collège, l’écriture était et est encore au centre de tous les apprentissages, y compris celui d’une langue vivante. Les apprenants ont tous pris l’habitude d’avoir un cahier sur lequel la leçon du jour figure. Les inspecteurs, chefs d’établissements, parents, élèves, attendent également cette « traçabilité » de la leçon d’anglais, sans laquelle aucun apprentissage sérieux ne semble être possible. Depuis quelques années déjà, plusieurs rapports concernant l’enseignement des langues pointent le faible niveau de nos élèves, en sollicitant quelques pistes de réflexion. Cependant à l’intérieur des salles de classe, les apprenants d’une langue étrangère sont placés dans une situation singulière : pour pouvoir s’exprimer ils doivent apprendre la langue, et pour apprendre la langue il faut qu'ils s’expriment. Merle (2004) le confirme « la mise en cause de pratiques didactiques inadéquates est parfois très concrète. » […] en reprenant les propos d’une élève qu’il cite « Quand je suis arrivée en cours d’anglais, le prof m’a tout de suite posé des questions en anglais comme si elle croyait que j’avais déjà pratiqué cette langue. Depuis ce jour, je n’ai jamais rien compris à cette langue et je ne l’ai jamais travaillée ». L’auteur poursuit en affirmant que « A chaque fois, l’inadaptation de la pratique du professeur tient au fossé a priori infranchissable entre son univers didactique et celui de l’élève. » Alors comment permettre à l’oral de trouver sa place dans notre système ? Sans activité orale dans une classe d’anglais, il est illusoire de penser qu’ils apprendront à parler cette langue et par voie de conséquence ne pourront pas avoir un bon accent. Les enseignants de langue sont confrontés à ce phénomène, et notent davantage la motivation et le nombre d’interventions à l’oral de l’apprenant que la qualité même de l’oral produit. Les quelques critères linguistiques les plus fréquemment pris en compte sont la grammaire et le vocabulaire. Mais dans quelle mesure la prononciation, les accents de mots et l’intonation sont-ils pris en compte ? 1. L’évaluation objective et subjective des paramètres prosodiques La première question qui a animé mes recherches a été « à quels indices auditifs reconnaît-on un francophone qui parle l’anglais ? ». Cette question a suscité d’emblée deux façons d’interroger ce problème, d’une part la détermination scientifique des paramètres prosodiques différenciant un natif d’un apprenant (évaluation objective), et d’autre part l’utilisation de critères prosodiques par les enseignants évaluateurs pour noter leurs étudiants (évaluation subjective). Il est important de souligner que ma formation en phonétique de la langue anglaise au département d’anglais de l’université d’Aix Marseille 1 suivie d’une formation en phonétique générale au département des sciences du langage au sein du Laboratoire Parole et Langage du CNRS UMR 6057, m’a progressivement orientée vers la problématique de l’évaluation et de l’enseignement de l’anglais oral. Les deux sujets traités au cours de la maîtrise et de mon DEA en sont un parfait exemple. J’avais en effet noté dans ma maîtrise que les différents systèmes de transcription de l’intonation obéissaient à des principes rigoureux mais en revanche que les experts n’étaient pas cohérents dans leur utilisation de ces différents systèmes. En effet, ils ne percevaient pas les mêmes phénomènes prosodiques qu’ils soient de nature métrique ou tonale, et ne les annotaient pas de la même manière. J’étais alors en droit de me demander comment ces mêmes experts en phonétique notaient la prononciation des étudiants. Cette première étude effectuée en maîtrise m’avait fourni un autre sujet de réflexion pour le DEA, à savoir la comparaison des effets prosodiques sur la durée des syllabes chez les anglophones et les francophones qui apprennent l’anglais. Les résultats ont également été convaincants quant aux disparités prosodiques observées entre les apprenants francophones et les natifs anglais telles que la durée de la syllabe, la place de l’accent, la réalisation du phonème etc., mais aucune tendance forte et simple n’a pu être dégagée. Après l’expérience de la maîtrise et du DEA, je me suis donc inscrite en thèse sous la direction de D. Hirst avec le projet d’envisager la question de