LE NUMERIQUE DANS LA FORMATION Le champ du numérique est large. Il recouvre tout ce qui a pour origine un traitement binaire de données, comme celles de l'informatique, des réseaux sociaux, des objets connectés, de l’information en général. De fait, il innerve tous les pans de la société, dont celui de l’éducation. Nous avons vu ce soir, à travers les différentes présentations, que le numérique pouvait y être utilisé avec efficacité. Toutefois, cela ne doit pas nous empêcher de réfléchir sur sa place et ses limites. C’est ce que je vous propose maintenant. Au niveau des savoirs, l'utilisation du numérique dans l'éducation est apparue aux États-Unis dans la première décennie du XXIe siècle, à travers la création des MOOC (massive open online course) qui vont donner naissance en France aux FLOT (formation en ligne ouverte à tous) , aux CLOM (cours en ligne ouverts aux masses) et plus généralement aux FOAD (Formations en ligne à distance) À l’origine, l'objectif affiché est très humaniste puisqu’il s'agit de démocratiser l'accès au savoir par des ressources libres, disponibles dans n'importe quel lieu et à n'importe quel moment. Mais d’autres raisons, plus pragmatiques, vont conforter le développement du savoir en ligne. En effet les MOOC arrivent à point nommé aux USA comme réponse à l'augmentation des frais des universités américaines (de 20 000 à 72 000 $/an de frais scolaires selon l’année d’étude et l’université) et surtout à la bulle de l'endettement des étudiants, qui selon la « Student Loan Debt Clock » atteindrait 1 395 369 000 000 $, ce qui n’est pas sans rappeler la sinistre affaire des « subprimes ». Les entreprises sont aussi intéressées par les cours en ligne. En accès direct 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, ils permettent d’obtenir des réponses aux questions, de jour comme de nuit et de disposer de l'information sur l'évolution des métiers, quasiment en temps réel. C’est aussi la possibilité ouverte aux entreprises de vérifier l'actualisation des compétences et de conduire à leur mise en pratique rapide. Enfin, les cours en ligne permettent aussi d’identifier en amont les apprenants qui correspondent aux compétences recherchées. L'économie n’est pas non plus en reste dans l’affaire, car on peut imaginer un développement croissant d’une économie marchande des ressources proposées en ligne. Mais ce n’est pas tout, le savoir en ligne s’accorde très opportunément avec une pratique pédagogique qui est en plein développement, celle de la classe inversée. Elle connait un engouement croissant, accédant à un statut quasi révolutionnaire. Dans la pédagogie inversée, il s’agit de favoriser les acquisitions de savoirs hors la classe, qui devient alors le lieu de l'encadrement et de l'interaction plutôt que celui de l'enseignement. Cette pratique pédagogique est d’actualité car elle s’appuie sur les méthodes actives (travail en groupes, différenciation pédagogique, auto-évaluation), prônées par les théories constructivistes et socio-constructivistes en vogue. Le problème est qu’elle est surtout efficace pour les apprenants plutôt autonomes, ayant un rapport positif aux savoirs disciplinaires, bref, ceux qui ont, ce qu’Hélène Trocmé- Fabre et Philippe Carré appellent une bonne apprenance . L’apprenance étant, je le rappelle : « L’ensemble des dispositions personnelles favorables à l’acte d’apprendre dans toutes les situations, formelles ou non, expérientielles ou didactiques, autodirigées ou dirigées , intentionnelles ,fortuites ou vicariantes. » La personne apprenante doit bien sûr avoir un minimum d’expertise et favoriser, au-delà d’un comportement individuel, des comportements de type organisationnel, inter-organisationnel et sociétal. Il s’agit en fait pour elle, de savoir se positionner comme membre d’une organisation apprenante afin d’apprendre et apprendre ensemble. Le concept d’apprenance correspond tout à fait aux préconisations de l’OCDE car il entre dans le cadre du concept de « l’indispensable apprentissage tout au long de la vie » qui complète celui de « la formation tout au long de la vie ». Or, le fait de mettre l’accent sur l’apprentissage, qui est un processus endogène, plutôt que sur la formation, qui