Roger TOUMSON LOGIQUE DE DOMINATION PSYCHOSE DE RESSENTIMENT 1 1. "DEPUIS ELAM DEPUIS AKKAD DEPUIS SUMER" Sentiment "noir", "noir désir", le ressentiment est un mal mystérieux. Insaisissable, il court, il court… NIETZSCHE qui fut en philosophie le précurseur de la psychopathologie moderne du ressentiment a fait de l'araignée - la tarentule - l'allégorie de l'esprit de vengeance. Comme le venin de la tarentule, c'est une force irrésistible, invincible, de contagion. A cette métaphore arachnoïde pourrait s'adjoindre celle de la ronce. "Blesse, ronce noire"1. Le ressentiment est un poison. "Ceux qui souffrent examinent jusqu'aux entrailles de leur passé et de leur présent pour y trouver des choses sombres et mystérieuses qui leur permettent de s'y griser de douloureuses méfiances, de s'enivrer au poison de leur propre méchanceté."2C'est déjà ce qu'en disait, avec une non moins saisissante justesse du diagnostic, Victor HUGO, dans ces strophes des "Contemplations": "J'aime l'araignée et j'aime l'ortie, Parce qu'on les hait; Et que rien n'exauce et que tout châtie Leur morne souhait; Parce qu'elles sont maudites, chétives, Noirs êtres rampants; Parce qu'elles sont les tristes captives De leur guet-apens; Parce qu'elles sont prises dans leur oeuvre; 1 2 Claude-Louis COMBET, Blesse, ronce noire, Librairie José CORTI, Paris 1995 NIETZSCHE, Généalogie de la morale, III, 15, trad. Henri ALBERT, Paris, Mercure de France. 2 O sort! Fatals nœuds! Parce que l'ortie est une couleuvre, L'araignée est un gueux; Parce qu'elles ont l'ombre des abîmes, Parce qu'on les fuit, Parce qu'elles sont toutes deux victimes De la sombre nuit."3 Les chroniqueurs rapportent que, le grand âge venu, perclus de crises de goutte - il mourut le 10 août 1002, à l'âge de 66 ans -, MUHAMMAD ibn ABI AMIR, dit "al - MANSUR", "le victorieux", commandeur de CORDOUE, capitale du califat andalou des OMMEYADES, ordonna que sa litière fût exclusivement portée par des courriers noirs africains ceux-ci ayant, précisait-il, fin connaisseur, la démarche plus souple. Comme la démarche, l'esclave a l'échine souple. Et pourquoi? C'est la question qu'a posée NIETZSCHE au début du livre premier d'Ainsi parlait ZARATHOUSTRA au moyen de l'apologue du chameau, du lion et de l'enfant: - "Comment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant". A cette devinette en forme d'apologue NIETZSCHE apporte la réponse en ces termes : - le chameau est l'animal qui porte le poids des valeurs établies, celles de l'éducation, de la morale et de la culture ; - arrivé dans le désert, il se change en un lion qui critique toutes les valeurs établies, casse les statues, piétine les fardeaux ; 3 Victor HUGO, Les Contemplations, poème XXVII (1842). 3 - ayant ainsi fait le lion se change en un enfant qui, incarnant de nouvelles valeurs et de nouveaux principes d'évaluation, est une vivante allégorie du Jeu et de l'éternel commencement du monde. Cette allégorie est sans doute rattachable à la légende moyen-âgeuse de SAINTJERÔME qui, un jour, "sauva un lion de la mort en lui ôtant une épine de la patte. Le fauve reconnaissant qui ne le quitta plus montait la garde et protégeait l'âne qui apportait le bois au couvent. Un jour que le lion s'était assoupi, l'âne fut dérobé par des brigands, et on accusa bien sûr le lion de l'avoir dévoré. Mais l'animal retrouva les voleurs."4 La pieuse vénération dont le saint ermite était alors entouré est attestée par ERASME qui, faisant l'éloge de SAINTJERÔME qu'il préférait à SAINT-AUGUSTIN, écrivait en 1501, dans son traité, Le Mépris de monde : "Saint-Jérôme est le maître accompli de la sagesse sacrée et de la sagesse profane"5. Dans les tableaux où le peintre flamand, PATINIR, dépeint SAINT-JERÔME celui-ci apparaît, au désert, agenouillé devant le CHRIST en croix, avec son compagnon, le lion, près de deux chameaux ou d'un âne placé à l'arrière plan. Bêtes du désert, portant l'un et l'autre des fardeaux, le chameau et l'âne sont interchangeables. Dans le bestiaire de Zarathoustra, incarnant le "non" nihiliste du ressentiment, ils représentent l'esclave. A l'apologue nietzschéen des trois métamorphoses fait écho l'apologue des "trois chemins" où Aimé CESAIRE repose, en la réactualisant à l'échelle historique moderne du processus colonial de l'esclavage des Noirs aux Amériques, la problématique de la condition servile. "Maître des trois chemins, tu as en face de toi un homme qui a beaucoup marché. Depuis ELAM. Depuis AKKAD. Depuis SUMER. 4 Henrik STANGERUP, L'idée du bleu, Joachim PATINIR, Paris, les Flohic Editeurs, Col. "Musées Secrets", , 2000, p.53 5 Idem, ibidem 4 Maître des trois chemins, tu as en face de toi un homme qui a beaucoup porté. Depuis ELAM. Depuis AKKAD. Depuis SUMER. J'ai porté le corps du commandant. J'ai porté le chemin de fer du commandant. J'ai porté la locomotive du commandant, le coton du commandant (…) Maître des trois chemins, Maître des trois rigoles, plaise que pour une fois - la première depuis AKKAD depuis ELAM depuis SUMER (…) j'avance à travers les feuilles mortes de mon petit pas de sorcier vers là où menace triomphalement l'inépuisable injonction des hommes jetés aux ricanements noueux de l'ouragan Depuis ELAM. Depuis AKKAD. Depuis SUMER."6 J'imaginais la scène, il n'y a pas si longtemps, en scrutant, sur un moulage exposé au Musée d'ORSAY, les traits du visage de "La négresse révoltée" qu'a sculpté CARPEAUX. Ce qui se lit, là, dans ce regard noir que par on ne sait quel miraculeux tour de main l'artiste a su fixer, ce n'est pas à vrai dire de la révolte mais plus précisément, très exactement, du "ressentiment". Et CESAIRE, opinant du chef, de renchérir : "- Nous sommes le parti du grief généralisé". "Poète de la colère"7, il a su caractériser le discours protestataire des Amériques noires 8 et, par delà, tous les discours contemporains du ressentiment : "Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes panthères, 6 Aimé CESAIRE, "Depuis ELAM depuis AKKAD depuis SUMER", poème in Aimé CESAIRE, Cadastre, Paris, Editions du SEUIL, 1961 (première édition), repris in Aimé CESAIRE, Anthologie poétique (présentée par R. TOUMSON), Paris, Editions de l'Imprimerie Nationale, Collection "La Salamandre", 1996 (édition utilisée, p.154). 7 Cf. R. TOUMSON, S. HENRY-VALMORE, Aimé CESAIRE, le Nègre inconsolé, Paris, Editions SYROS, 1993. 