l’évaluation de la prosodie et de son enseignement. Mes travaux en témoignent « Avoir un bon accent en anglais…..mais comment ? » (Nishinuma, Herry & Gouiran, 1999) et « EAO : Enseignement Assisté par Ordinateur : Prosodia » (Herry, 2000 a ; Herry & Ginésy, 2003 c). Mes recherches se sont focalisées sur l’apprentissage de la prosodie d’une langue seconde, puis sur une analyse des différences prosodiques entre le français et l’anglais avant de privilégier l’étude d’une méthode d’apprentissage de la prosodie de l’anglais assistée par ordinateur, fruit d’une étroite collaboration avec M. Ginésy, Maître de conférences en phonétique anglaise à l’université d’Aix-en-Provence (Herry & Ginésy, 2003 d e). En partant de la conception de l’enseignement de l’intonation de M. Ginésy, puis en utilisant les logiciels d’analyse des paramètres suprasegmentaux tel que Praat1 auprès de D. Hirst au Laboratoire Parole et Langage, j’avais avancé les idées suivantes : il doit être possible de déterminer des paramètres prosodiques et de les quantifier afin d’élaborer une grille d’évaluation pour les apprenants francophones puisque l’apprentissage de la prosodie assistée par ordinateur peut offrir de meilleurs résultats que le travail en laboratoire traditionnel. Cette hypothèse est peut-être audacieuse mais elle me tenait et me tient toujours à cœur étant donné que je suis loin d’avoir exploré tout ce domaine de recherche. Ces premières recherches m’ont conduite à proposer un début de quantification de quelques paramètres prosodiques associés à une prononciation correcte (cf. § La détermination des paramètres prosodiques différenciant le natif d’un non natif ; Herry-Bénit, 2010), mais la connaissance de tels paramètres ne suffisait pas à rendre possible leur apprentissage en cours en tant que savoir, savoir dont il faut s’assurer des conditions de 1 http://www.fon.hum.uva.nl/praat/ transmission par l’institution2 puis des conditions d’apprentissage par les apprenants, dans une perspective didactique. Cette réflexion me place du point de vue de l’enseignant et je perçois le dilemme classique auquel je me trouve confrontée : dans la situation d’enseignement-apprentissage, quelle importance relative faut-il accorder au savoir d’une part et à l’apprenant d’autre part ? Ce qui revient à me demander quel rapport entretiennent les deux axes de la didactique et de la pédagogie. Selon les définitions adoptées par différents auteurs, didactique et pédagogie peuvent entretenir des rapports d’opposition (Dieuzeide, 1994), d’égalité (Labelle, 1996) ou encore d’inclusion (Dabène, 1989). Pour ce qui nous concerne, dans le champ des langues étrangères, plusieurs auteurs considèrent la pédagogie comme un sous-ensemble de la didactique : « La Didactique des Langues Etrangères se définit […] par le va-et-vient permanent entre les réalités du terrain pédagogique (la classe de langue) et les apports de la réflexion théorique dans les domaines scientifiques concernés » (Dabène, 1989). Bailly (1997, 1998) partage ce point de vue. De plus pour cette auteure, le terme de didactique fait référence à une activité de théorisation dans laquelle « il s’agit […] de s’abstraire de l’immédiateté pédagogique et d’analyser à travers toutes ses composantes l’objet d’enseignement, les buts poursuivis dans l’acte pédagogique, les stratégies utilisées par l’enseignement […] ». Bailly va même jusqu’à considérer que la pédagogie « constitue la composante appliquée » de la didactique. Pour Narcy (1997) la pédagogie et de la didactique sont deux champs exploratoires distincts lorsqu’il dit « Un apprenant qui souhaite connaître une L2 doit accomplir un certain nombre de tâches (T1 à Tn) qui impliquent l’interaction de plusieurs paramètres (P1 à Pn). Le pédagogue peut se satisfaire de la simple connaissance du fonctionnement des tâches et de l’influence des paramètres les plus marquants, le didacticien se tournera vers les diverses sciences sur lesquelles la didactique des langues s’appuie ». Je remarque que ces définitions ne délimitent pas clairement le champ de la didactique de celui de la pédagogie. Je suis tentée d’affirmer que la didactique tout comme la pédagogie relèvent d’une recherche disciplinaire. On trouve souvent ce terme associé au nom d’une discipline en l’occurrence