est un processus exogène, va engager plus nettement la responsabilité de l’apprenant quant à la réussite de ses apprentissages. Ce qui peut en retour le rendre coupable s’il n’y parvient pas. Dans le contexte de la classe inversée, par sa capacité d’illustration, le numérique apparait donc comme une aide didactique cardinale pour favoriser les acquisitions de savoirs réalisés hors de l’école. Sur le plan théorique, on peut faire l’hypothèse que l’usage du numérique peut être pensé comme une sorte de transposition des jeux en ligne dans le monde de l'éducation, avec l'idée de favoriser l'apprentissage par le plaisir et les compétences de l'apprenant. Mais contrairement aux jeux, cette pratique limite la capacité d'engagement car elle demande un investissement important, beaucoup d'autonomie et une gestion rigoureuse du temps. Ce que le jeu n’exige pas. Pour les autres apprenants, moins autonomes et plus nombreux, toutes les études sur l’efficience des méthodes pédagogiques convergent pour donner l’enseignant et son enseignement comme étant la variable principale de la réussite scolaire. À cet égard, une autre méthode pédagogique, la pédagogie explicite qui est centrée sur un mode instructionniste mais s’appuie sur les nouvelles connaissances sur l’architecture cognitive, apparait comme la plus performante. Elle fait appel à une pratique de dialogues qui s’apparente à l’entretien d’explicitation, favorisant par-là, la prise de conscience de pratiques efficaces menant à l’acquisition de compétences. Sur le fond, elle a pour objet principal de supprimer l’implicite et le flou souvent constatés dans les processus d’apprentissage et d’enseignement. Mais cette pratique s’inscrit dans un champ essentiellement cognitif . Or, ce n’est pas le seul critère qui intervient sur l’apprentissage. On sait que la relation humaine entre le formateur et l’apprenant est de nature à favoriser (ou à défavoriser !) les apprentissages. À telle enseigne, que chez beaucoup de jeunes, la relation pédagogique est surdéterminante des apprentissages, comme l'a bien montré André Geay. La relation humaine est donc un processus vital, issu de notre évolution. Que ce soit dans le champ éducatif ou dans les autres champs de vie, elle reste fortement comptable des apprentissages, comme l’a confirmé une étude du CNRS montant que : « le traitement de l'information chez l'homme (consubstantiel de l'apprentissage) est fonction de celui qui nous parle, de la manière dont il nous parle et de la situation dans laquelle se déroule la communication ». Il convient donc alors de différencier la didactique de la pédagogie. La didactique est la relation à l’objet du savoir. De l’ordre de l’information on peut la voir sommairement comme recouvrant les moyens et les stratégies utilisées pour apprendre et enseigner, souvent propres à une discipline. La pédagogie recouvre la relation humaine entre le formateur et l’apprenant. D’une manière indirecte, par un lien mimétique entre les deux, elle est de nature à favoriser les apprentissages, sans bien sûr être déliée de la didactique. Dit autrement et comme l’a bien montré Georges Lerbet, pour apprendre il faut activer son « école de l’intérieur ». Si ce n’est pas le cas, la question se pose alors de savoir comment « l’école de l’extérieur » peut interagir positivement avec l’école de l’intérieur et la dynamiser. Là encore, la relation pédagogique présentielle à un rôle irremplaçable. On pourrait alors s’interroger sur la place que réserve le numérique à la didactique et à la pédagogie. Pour répondre à ces questions, on peut s’appuyer sur une analyse des FOAD afin de nous éclairer. Dans les descriptifs de ces dispositifs, la mariée est présentée comme bien belle. En effet, l’étudiant peut choisir, sans pression, l’inscription à une plate-forme de cours, un thème favorisant son engagement et l’autonomie de ses apprentissages. Il bénéficie d’outils didactiques performants (vidéos, quizz, contenus), de forums « meet-up », de « co-working » qui permettent d’échanger entre apprenants et professeurs. Que nous apprend l’analyse du « réalisé » par rapport au « prescrit » ? Diverses études sur le sujet (comme celle de l’académie de Bordeaux) montrent