8 Cf. Roger BASTIDE, Les Amériques noires, Paris, Payot Editeur, Paris 1967 5 je serais un homme-juif un homme-cafre un homme-hindou-de-Calcutta un homme-de-Harlem qui ne vote pas l'homme-famine, l'homme-insulte (…) un homme-juif un homme-progrom un chiot un mendigot mais est-ce qu'on tue le Remords beau comme la face de stupeur d'une dame anglaise qui trouverait dans sa soupière un crâne Hottentot ?"9 Anticolonialiste, anti-esclavagiste, anti-raciste, en son principe, dressant l'inventaire des exactions d'une certaine logique de la domination, le discours nègre de la réhabilitation est l'une des formes canoniques du discours commun contemporain du ressentiment. Car le dit Tiers-Monde n'est plus le seul terrain propice à la germination, à la floraison et à la fructification des autismes identitaires, fruits amers dont raffolent sous tous les climats les espèces ou variétés innombrables du ressentiment. En cette sombre fin de siècle son marché libre s'est étendu aux dimensions de la planète tout entière. Nul n'en disconvient, le XXe siècle est peut-être de tous l'un des siècles les plus "noirs" de l'humanité, chacun des progrès colossaux de la science et des arts ayant pour contrepartie, en proportion directe, sa part de régression, de souffrance et de désespérance. 9 Aimé CESAIRE, Cahier d'un retour au pays natal, in Aimé CESAIRE, Anthologie poétique, édition utilisée, déjà citée, pages 48,49 6 Litanie inachevée des atrocités humaines. Deux Guerres mondiales, la SHOAH, une "Tricontinentale" de guerres de libération nationale "pour l'indépendance et le socialisme": CHINE, VIET-NAM, CAMBODGE, CONGO, et par dessus le marché PALESTINE, RWANDA, BURUNDI TCHETCHENIE, KOSOVO pour ne pas citer davantage. Aux quatre horizons du "tout-monde"10, sous des variétés toujours plus imprévisibles les unes que les autres, des clientèles proliférantes font prospérer le commerce sanglant des vendettas identitaires. "Comment le philosophe regarde-t-il la culture de notre temps ? (…) Il lui semble presque apercevoir une destruction et un acharnement complet de la culture (…) Les eaux de la religion s'écoulent et laissent derrière elles des marécages ou des étangs ; les nations se séparent de nouveau, se combattent les unes des autres et demandent à s'entre-déchirer."11 A toutes les échelles d'ensemble - état, nation, classe, race, religion, culture, sexe - s'exerce l'irrésistible poussée des absolutismes identitaires et des séparatismes obscurantistes. Le relativisme, dégradé, fournit opportunément, en toute circonstance, les justifications et explications utiles. "Jamais le monde n'a été davantage le monde, jamais il n'a été plus pauvre en dons précieux… Tout se met au service de la barbarie qui vient, l'art actuel et la science actuelle ne font pas exception. L'homme cultivé est dégénéré au point qu'il est devenu le pire ennemi de la culture, car il veut nier la maladie générale et il est un obstacle pour les médecins."12 10 Cf. Edouard GLISSANT, Traité de tout-monde, Paris, Editions GALLIMARD, 1997. Voir également Roger TOUMSON, Mythologie du métissage, Paris, Presses Universitaire de France, 1998. 11 NIETZSCHE, Considérations inactuelles, SCHOPENHAUER éducateur, 4, trad. Henri ALBERT, Paris, Mercure de France. 12 NIETZSCHE, Considérations inactuelles, SCHOPENHAUER éducateur, 4, trad. Henri ALBERT, Paris, Mercure de France. 7 2. CONFIGURATIONS Appartenant au langage courant et au langage savant à la fois le terme comporte des ambiguïtés sémantiques que dissimule son apparente familiarité. Ordinairement il qualifie, avec quelque imprécision, un état d'esprit, une disposition psychologique acquise: le mot ressentiment est alors à peu près synonyme de rancœur, de frustration, de désir de vengeance, d'envie ou de convoitise. Au sens philosophique il concerne alternativement des morales, des idéologies, des discours, des doctrines, des conceptions ou des visions du monde. Cette ambivalence cause autant d'embarras aux dictionnaires d'usage qu'aux dictionnaires philosophiques. LALANDE ne juge pas utile d'en rapporter la moindre glose. FOULQUIE en relève pour sa part les acceptions suivantes: ""état d'animosité maintenu par le souvenir d'une offense dont on aspire à se venger" (p. 662); "la "rancune" est plus durable que le ressentiment, plus dépendante du fond du caractère, plus couvée" (p. 655); "rancœur" : ressentiment amer que laisse le souvenir d'une offense ou d'une profonde déception."" Pour démêler l'écheveau des ces variations sémantiques plus ou moins significatives, des fausses synonymies ou des analogies trompeuses auxquelles elle se prêtent, il est utile de se reporter à l'étymologie : - "ressentiment", nom masculin, de "ressentir"; - "ressentir", verbe transitif, de "re" et "sentir". Ainsi que l'indique le préfixe le ressentiment est chronologiquement et logiquement la conséquence d'une cause : l'auteur du mal ressenti étant identifiable et les circonstances mémorables. Faut-il à l'occasion souligner que le mot "révolte" second terme du couple qu'il forme avec le mot "ressentiment" est semblablement formé, au moyen du même préfixe, "re-", à partir du latin "volvere": "se révolter", c'est à dire "se retourner", "rouler en arrière". Le mot 8 "ré-volte" implique comme le mot "re(s)-sentiment" la notion d'un mouvement rétroactif, rétrospectif: effectuer une "révolte" c'est à dire faire "volte-face", accomplir une "volte", un retour sur soi qui soit simultanément remémoration, interrogation, réflexion. "Le révolté, au sens étymologique fait volte-face. Il marchait sous le fouet du maître. Le voilà qui fait face."13 Le ressentiment est le retour, la réitération d'un mal persistant, le renouvellement continu ou discontinu d'un sentiment douloureux suscité par une "injure". Revenons ici encore à l'étymologie: "injure", du latin "injuria", du préfixe privatif "in-" et de "jus", c'est à dire, au sens premier du mot, "contraire au droit". A ce sens propre s'est adjoint le sens figuré que met en évidence, en anglais, le mot "injure" ou le mot "injury" au sens physiologique ou psychologique de "blessure". Ainsi la volonté que mobilise le ressentiment est-elle une volonté de punir et de juger. La ténacité du ressentiment - et ce n'est pas son moindre paradoxe - se mesure à la force d'emprise de la loi morale. Le principe fondamental sur lequel repose sa logique argumentative est le principe d'égalité sachant que la justesse de ses revendications à priori conformes à la raison est démontrable. L'histoire sémantique du "ressentiment", entre le "ressenti" et le "connu", entre "sentiment" et "sens", est ainsi d'une complexité parfois insoupçonnée. L'histoire philosophique de la notion tout comme son histoire idéologique ou son histoire symbolique ne sont pas moins embrouillées. Il n'est pas superflu de procéder à l'examen des changements catégoriques, des transferts logiques, éthiques ou psychologiques qui ont ponctué les épisodes successifs tragiques, dramatiques ou pathétiques de ses mésaventures. Concept ontologique, initialement circonscrit par NIETZSCHE au champ d'application d'une philosophie critique radicale, le ressentiment n'est plus aujourd'hui qu'un idéologème. Politiques, sociaux ou culturels, les discours idéologiques exploitent à l'envie, à la mode du jour, les ressources argumentatives du ressentiment. Des minorités en fureur arc-boutées à leurs 13 Albert CAMUS, L'homme révolté, Editions GALLIMARD, Paris, 1951. 