ici « la didactique de la phonétique ». Un des objectifs de la didactique est la détermination des savoir savants (ici la détermination des paramètres prosodiques qui différencient la production d’un natif et d’un apprenant français) et sa transposition en savoir à enseigner dans le cadre d’un curriculum de formation (primaire, 2 Comme par exemple les contraintes liées au curriculum de formation, au nombre d’heures de formation, au bulletin officiel, etc. universitaire). La notion de transposition didactique est empruntée par Chevallard (1985) au sociologue Michel Verret et peut se définir comme « l’activité qui consiste à transformer le ‘savoir savant’ en ‘savoir à enseigner’ ». L’enjeu pour moi est donc de passer de la détermination de ces paramètres (travail réalisé dans ma thèse) à l’élaboration de ces savoirs en salle de classe. La didactique est également relative à l’identification des obstacles et étapes liés à l’appropriation de ces savoirs (paramètres prosodiques à apprendre par les locuteurs français). La pédagogie est quant à elle relative à une mise en forme 3des savoirs enseignés, à des remédiations (matériel, panneaux, gestes, formes de travail) qui permettent l’apprentissage des savoirs, en tant que relation maître-élève. Par exemple, dans le modèle du triangle pédagogique, Houssaye (2000) assimile le processus enseigner à la pédagogie traditionnelle, une pédagogie centrée sur les contenus. La pédagogie est une réalité singulière de la classe (Bailly, 1997), une pratique concrète à laquelle je propose d’associer l’approche Silent Way. 2. Vers une didactique et une pédagogie de la phonétique anglaise Lors de mes recherches et nombreuses observations, j’ai constaté un temps de parole réduit pour les élèves, et en même temps trop important pour l’enseignant qui utilise le français et l’anglais en alternance. Le plus souvent l’élève répète un énoncé attendu par l’enseignant. Cette forme de psittacisme est largement répandue dans les méthodes d’enseignement, et amène l’élève à être rarement en production spontanée. L’enseignant est tenté d’aborder certains cours à l’aide de fiches extraites des manuels qui proposent des exercices à trous ou encore de mise en relation d’éléments basés sur les connaissances grammaticales de la langue anglaise laissant de côté l’apprentissage de la prononciation faute de temps et ou de techniques appropriées. Dès lors, il convient également de questionner l’activité intellectuelle sollicitée par ces tâches, comme le suggèrent les travaux les plus récents en sciences de l’éducation (Bautier et al. 2006), mais également ceux portant sur le contrat didactique (Raynal & Rieunier, 2005). Mes années d’enseignement de la phonétique anglaise à l’université de la licence au CAPES en passant par la formation en anglais des professeurs des écoles m’ont permis de constater des écueils similaires à ceux cités précédemment. Les étudiants se sentaient toujours obligés de noter ce qui se passait dans le cours ; de ce fait ils ne se concentraient 3 Tout comme à un modèle de transmission. pas du tout sur la phonétique en tant que réalité sonore. Même à considérer que nombre d’entre eux avaient perçu la langue comme objet d’étude, un cours de phonétique devait donc se dérouler en dehors de toute prise de conscience prosodique, comme les nombreuses méthodes d’enseignement des langues les y avaient invités depuis des années. Pour eux la phonétique se résumait à la transcription de symboles ou encore à l’application par écrit de règles d’accent de mots. Ils venaient en cours pour que je leur explique toutes les règles (accent de mot, accent de phrase, prononciation des voyelles accentuées et inaccentuées, etc.). Finalement, ils ne prenaient la parole que très rarement. Cette façon d’enseigner la phonétique ne donnait guère de résultats satisfaisants à l’oral en fin de semestre. Comment pouvait-il en être autrement ? Certains connaissaient les concepts ou encore la part du savoir sur la langue-objet (la métalinguistique), mais n’avaient pas pu ressentir « physiquement » les sons, la part de savoir-faire de la langue-outil, étrange méthode d’enseignement donc pour des étudiants devant présenter un oral en fin de semestre. L’épreuve orale consistait en un exposé sur un sujet de leur choix. Je