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Roger TOUMSON
LOGIQUE DE DOMINATION
PSYCHOSE DE RESSENTIMENT
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1. "DEPUIS ELAM DEPUIS AKKAD DEPUIS SUMER"
Sentiment "noir", "noir désir", le ressentiment est un mal mystérieux.
Insaisissable, il court, il court… NIETZSCHE qui fut en philosophie le
précurseur de la psychopathologie moderne du ressentiment a fait de l'araignée
- la tarentule - l'allégorie de l'esprit de vengeance. Comme le venin de la
tarentule, c'est une force irrésistible, invincible, de contagion. A cette métaphore
arachnoïde pourrait s'adjoindre celle de la ronce. "Blesse, ronce noire"1. Le
ressentiment est un poison. "Ceux qui souffrent examinent jusqu'aux entrailles
de leur passé et de leur présent pour y trouver des choses sombres et
mystérieuses qui leur permettent de s'y griser de douloureuses méfiances, de
s'enivrer au poison de leur propre méchanceté."2C'est déjà ce qu'en disait, avec
une non moins saisissante justesse du diagnostic, Victor HUGO, dans ces
strophes des "Contemplations":
"J'aime l'araignée et j'aime l'ortie,
Parce qu'on les hait;
Et que rien n'exauce et que tout châtie
Leur morne souhait;
Parce qu'elles sont maudites, chétives,
Noirs êtres rampants;
Parce qu'elles sont les tristes captives
De leur guet-apens;
Parce qu'elles sont prises dans leur oeuvre;
1 Claude-Louis COMBET, Blesse, ronce noire, Librairie José CORTI, Paris 1995
2 NIETZSCHE, Généalogie de la morale, III, 15, trad. Henri ALBERT, Paris, Mercure de France.
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O sort! Fatals nœuds!
Parce que l'ortie est une couleuvre,
L'araignée est un gueux;
Parce qu'elles ont l'ombre des abîmes,
Parce qu'on les fuit,
Parce qu'elles sont toutes deux victimes
De la sombre nuit."3
Les chroniqueurs rapportent que, le grand âge venu, perclus de crises de
goutte - il mourut le 10 août 1002, à l'âge de 66 ans -, MUHAMMAD ibn ABI
AMIR, dit "al - MANSUR", "le victorieux", commandeur de CORDOUE,
capitale du califat andalou des OMMEYADES, ordonna que sa litière fût
exclusivement portée par des courriers noirs africains ceux-ci ayant, précisait-il,
fin connaisseur, la démarche plus souple. Comme la démarche, l'esclave a
l'échine souple. Et pourquoi? C'est la question qu'a posée NIETZSCHE au début
du livre premier d'Ainsi parlait ZARATHOUSTRA au moyen de l'apologue du
chameau, du lion et de l'enfant:
- "Comment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion,
et comment enfin le lion devient enfant".
A cette devinette en forme d'apologue NIETZSCHE apporte la réponse en ces
termes :
- le chameau est l'animal qui porte le poids des valeurs établies, celles de
l'éducation, de la morale et de la culture ;
- arrivé dans le désert, il se change en un lion qui critique toutes les valeurs
établies, casse les statues, piétine les fardeaux ;
3 Victor HUGO, Les Contemplations, poème XXVII (1842).
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- ayant ainsi fait le lion se change en un enfant qui, incarnant de nouvelles
valeurs et de nouveaux principes d'évaluation, est une vivante allégorie du
Jeu et de l'éternel commencement du monde.
Cette allégorie est sans doute rattachable à la légende moyen-âgeuse de SAINT-
JERÔME qui, un jour, "sauva un lion de la mort en lui ôtant une épine de la
patte. Le fauve reconnaissant qui ne le quitta plus montait la garde et protégeait
l'âne qui apportait le bois au couvent. Un jour que le lion s'était assoupi, l'âne
fut dérobé par des brigands, et on accusa bien sûr le lion de l'avoir dévoré.
Mais l'animal retrouva les voleurs."4 La pieuse vénération dont le saint ermite
était alors entouré est attestée par ERASME qui, faisant l'éloge de SAINT-
JERÔME qu'il préférait à SAINT-AUGUSTIN, écrivait en 1501, dans son traité,
Le Mépris de monde : "Saint-Jérôme est le maître accompli de la sagesse
sacrée et de la sagesse profane"5. Dans les tableaux où le peintre flamand,
PATINIR, dépeint SAINT-JERÔME celui-ci apparaît, au désert, agenouillé
devant le CHRIST en croix, avec son compagnon, le lion, près de deux
chameaux ou d'un âne placé à l'arrière plan. Bêtes du désert, portant l'un et
l'autre des fardeaux, le chameau et l'âne sont interchangeables. Dans le bestiaire
de Zarathoustra, incarnant le "non" nihiliste du ressentiment, ils représentent
l'esclave.
A l'apologue nietzschéen des trois métamorphoses fait écho l'apologue des
"trois chemins" où Aimé CESAIRE repose, en la réactualisant à l'échelle
historique moderne du processus colonial de l'esclavage des Noirs aux
Amériques, la problématique de la condition servile.
"Maître des trois chemins, tu as en face de toi un homme
qui a beaucoup marché.
Depuis ELAM. Depuis AKKAD. Depuis SUMER.
4 Henrik STANGERUP, L'idée du bleu, Joachim PATINIR, Paris, les Flohic Editeurs, Col. "Musées Secrets", ,
2000, p.53
5 Idem, ibidem
5
Maître des trois chemins, tu as en face de toi un homme
qui a beaucoup porté.
Depuis ELAM. Depuis AKKAD. Depuis SUMER.
J'ai porté le corps du commandant.
J'ai porté le chemin de fer du commandant.
J'ai porté la locomotive du commandant, le coton du commandant
(…)
Maître des trois chemins, Maître des trois rigoles, plaise que pour une
fois - la première depuis AKKAD depuis ELAM depuis SUMER -
(…)
j'avance à travers les feuilles mortes de mon petit pas de sorcier
vers là où menace triomphalement l'inépuisable injonction des hommes
jetés aux ricanements noueux de l'ouragan
Depuis ELAM. Depuis AKKAD. Depuis SUMER."6
J'imaginais la scène, il n'y a pas si longtemps, en scrutant, sur un moulage
exposé au Musée d'ORSAY, les traits du visage de "La négresse révoltée" qu'a
sculpté CARPEAUX. Ce qui se lit, là, dans ce regard noir que par on ne sait
quel miraculeux tour de main l'artiste a su fixer, ce n'est pas à vrai dire de la
révolte mais plus précisément, très exactement, du "ressentiment". Et CESAIRE,
opinant du chef, de renchérir : "- Nous sommes le parti du grief généralisé".
"Poète de la colère"7, il a su caractériser le discours protestataire des Amériques
noires8 et, par delà, tous les discours contemporains du ressentiment :
"Comme il y a des hommes-hyènes
et des hommes panthères,
6 Aimé CESAIRE, "Depuis ELAM depuis AKKAD depuis SUMER", poème in Aimé CESAIRE, Cadastre,
Paris, Editions du SEUIL, 1961 (première édition), repris in Aimé CESAIRE, Anthologie poétique (présentée
par R. TOUMSON), Paris, Editions de l'Imprimerie Nationale, Collection "La Salamandre", 1996 (édition
utilisée, p.154).
7 Cf. R. TOUMSON, S. HENRY-VALMORE, Aimé CESAIRE, le Nègre inconsolé, Paris, Editions SYROS,
1993.
8 Cf. Roger BASTIDE, Les Amériques noires, Paris, Payot Editeur, Paris 1967
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