9 différences de classe, de race, de religion, de culture ou de sexe proclament urbi et orbi que la vie est injuste, qu'une supériorité d'ordre empirique est l'indice le plus sûr d'une infériorité morale, bref, que les valeurs dominantes sont irrémédiablement dévaluées. Les vices et les vertus étant répartis, celles-ci aux victimes, ceux-là aux bourreaux, toute subordination présuppose avec ou sans raison une insubordination de proportion croissante, tout échec peut se transmuer en mérite et chaque grief légitimer par transfert de la culpabilité une dénégation de responsabilité. - Comment expliquer ce changement axiologique? - D'où vient-elle cette récurrence obsessionnelle des structures discursives du ressentiment, quel est son parcours? - Pourquoi, à l'aube du nouveau millénaire, les sociétés humaines sont-elles encore et plus que jamais scindées en fractions et factions qu'opposent des "dissentiments" et "différends" inexpiables? Autant de questions que, fort de sa certitude, le discours commun, savant ou vulgaire ne laisse pas sans réponse : la faute en est au "ressentiment", au pathos de la plainte et de la rancune qui sature le champ social. Voilà pourquoi votre fille est muette. Cette inflation cancéreuse du ressentiment a pour cause, vous dit-on, la déchéance des utopies égalitaristes, des idéaux de justice et de progrès. Parole d'expert. Diagnostic qui se veut rassurant mais ne prescrit en guise de cure qu'un cautère sur une jambe de bois. Ayant dit du ressentiment qu'il est une sophistique inexpugnable, hostile au dialogue, au débat rationnel, qu'aura-t-on prouvé?14 Raisonnement faux qui prend l'effet pour la cause, antépose une rhétorique à sa morale et sa morale à sa logique. Le regain d'actualité dont semble bénéficier la dite "pensée du ressentiment" s'apparente au phénomène mécanique de la résurgence artésienne. Déchu du rang auquel l'avait élevé NIETZSCHE dans sa Généalogie de la morale, n'ayant plus rien "d'intempestif", d'"inactuel", bref, de subversif, il peut être remis au goût du 14 Cf. Marc ANGENOT, Les idéologies du ressentiment, XYZ Editeur, Montréal, Québec, 1997. 10 jour 15. Ayant été intégré aux codes normatifs en vigueur, il a désormais une valeur d'échange. Le processus observable est une chute paradigmatique. Il y a eu amuissement, dévitalisation du concept . 3. REQUISITOIRE On l'avait peut-être oublié mais en Europe, comme ailleurs, les idéologies du ressentiment disposent en effet d'un biotope de prédilection. Elles y réactivent, par un retour du refoulé, des animadversions encore plus anciennes et d'autant plus meurtrières. Le nouvel essor des idéologies du ressentiment a pour cause, aujourd'hui, dit-on, la crise globale des projets émancipateurs, des pensées du progrès, des réformismes sociaux : fin des utopies salvatrices, dépérissement des espérances collectives, rejet des valeurs de l'humanisme universaliste. Pourquoi pas ? L'on peut en convenir quitte à y voir autant de symptômes du "malaise dans la civilisation" que diagnostiquait FREUD. Notre monde est en proie à des violences identitaires ethno-égocentriques : névroses de l'origine qui inlassablement, répétitivement, suscitent ou légitiment au nom de différences spécifiques transcendantalisées, absolutisées, des conflits d'une violence inouïe. Dans ce monde parvenu au stade suprême de l'accumulation des "différances" et des "différends" triomphe par la force de la loi du sang versé une logique de la dette, de la vengeance et de la réparation des torts subis. Logique revancharde que dicte, dans le ressentiment, une mémoire tétanisée du mal. Car comme l'observe Paul RICOEUR, tel est bien le problème de fond : celui de la 15 KIERKEGAARD a fait, à l'exemple de NIETZSCHE, un objet de philosophie morale. Voir également Max SCHELER, L'Homme du Ressentiment, Paris, GALLIMARD, 1950, traduction de Uber Ressentiment und Moralischen Wertwurteil. 11 mémoire 16. C'est en cela que la question du ressentiment revêt une valeur doublement paradigmatique, philosophique et politique. Les enjeux du débat relèvent, dans l'ordre de l'histoire du concept, d'une généalogie de la morale des révoltes serviles, plébéiennes ou prolétariennes "révoltes logiques", disait RIMBAUD - et d'une herméneutique des discours de la négation. Le problème n'est pas nouveau mais il est d'une complexité accrue : celui des rapports du "Moi" et de l'"Autre" ; celui de l' "Être" et du "devenir" ou, comme l'indiquait encore NIETZSCHE, de l'"Un" et du "multiple" ; ou encore, rétrospectivement, en termes hégéliens, du "Singulier" et de l'"Universel". L'hypothèse étant admise, il s'agit d'expliquer en quoi et pourquoi, dans les circonstances des conflits toujours sanglants qui se multiplient présentement, de quelque nature soient-ils, politiques, sociaux, raciaux, religieux ou culturels, il y a, à la base de l'affirmation collective ou individuelle d'une différence absolutisée, la négation du ressentiment. Revendiquée en ces termes l'identité n'est en rien l'attribut d'une réalité d'expérience mais une vue erronée de l'esprit. En tout discours d'affirmation identitaire il y a, objectait NIETZSCHE, l'exposant d'une vacance identitaire: il n'est d'identité que vacante. Dans le discours commun de la revendication identitaire sont mobilisés, associés ou amalgamés des concepts dont, en raison de leur dégradation idéologique, la provenance, la nature et la fonction sont souvent sinon toujours méconnus de ceux-là même qui en sont les propagandistes. Telle est la fonction catalytique des littératures dites "mineures"17, littératures du ressentiment qui, comme autant de chroniques irritées des mésaventures de l'identité et de la différence, donnent matière à la réflexion approfondie, que nécessitent les réalités du présent historique immédiat. 16 Paul RICOEUR, la Mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Editions du SEUIL Collection "L'ordre philosophique", 2000. 17 Cf. G. DELEUZE, F. GUATTARI, KAFKA. Plaidoyer pour une littérature mineure, Paris, Editions de Minuit, 1975. 