devais les laisser s’exprimer en monologue pendant cinq minutes et ensuite entamer une conversation avec eux. Les règles vues en cours n’étaient pas du tout mises en pratique dans leurs productions orales. À cela s’ajoutait que les critères pour évaluer l’oral des candidats n’étaient pas très précis (phonèmes, accents de mots, grammaire), sans parler du barème qui était inexistant. L’oreille était mon outil de travail pour évaluer la qualité orale des productions des étudiants. Néanmoins certains aspects de mon enseignement persistaient : favoriser la pratique de l’oral en classe, aider les apprenants à se construire une image positive, ou néanmoins acceptable de l’erreur, source de progrès et non d’échec, et enfin remédier aux erreurs des apprenants de façon efficace. Au vu de cet état de choses, j’ai fait le choix d’analyser de deux façons les méthodes en place. J’ai donc interrogé les multiples méthodes d’une part, sur la question de l’apprentissage en termes structurels (temps d’exposition, production spontanée, parole monopolisée par l’enseignant ou pas, fonctions de remédiations), et d’autre part sur la place qu’elles accordent à l’individu à former. Cette réflexion a évolué en gardant à l’esprit que l’effet enseignant restait le facteur le plus prégnant s’agissant de la progression des élèves (Bissonnette, Richard & Gauthier, 2005) et que cet effet est étroitement lié à la question de la formation des enseignants : « En fait, un résultat qui ressort régulièrement de la littérature de recherche est qu’aucune amélioration notable ne peut jamais intervenir dans l’enseignement en l’absence d’un perfectionnement professionnel des enseignants. N’importe quel effort d’amélioration de l’enseignement doit nécessairement, pour être couronné de succès, reposer sur un processus de perfectionnement professionnel des enseignants sérieusement pensé, bien conçu et fortement soutenu » (Guskey, 2000 cité dans Bissonnette, Richard et Gauthier). Forte de ces constats peu satisfaisants tant sur le plan de l’enseignement que de l’évaluation de l’anglais, j’ai entrepris de mettre en place une didactique de l’anglais avec des paramètres prosodiques concrets, en tant que relation maître-savoir, et transposition des concepts pour élaborer leur transmission, l’identification des obstacles liés à la discipline et leur franchissement. L’approche Silent Way de Gattegno permet de répondre en partie aux manques énumérés précédemment. En effet Silent Way permet de satisfaire des critères pédagogiques mais dans sa forme actuelle est insuffisante car elle ne prend pas en compte les paramètres prosodiques. C’est donc une partie de ces apports que je vais relater dans la section 3. Il s’agit de mettre en place d’une part une didactique en salle de classe pour travailler les paramètres prosodiques mesurables par l’expert et d’autre part une didactique de l’autoformation à l’oral en affinant les paramètres prosodiques identifiables par un système d’évaluation automatique intégré dans Prosodia. La section 1 de la présente synthèse retrace mes principales recherches sur l’enseignement de l’anglais oral en France et la place réservée à l’apprenant. Je poursuis en abordant la problématique de l’évaluation et de la détermination de paramètres prosodiques pour mesurer la dimension orale. Cette logique me conduit dans la section 2 à réfléchir et à proposer une autre approche pédagogique de l’enseignement de l’anglais oral. La section 3 expose mon cheminement didactique et pédagogique appliqué à l’enseignement de l’anglais oral à l’école primaire et à l’université. La section 4 constitue à la fois une réflexion sur la dimension de l’enseignement de l’oral assisté par ordinateur et un point d’ancrage sur lequel un centre de langues pourrait s’appuyer. J’insiste sur le fait que ce travail de synthèse est pour moi l’occasion de faire un point aussi explicite et honnête que possible sur la manière dont j’appréhende les rouages de l’apprentissage des langues à l’oral. Ainsi, si quelques remarques peuvent apparaître en décalage par rapport à la conception traditionnelle de l’enseignement/apprentissage, c’est essentiellement parce que je les perçois comme autant de problématiques stimulantes, et qu’il me semble par conséquent opportun de les exposer comme telles.