que seuls 10 % des auditeurs suivent la formation jusqu’au bout et 5 % la valident. On constate, que très vite, l'enthousiasme des moins motivés diminue et que les plus faibles se découragent. Mais ce qui doit surtout attirer notre attention, c’est que les abandons en formation à distance sont majoritairement dus à la faiblesse des liens sociaux affectifs, qui sont constitués de l'ensemble des émotions et des sentiments, avec les acteurs du dispositif. En d'autres termes, c’est la qualité des relations avec les formateurs et les pairs qui ressort comme étant l’indicateur premier de la cause du maintien ou de l’abandon. Leur soutien affectif, cognitif, leur valorisation, apparaissent comme premier facteur de persévérance écartant le risque d'isolement et de solitude. On voit donc que si la didactique assistée par le numérique peut-être performante, elle ne suffit pas à compenser une relation qui serait vécue (à tort ou à raison) comme non sécurisante pour apprendre. Donc, si le numérique apparait pertinent sur le plan didactique, il faut néanmoins nous interroger, sur la place qu’il laisse à la pédagogie, au sens que nous lui avons donné : à savoir la relation entre celui qui éduque et celui qui se forme. Le bon pédagogue devra donc avoir une aptitude à travailler sur celle-ci, car avec lui, il peut se passer quelque chose entre l’apprenant et le savoir, qui n’aurait pas eu lieu autrement. A contrario, d’autres exemples nous poussent à l’optimisme car ils montrent que le numérique peut effectivement favoriser les relations humaines dans la sphère de l’éducation, même si dans le cas que nous avons choisi, elles ne sont pas en présentiel. Il s’agit des ENT, les espaces numériques de travail qui rassemblent des informations qui réunissent enseignant, élèves et familles. Sur le fond ce n’est pas un outil nouveau car les formations par la voie de l’alternance, comme l’apprentissage professionnel, utilisent depuis bien longtemps ces outils de liaison. Au départ graphiques, ils sont maintenant devenus numériques, comme nous avons pu le voir dans la présentation du CFA de Saint-Pierre-desCorps. Un intérêt doit donc être porté à ce que l’on connait des pédagogies de l’alternance car elles ont un lien étroit avec les formations à temps plein. En effet, un élève qui réussit est un bon alternant naturel entre un « apprendre à l'école » et un « apprendre hors de l'école », entre son «école de l'intérieur » et « l'école de l'extérieur ». À cet égard les ENT seront une aide précieuse et compensatoire dans le cas d’une pratique de classe inversée ou de pédagogie explicite. Pour terminer, je dirais qu'il ne s'agit pas pour moi de douter de l’intérêt du numérique dans l'éducation mais d’inciter à prendre garde à ses dérives, eu égard à la relation humaine, au présentiel pédagogique qui, à l’extrême limite, pourrait être latéralisé, car considéré comme trop coûteux. Le numérique, comme cela a été dit en introduction a engendré une révolution de la communication. Or, la communication est implicitement un processus d’échanges enseignement/apprentissage comme l’a bien montré le linguiste Jakobson. Les progrès technologiques que nous connaissons actuellement sont certainement très loin de ceux que nous réserve l'avenir, lors du futur avènement des processeurs quantiques dont la puissance va multiplier considérablement les capacités de traitement des données. Comme l’a écrit Albert Einstein « Il est manifestement évident que notre technologie a surpassé notre humanité. » Or, nous l’avons souligné, toute avancée technologique a une influence sur le comportement des sociétés humaines. À cet égard Thierry Breton le président actuel de la société ATOS spécialisée dans la sécurité numérique, postule que les états devront se protéger par la constitution d'un nouvel espace, l'espace informationnel. Il s'ajoutera aux trois espaces connus territorial, maritime et aérien. L’éducation bien sûr sera inclut dans ce nouveau territoire et devra s’accommoder à d’autres révolutions, mais devra aussi toujours s’interroger sur l’intérêt des formés. Voilà de quoi nous donner du grain à moudre pour animer de futurs « mardis de l’Afdet ». Jean Louis Gouzien Janvier 2017