12 Ainsi donc s'est ouvert, venue "l'ère du soupçon" contemporaine de l'ère des indépendances décolonisatrices, dès lors que fut constatée, vérifiée, la sanglante avarie des mythes révolutionnaires du Tiers-Monde, le procès postkafkaïen du ressentiment. Procès retentissant dont sut faire son miel, à point nommé, l'antitiers-mondisme mondain, mais procès nécessaire, procès salutaire. L'instruction en fut toutefois émaillée de quelques graves erreurs de procédure. Les débats n'étant pas clos, il n'est peut-être pas encore inutile de s'appliquer ici à les discerner. Apocalypse du ressentiment qui, présumé coupable de tous les maux, a été déféré à la barre d'infamie. Il y eut alors comme une perte d'énergie. Dévitalisé, ayant été figé, y compris par les idéologues marxistes, en des antinomies mécanistes, le concept de ressentiment s'est "dé-dialectisé". Mécaniquement dissociés, "Ressentiment" "Révolte" et "Révolution" ont été opposées. Régression dualiste, retour en force du monisme. Dans le concept nietzschéen le ressentiment intervient de la première figure du processus dialectique de la crise et de la transmutation des valeurs à la dernière figure du dit processus, c'est à dire, de la négation à l'affirmation, processus où la négation continue d'être à l'ouvrage jusqu'au stade de l'affirmation radicale, stade final où, poursuivant son action, la négation atteint au plus haut niveau de ses ressources. Or - lapsus ou oubli? - c'est cela même qui fut occulté, à savoir que le ressentiment n'est pas antérieur à la révolte mais le commencement de la révolte et l'acte créateur de la révolte. Autant d'erreurs qui procèdent d'une seule et même bévue. "La révolte des esclaves, dans la morale", spécifiait pourtant NIETZSCHE, récusant KANT et HEGEL. Quand, comment et pourquoi les esclaves y accèdent-ils, d'où font-ils irruption sur la scène de la morale? En 1973, au cours d'une émission télévisée, la question lui ayant été 13 ainsi posée: "D'où vous vient l'assurance de prophétiser la montée du racisme?", Jacques LACAN répondait : "Dans l'égarement de notre jouissance il n'y a que l'Autre qui la situe, mais c'est en tant que nous en sommes séparés… Laisser cet Autre à son mode de jouissance, c'est ce qui ne se pourrait qu'à ne pas lui imposer le nôtre, à ne pas le tenir pour un sous-développé… Comment espérer que se poursuive l'humanitairerie de commande dont s'habillaient nos exactions?"18 Montée du racisme, prolifération des chauvinismes, des égotismes nationalistes, exaltation des traditions locales: autant de phénomènes ayant pour facteur commun ce que LACAN appelle "le mode de jouissance", c'est à dire le ressentiment. Il n'est pas si sûr que dans l'économie générale du discours identitaire contemporain le ressentiment tienne en première instance le rôle déterminant que se plaisent à lui conférer les idéologues de la crise postmoderne de la culture et de l'identité. La perception du phénomène identitaire a bien entendu changé. Pourvue d'une finalité nouvelle, perdant son autonomie référentielle, l'identité n'est plus gardienne du sens. L'exaltation des identités ancestrales a fait partout prévaloir une compréhension du rapport entre race et histoire, nature et culture, langue et religion, qui n'est plus conforme aux principes de l'humanisme rationaliste des Lumières. Déconcertés, dépités de se voir déposséder du pouvoir qu'ils détenaient, antérieurement à cette crise d'effondrement du sens survenue au stade terminal de la crise des valeurs, les maîtres à penser montrèrent d'un doigt accusateur ce pelé, ce galeux d'où venait tout le mal. Enumérant et soupesant méthodiquement les symptômes de la pandémie leurs émules s'empressèrent d'en dresser le tableau clinique. A mesure que s'accélérait l'uniformisation des structures politiques, économiques et sociales s'est exacerbée la revendication des spécificités ethniques ou nationales. La tentation est forte d'instrumentaliser le ressentiment, de s'en servir, en guise d'opérateur analytique 18 ultime comme d'une pince-monseigneur. Diagnostiqué ou Jacques LACAN, Télévision, Paris, Editions du Seuil, 1974, pp. 53, 54. 14 pronostiqué "à tous maux" le ressentiment fait tâche au point aveugle de la philosophie politique du sujet social. L'échec de l'Etat-nation dans le TiersMonde et, parallèlement, dans le ci-devant camp socialiste de l'Europe de l'Est, a mis en évidence cette carence. Les dysfonctionnements des catégories héritées de la tradition philosophique gréco-occidentale, à savoir, entre autres, de la dialectique de la connaissance de soi, de la Nature et de l'Histoire, n'ont cessé de s'aggraver. La dialectique de la maîtrise et de la servitude, du Maître et de l'Esclave, demeure plus qu'une déficience, un raté de la structure. L'inflation doctrinale du réquisitoire dressé contre le ressentiment est à la mesure des carences analytiques inhérentes à ce réquisitoire. La crise de la fonction intellectuelle est étroitement liée à cette crise générale du sens. Moralistes et idéologues sont dépossédés de leur pouvoir héréditaire d'interpréter le monde. Pour tous, les temps sont difficiles. Chaque époque est pourvue , on le sait, d'un imaginaire qui lui est approprié. Littératures de ressentiment - "mineures" ou "majeures" -, les littératures du temps présent expriment chacune les obsessions collectives d'une culture donnée. Les unes et les autres servent de relais aux névroses, aux systèmes délirants qu'organisent les idéologies religieuses, politiques ou culturelles. Il est possible de déceler, d'une époque à l'autre, l'évolution des psychoses séculaires successives. L'Europe renaissante du XVe et du XVIe siècles fut en proie à une paranoïa religieuse. La paranoïa de l'Europe moderne, du XVIIe au XIXe siècle fut d'ordre scientifique. Les symptômes de la paranoïa postmoderne, au XXe siècle sont les figures d'une défection symbolique : "paranoïa de ressentiment". 4. GENEALOGIE DU RESSENTIMENT Les trois métamorphoses que relate la fable du chameau, du lion et de l'enfant correspondent aux trois grands moment de la pensée et de l'œuvre de 15 NIETZSCHE. Quoique distincts ces moments sont liés. "Les coupures sont toutes relatives: le lion est présent dans le chameau, l'enfant est dans le lion; et dans l'enfant il y a l'issue tragique."19 Pour rendre compte des circonstances et des conditions de la formation du concept du ressentiment chez NIETZSCHE, il est nécessaire de rappeler, ne fût-ce que brièvement, les règles de fonctionnement du système de la philosophie critique de l'auteur de la Généalogie de la Morale. NIETZSCHE fait des études qui le conduisent précocement à choisir la philologie contre la théologie. Influencé par SCHOPENHAUER il perd, dès 1870, lorsque éclate le conflit franco-allemand, ses derniers "fardeaux" idéologiques. Disqualifiant l'identification de la culture de l'esprit à la culture nationale, il rompt d'emblée avec un certain nationalisme bismarckien. L'abandon des vieilles croyances fut, dit-il, dans Ecce Homo, chose aisée, et ce, particulièrement en matière religieuse, l'athéisme ayant été son penchant naturel, instinctif. Son premier ouvrage, La Naissance de la Tragédie, paru en 1871, est mal accueilli. C'est l'occasion d'une prise de conscience dont rendent compte les Considérations intempestives, successivement, de 1873 (année de la parution du Tome I, "David STRAUSS") à 1876 (année de la parution du Tome IV, "Richard WAGNER à Bayreuth"). Alors s'achève l'âge du "chameau". Désormais, assumant sa condition de penseur "intempestif", NIETZSCHE, se donne pour tâche dans Humain, trop humain, en 1878, d'élaborer une théorie philosophique générale de la critique des valeurs. S'ouvre "l'âge du Lion". La méthode choisie, pour procéder à la transmutation des valeurs est celle du "renversement" par "déplacement des perspectives". "Je suis un disciple du philosophe DIONYSOS; je préfèrerais être considéré comme un satyre que comme un saint […]. Vouloir rendre l'humanité "meilleure", ce serait la dernière chose que je promettrais. Je n'érige pas de nouvelles idoles; que les 19 Gilles DELEUZE, NIETZSCHE, Paris, Presses Universitaires de France, 1977, p.5. 16 anciennes apprennent donc ce qu'il en coûte d'avoir des pieds d'argile! "Renverser" des idoles - j'appelle ainsi toute espèce d'idéal - c'est déjà bien plutôt mon affaire."20 Poursuivant son entreprise critique radicale, NIETZSCHE publie consécutivement Le voyageur et son ombre (1879), Aurore (1880), puis Le Gai Savoir (1882). C'est après la révélation bouleversante de l'Eternel Retour, au mois d'août 1881, qu'il a l'inspiration de Zarathoustra. Dans les quatre volumes publiés entre 1883 et 1885 sa philosophie s'élève à son point culminant. Ainsi s'accomplit la troisième métamorphose. S'ouvre l'âge du devenir "enfant". NIETZSCHE fait alors de la critique l'organe d'une transmutation des valeurs où la Négation est mise au service d'une Affirmation supérieure. Telle est sa démarche dans Par-delà le Bien et le Mal (1886), comme dans Généalogie de la morale (1887). En 1888 intervient, dans la pensée, la vie et l'œuvre de NIETZSCHE une quatrième et ultime métamorphose qui scellant son destin, provoque avant sa mort physiologique, cette agonie psychique et mentale, cet effondrement démentiel auquel préludent ses derniers textes, Le cas WAGNER, Le crépuscule des idoles, L'Antéchrist, Ecce homo. Le 3 janvier 1889, à Turin, c'est la crise finale. Ramené à Bâle, NIETZSCHE y est interné avant d'être transporté au domicile de sa mère, à Iéna, où sa sœur, Elisabeth, aida celle-ci à le soigner. Il meurt, à Weimar, en 1900. NIETZSCHE proposait avec une conception nouvelle de la philosophie "une nouvelle image du penseur et de la pensée. A l'idéal de la connaissance, à la découverte du vrai [il]substitue "l'interprétation et l'évaluation"". 21 L'image la plus ancienne du philosophe est celle du penseur présocratique qui, pour interpréter et évaluer le monde, s'applique à comprendre l'intimité de l'avenir et 20 21 NIETZSCHE, Ecce Homo, Préface, 2-3, trad. Henri ALBERT, Paris, Mercure de France. Gilles DELEUZE, NIETZSCHE, déjà cité, p.17. 17 du passé, à rendre compte de l'unité complexe de la pensée et de la vie. De l'unité présocratique où la vie "active" la pensée et où la pensée "affirme" la vie nous n'avons plus la moindre idée, objecte NIETZSCHE. A cette unité de la pensée et de l'action s'est substituée la dualité socratique du concept et de la vie, de la vie contemplative et de la vie active. Ainsi les rapports entre la pensée et la vie ont-ils été depuis lors des rapports conflictuels: la pensée bride et mutile la vie qui, en retour, contredit, infirme la pensée. La tâche que doit s'assigner la philosophie est donc bien de retrouver cette unité perdue. La philosophie est à penser, selon NIETZSCHE, comme à l'origine, en tant que force agissante. Quand elle naquit en Grèce, rappelle-t-il, la philosophie dut se couvrir du masque de la religion. Le philosophe se déguisa en prêtre. La sagesse philosophique s'est mesurée à l'aune de la vertu religieuse. Cette confusion initiale ne s'est pas dissipée. "L'esprit philosophique a toujours dû commencer par se travestir et se masquer en empruntant les types de l'homme contemplatif "précédemment formés", soit les types du prêtre, du devin, de l'homme religieux en général, pour être seulement "possible", en quelque mesure que ce soit […]. Pendant très longtemps, la philosophie n'aurait "pas du tout été possible" sur terre sans un masque et un travestissement ascétique, sans un malentendu ascétique."22 Au cours des phases successives de son développement historique, restée prise au piège, la philosophie persista à opposer la vie à la pensée, la vie active à la vie contemplative, à juger de la vie au nom de valeurs prétendues supérieures, à assujettir la vie aux normes de ces valeurs. Ainsi, à mesure que la pensée devenait négative, la vie, dépréciée, réduite à ses formes les plus faibles, maladives, seules compatibles avec les valeurs jugées supérieures, cessait d'être active. La "réaction" triompha de l' "action", la "négation" de l'"affirmation". Le philosophe législateur, créateur dont la tâche était, d'une part, de critiquer les 22 NIETZSCHE, Généalogie de la morale, III, 10, trad. Henri ALBERT, Mercure de France 18 valeurs établies, d'autre part, de créer les valeurs nouvelles que réclame la vie, céda la place au philosophe conservateur qui, pour faire l'apologie des valeurs établies invoque rituellement l'amour de la vérité mais en donnant "l'assurance à tous les pouvoirs établis" que cette vérité là "ne causera jamais à personne le moindre embarras, car elle n'est, après tout, que la science pure"23. Métaphysique, cette philosophie n'est qu'une pédagogie de la soumission. Elle enseigne l'art et la manière de porter les fardeaux de la vie, de supporter le poids des valeurs supérieures. Cette dégénérescence de la philosophie est imputable, soutient NIETZSCHE, à SOCRATE qui, inventant la métaphysique, instaura la distinction de deux mondes, l'opposition de l'essence et de l'apparence, du vrai et du faux, de l'intelligible et du sensible. Mais, souligne NIETZSCHE, s'il est le premier, il n'est pas seul coupable du forfait. De SOCRATE à KANT et de KANT à HEGEL s'est répétée la même erreur. KANT dénonce la fausse connaissance mais il ne remet pas en question l'idéal de la connaissance. HEGEL récidive. Sa dialectique, ingénieux tour de passe-passe, n'est qu'une technique de récupération des propriétés aliénées. Il prétend remettre sur ses pieds une philosophie qui marchait la tête en bas or dans sa dialectique, où, artificieusement, comme conscience de soi, comme moteur ou produit de la dialectique, intervient l'homme générique, tout retourne à l'esprit. Des socratiques aux hégéliens l'histoire de la philosophie n'est à tout prendre, déplore NIETZSCHE, qu'un récit des soumissions humaines assorti du catalogue de leurs raisons justificatives. - Que nous sert de récupérer des propriétés aliénées pour en devenir les sujets véritables? A-t-on supprimé la religion quand, à la manière de la Réforme, le prêtre disparaît, perdant les signes extérieurs de sa fonction mais pour réapparaître, intériorisé, dans le fidèle? Dieu est-il mort quand l'homme prend sa place? Dans chacun des cas considérés aucun changement véritable n'a lieu. Rien n'est changé au fond, l'essentiel ne change 23 NIETZSCHE, Considérations intempestives, III, SCHOPENHAUER éducateur, Chapitre 3. 19 pas. Le même mal continue de sévir sous des symptômes différents. Un changement, le seul, mérite toute fois d'être noté: au lieu d'être chargé du dehors, l'homme se charge lui-même du poids des fardeaux. Les valeurs supérieures qu'il lui faut assumer le conduisent dès lors à privilégier, les formes accusatoires de la pensée. 5. CRISE DES VALEURS Ce qui est là remis en question ce n'est pas seulement l'histoire de la philosophie, c'est encore la catégorie la plus fondamentale de l'Histoire, celle du sens. Il faut s'interroger, insiste NIETZSCHE, sur le principe dont découlent les événements qui, dans la succession des moments de l'Histoire, déterminent notre pensée et notre vie. "L'évolution d'une chose, d'un usage, d'un organe n'est nullement une progression vers un but, moins encore une progression logique et directe atteinte avec un minimum de forces et de dépenses - mais bien une succession constante de phénomènes d'assujettissement plus ou moins violents, plus ou moins indépendants les uns des autres, sans oublier les résistances qui s'élèvent sans cesse, les tentatives de métamorphoses qui s'opèrent pour concourir à la défense et à la réaction, enfin les résultats heureux des actions en sens contraire. Si la forme est fluide le sens l'est encore bien davantage."24 Penser, c'est interpréter. Interpréter un phénomène c'est en déterminer le sens. Or le sens consiste dans un rapport de forces dont certaines "agissent" et d'autres "réagissent". Forces "primaires", les forces "actives" sont forces de conquête, de subjugation. "Secondaires", les forces "réactives" sont des forces d'adaptation et de régulation. Typologique et qualitative, cette distinction permet de définir le rapport des forces comme une structure où , mise en rapport avec d'autres forces, 24 NIETZCHE, Généalogie de la morale, II,12, trad. Henri Albert, Paris, Mercure de France. 20 chaque force reçoit les attributs de son essence. NIETZSCHE appelle "volonté" le rapport de la force avec la force. Telle qu'il la définit, la "volonté de puissance"25 n'est pas désir de domination. Elle "ne consiste pas à convoiter ni même à "prendre" mais à "créer" et à "donner". La Puissance, comme volonté de puissance, n'est pas ce que la volonté veut, mais ce qui veut dans la volonté"26. Active ou réactive, chaque force correspond à l'une des deux faces de la volonté de puissance. Dans les forces actives l'affirmation est première, elle est la fonction primitive dont s'induit, consécutivement, en fonction dérivée, une négation. Dans les forces réactives, par contre, la négation est première et l'affirmation seconde. Le phénomène historique, à ses yeux stupéfiant, que NIETZSCHE s'attache à décrire et à expliquer est nettement circonscrit: les forces réactives triomphent. Dans la volonté de puissance la négation l'emporte sur l'affirmation. Mais pourquoi donc? NIETZSCHE appelle "nihilisme" ou triomphe des esclaves ce triomphe de la volonté de nier. La "psychologie" qu'il définit en tant que philosophie de la force ou de la volonté de puissance doit avoir pour objet spécifique d'étude ce processus étrange à la faveur duquel l'histoire consacre la victoire des esclaves. De même que la Nature, l'Histoire favorise les faibles. De même que la sélection naturelle les critères de l'Histoire sont favorables aux esclaves en tant que tels, lesquels triomphent non par addition de leurs forces mais par soustraction de la force des forts. Le devenir historique prescrit un devenir-esclave à la totalité des hommes. Devenus les maîtres du monde, les esclaves aménagent un devenir esclave universel. L'esclave ne cesse pas d'être esclave en prenant le pouvoir; le faible ne cesse pas alors d'être un faible. Attention toutefois aux contresens que suscitent ces vocables: "fort", "faible", "maître", "esclave". La typologie qu'élabore NIETZSCHE est qualitative, psychologique. Paradigmatiques ses oppositions renvoient à l'antinomie éthique de la bassesse et de la noblesse. Esprit libre, 25 cf., NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, III, des trois maux, trad. Geneviève BIANQUIS, Paris, Aubier Editeur. 26 Gilles DELEUZE, Nietzsche, déjà cité, p.24. 21 viscéralement hostile à tous les despotismes à tous les régimes dictatoriaux du présent ou du passé, NIETZSCHE a dénoncé avec la même vigueur le nationalisme prussien de BISMARCK et le préfascisme aryen dont son beaufrère s'était fait le propagandiste. NIETZSCHE décrit les modalités fonctionnelles des états modernes où, régnant sur des communautés nationales semblables à des fourmilières, les puissants du jour font du vice et du crime la fin et le moyen de leur art de gouverner. Ce que NIETZSCHE dit en ces termes avec tant de justesse vaut encore davantage, aujourd'hui, en Afrique, en Asie ou en Amérique Latine, pour la quasi totalité des anciennes colonies européennes qui, au cours du vaste processus de décolonisation amorcé au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, sont devenues des états dits indépendants. Quand triomphe le nihilisme, la volonté de puissance, dégradée, cessant d'être une force créatrice ne manifeste plus qu'un désir de domination: course aux honneurs, accumulation de biens matériels, d'argent, accaparement de tous les pouvoirs. Cette volonté de puissance-là est celle de l'esclave. C'est la manière dont l'esclave conçoit la maîtrise, dont l'impuissant conçoit la puissance. Cette manière de concevoir la maîtrise ou la puissance est purement réactive. Le triomphe de nihilisme s'inscrit dans un processus historique dont les étapes successives correspondent chacune à un moment ou un état de la conscience. Selon NIETZSCHE cinq états, cinq moments, sont à distinguer: "le ressentiment"; "la mauvaise conscience", "l'idéal ascétique"; "la mort de Dieu"; "le dernier homme" et "l'homme qui veut périr". Au commencement du processus décrit est le ressentiment: ce n'est pas ma faute, c'est ta faute. Ce moment premier est le moment où à la "récrimination" s'adjoint l' "accusation", le mouvement psychique étant celui de la "projection", 22 le mécanisme de la pensée celui de la "réaction". C'est le régime de la vie réactive. "Ce renversement du coup d'œil appréciateur - ce point de vue "nécessairement" inspiré du monde extérieur - appartient en propre au ressentiment: la morale des esclaves a toujours et avant tout besoin, pour prendre naissance, d'un monde opposé et extérieur: il lui faut, pour parler physiologiquement, des stimulants extérieurs pour agir; son action est forcément une réaction."27 Cessant d'être "agie" la réaction devient quelque chose de "senti", elle devient "ressentiment". C'est le paradigme de l' "aigle" et de l'"agneau". L'agneau dit: je pourrais en faire autant. L'aigle rétorque: qui, qu'estce qui l'en empêche? L'agneau reprend: j'ai du mérite à m'en empêcher, que l'aigle fasse comme moi. Le deuxième moment, postérieur à l'"accusation", est celui de l'"autoaccusation". A l'accusation par "projection" succède l'autoaccusation par "introjection". Dans un mouvement de retour sur soi, intériorisant la faute, devenant "mauvaise conscience", la conscience se reconnaît coupable. Ainsi peut-elle donner l'exemple et acquérant, un pouvoir maximum de contagion, se donner en exemple. "Le prêtre est l'homme qui "change la direction du ressentiment" (…) "Je souffre: certainement quelqu'un doit en être la cause" ainsi raisonnent toutes les brebis maladives. Alors leur berger, le prêtre ascétique, leur répond: "C'est vrai, ma brebis, quelqu'un doit être la cause de cela: mais tu es toi-même cause de tout cela, - "tu es toi-même cause de toimême!"… Est-ce assez hardi, assez faux! Mais un but est du moins atteint de la sorte; ainsi que je l'ai indiqué, la direction du ressentiment est - "changé"" 28. Au troisième moment, celui de la "sublimation", exprimant sa volonté de puissance, la force réactive s'affirme en tant que force de négation de la vie, 27 28 NIETZSCHE, Généalogie de la morale, I, 10, trad. Henri ALBERT, Paris, Mercure de France. NIETZSCHE, Généalogie de la morale, III, 15, trad. Henri ALBERT, Paris, MERCURE de France. 23 volonté de néant. Alors triomphent les valeurs prétendues supérieures, valeurs pieuses qui s'opposent à la vie, la jugent, la condamnent, la réduisent au néant. Le salut n'est promis, permis, qu'aux pauvres et aux faibles: les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers. Renversement diamétral total: les esclaves d'hier sont les maîtres d'aujourd'hui, les faibles sont désormais les forts, la bassesse se change en noblesse. Ainsi s'est nouée l'alliance du "Dieu-Néant" et de l'"Homme - Réactif". Le moment qui suit est celui de la "récupération". Quand SAINT-PAUL fonde le christianisme sur l'idée que CHRIST meurt pour "nos" péchés il procède à un renversement de cette alliance. Les rapports changent. Le conflit judaïque initial mettait aux prises DIEU et lui-même, DIEU, le père, et DIEU, le fils. Dans le conflit qu'instaure le nouvel Evangile chrétien s'opposent l'homme et Dieu. Coupable de la mort de Dieu, l'homme entend le remplacer. Cette mort est certes l'événement le plus marquant dans l'histoire du nihilisme mais il ne met pas un terme définitif au processus de la dévalorisation des valeurs. Après la mort de Dieu le règne de la mauvaise conscience se poursuit comme auparavant sous le règne de Dieu. A l'étape précédente le nihilisme édictait la dépréciation de la vie au nom des valeurs supérieures. A l'étape où survient la mort de Dieu ces valeurs supérieures, divines, cèdent la place à des valeurs humaines: la morale remplace la providence. Il n'y a pas là toutefois de rupture qualitative. Le même esclavage perdure. La vie réactive que légitimaient auparavant les valeurs divines se justifie à présent au nom des valeurs humaines. L'Homme prétend remplacer Dieu mais ses valeurs, demeurées humaines, négatives, sont dépourvues du sens de l'affirmation. Son action demeure une réaction, son affirmation une négation. Quand la force réactive croit dire "oui" elle "porte" un "non". L'homme demeure à l'image de l'Ane de la Nativité chargé de reliques. Comme cet animal du désert il a deux défauts: son "Non" est un faux non, son "Oui" est un faux oui. 24 La mort de Dieu est un événement qui n'a pas de signification en luimême, qui n'a de sens que par rapport à un événement à venir, appelé à marquer la fin du processus nihiliste, à savoir, la mort de l'homme. Il faut que change le principe d' évaluation pour que s'achève véritablement le règne des valeurs établies. Une valeur nouvelle n'est pas nécessairement apte à troubler l'ordre établi. Il en est qui naissent déjà vieilles, témoignant ipso facto de leur conformisme. Car à mesure que le nihilisme gagne en extension la crise des valeur s'aiguise, l'inanité des fausses valeurs nouvelles devient manifeste. En prétendant se passer de Dieu, l'Homme réactif se retrouve le maître d'un monde de plus en plus dénué de toutes les valeurs tant divines qu'humaines. Alors surgit "le dernier homme" qui dit: plutôt "un néant de volonté" qu'"une volonté de néant." Devenue une volonté de nier la vie réactive elle-même, la volonté de néant inspire au "dernier homme" l'envie de tout détruire en se détruisant activement. "Au-delà du dernier homme, il y a donc encore "l'homme qui veut périr". Et à ce point d'achèvement du nihilisme - Minuit - tout est prêt - prêt pour une transmutation"29. 6. TRANSMUTATION Le ressentiment qui s'exerce sous l'espèce projective de l'imputation et de la dénonciation de la faute, de l'accusation et de la récrimination, est un symptôme de la mauvaise conscience. La mauvaise conscience est une conscience culpabilisée. Ayant intériorisé la faute la conscience est en proie au sentiment de sa propre culpabilité. Le ressentiment est réactif, c'est à dire 29 Cf. Gilles DELEUZE, NIETZSCHE, déjà cité, p.32 25 négatif. Il est inapte à l'affirmation, à la création. Le NON du ressentiment est l'instance nihiliste de la volonté de puissance. Le NON du ressentiment n'est pas au service de l'action. Il n'est pas agressif. C'est le NON de l'Ane qui porte à contre-cœur le fardeau des valeurs établies mais qui, aliéné à ces valeurs, ne veut, ne sait ni ne peut les remettre en question. L'affirmation est l'expression la plus haute, la plus puissante de la volonté. Ce qui s'y exprime c'est la vie. Ce qui est objet d'affirmation avec la vie, dans la vie, c'est l'Être. Mais, en tant que force de négation, ce que le nihilisme combat ce n'est pas tant l'Être que la vie en tant que ressource affirmative du multiple, c'est à dire, du devenir. Réactif, régressif, le nihilisme dit non au devenir, circonscrit le devenir à l'Être. Multiplicité en puissance le devenir qui est une excroissance de l'Être, un excès coupable d'être, doit être résorbé dans l'être. Exorbitant à l'Être le devenir est fautif. Pour le nihilisme le multiple est une effraction du devenir commise en infraction à l'Un, aux dépens de l'Un. Contrairement au nihilisme qui dit non au multiple et au devenir, la transmutation des valeurs élève le multiple du devenir à la plus haute puissance. La première figure de la transmutation des valeurs est l'affirmation. DIONYSOS ou l'affirmation: le multiple est affirmé en tant que multiple. Le devenir est affirmé en tant que devenir: il y a réciprocité en miroir du devenir et du multiple. Seconde figure de la transmutation: l'affirmation dédoublée: DIONYSOS ARIANE, il y a affirmation de l'affirmation. Il faut une seconde affirmation pour que l'affirmation soit elle-même affirmée. Dans ses premiers travaux, et pour commencer, dans Naissance de la Tragédie, NIETZSCHE définissait DIONYSOS par opposition à SOCRATE. SOCRATE jugeait et condamnait la vie au nom des valeurs supérieures. DIONYSOS considérait, pour sa part, que la vie n'avait pas à subir les rigueurs d'un jugement en accusation. Au fur et à 26 mesure NIETZSCHE en est venu à opposer DIONYSOS non plus à SOCRATE mais au CRUCIFIE, considérant que s'ils avaient subi l'un et l'autre le martyre la signification ne pouvait être la même. C'est au martyre du CHRIST qu'il opposait désormais le martyre de DIONYSOS: d'un côté, un témoignage contre la vie, l'entreprise vengeresse d'un ressentiment; de l'autre, l'affirmation de la vie, l'exaltation du devenir et du multiple, NIETZSCHE voyant dans la lacération et la dispersion des membres de DIONYSOS la métaphore d'un devenir multiple 30: un miroir dans un miroir, un anneau dans un anneau. 31 ARIANE lui dit "Oui"32. Sous le règne du nihilisme le devenir est résorbé dans l'Être et le multiple dans l'Un. Quand advient la transmutation des valeurs l'Être et l'Un sont dissociés, le devenir et le multiple associés. Le multiple cesse d'être justiciable de l'Un. Le devenir n'est plus soumis à la juridiction de l'Être. Transmués, l'Être et l'Un perdent leur sens admis pour prendre chacun un sens renouvelé. L'Un requiert l'attribut du multiple. L'Être et le devenir deviennent coextensifs. Tel est la troisième figure de la transmutation. Désormais le devenir ne s'oppose plus à l'Être. Le multiple ne s'oppose plus à l'Un. Affirmation de la multiplicité de l'Un, et affirmation de l'Être du devenir, affirmation de la nécessité du hasard. C'est dans l'enjeu de cette troisième figure qu'intervient cet autre concept-clé du système nietzschéen: l'éternel Retour ou l'affirmation redoublée. Pour NIETZSCHE, l'éternel Retour n'est pas "retour du Même". Dans le revenir s'implique un devenir. Le multiple est le devenir de l'un et la nécessité l'avenir du hasard. "Le Même ne préexiste pas au divers. "Ce n'est pas le Même qui revient" puisque le revenir est la forme originale du Même, qui se dit seulement 30 Cf. NIETZSCHE, La Volonté de Puissance, IV, trad. Geneviève BIANQUIS, Paris, N.R.F, Editions Gallimard. 31 La métaphore ainsi filée par NIETZSCHE de l'anneau dans son anneau n'est peut-être pas sans analogie avec le schéme qu'élaborera LACAN des nœuds borroméens. 32 NIETZSCHE, Dithyrambes dionysiaques in Ainsi parlait ZARATHOUSTRA, livre IV, L'enchanteur, trad. Henri ALBERT, Paris, Mercure de France. 27 du divers, du multiple, du devenir. Le Même ne revient pas, c'est le revenir qui est le Même dans ce qui devient"33. Redoublement sélectif, l'éternel Retour n'est pas seulement la pensée sélective, mais aussi l'Être sélectif. "Seule revient l'affirmation, seule la joie retourne. Tout ce qui est négation est expulsé par le mouvement même de l'éternel Retour… Toutes les formes du nihilisme et de la réaction: mauvaise conscience, ressentiment…, on ne les verra qu'une fois."34 L'éternel Retour est la répétition qui sélectionne, qui sauve. Telle est la quatrième et dernière figure de la transmutation des valeurs. "Elle implique et produit le surhomme… La transmutation concerne une conversion radicale d'essence, qui se produit dans l'homme, mais qui produit le surhomme… Le surhomme désigne la forme supérieure de ce qui est… D'une part, il est produit dans l'homme, par l'intermédiaire du dernier des hommes et de l'homme qui veut périr. Mais d'autre part, produit dans l'homme, il n'est pas produit par l'homme: il est le fruit de DIONYSOS et d'ARIANE. Ainsi s'achèvent les figures de la transmutation"35. Incarnant le type et le produit de l'affirmation le surhomme survient au croisement de deux généalogies, celle de ZARATHOUSTRA et celle de DIONYSOS. ZARATHOUSTRA est le prophète, l'annonciateur. Subordonné à DIONYSOS il en reste au "NON" mais il préfigure l'affirmation dionysiaque. Le "Non" de ZARATHOUSTRA n'est plus le non du nihilisme: c'est le "Non sacré" du Lion, le "Non" trans-nihiliste inhérent à la transmutation. Alors, sa tâche accomplie, ZARATHOUSTRA plonge sa main dans la toison du Lion. Sacré, transmuant, le "Non" de ZARATHOUSTRA "participe pleinement de l'affirmation dionysiaque, il est déjà l'idée de cette affirmation, l'idée de DIONYSOS… Il produit moins le surhomme qu'il n'assure cette production dans l'homme, créant les conditions dans lesquelles le Lion devient Enfant"36. La 33 Gilles DELEUZE, NIETZSCHE, déjà cité, p.36. Idem, Ibidem, p.38. 35 Idem, Ibidem ,p.40. 36 Idem, Ibidem, p.48. 34 28 transmutation des valeurs est conçue par NIETZSCHE comme le terme du processus. Elle n'est possible qu'à la fin du règne du nihilisme. Il faut que le Nihilisme soit vaincu, mais vaincu par lui-même. Il faut attendre que surviennent le "dernier homme" et "l'homme qui veut périr" pour que la négation, "se retournant enfin contre les forces réactives", devienne elle-même une action et passe au service d'une affirmation supérieure. Car telle est bien la définition de la transmutation des valeurs: "un triomphe de l'affirmation dans la volonté de puissance". Sous le règne du nihilisme, la négation est la forme et le fond de la volonté de puissance; l'affirmation est subordonnée à la négation; l'affirmatif recueille et porte les fruits du négatif. Dans l'instance de la transmutation des valeurs les rapports entre la Négation et l'Affirmation sont inversés. Transmutation signifie renversement. Alors l'affirmation devient sinon la volonté de puissance elle-même du moins l'essence de la volonté de puissance. La négation subsiste mais elle n'est plus alors qu'une modalité de l'affirmation. Le négatif n'est plus que le mode d'être de celui qui l'affirme. Le négatif subsiste comme l'agressivité propre à l'affirmation, comme la critique totale qui accompagne la création. L'instance de l'énonciation est, pour ZARATHOUSTRA, l'instance d'une affirmation pure où la négation, élevée à son degré suprême, devenue active, cessant d'être réactive est mise au service de celui qui affirme et qui créé 37. Le Non de ZARATHOUSTRA s'oppose au Non du nihilisme comme l'agressivité s'oppose au ressentiment. Le Non agressif de ZARATHOUSTRA s'oppose au NON régressif de l'ANE. 37 cf. NIETZSCHE, Ecce Homo in Ainsi parlait Zarathoustra, chapitre 6, trad. Henri ALBERT, Paris, Mercure de France. 29 7. TYPOLOGIE DISCURSIVE Démagogique, procédant à une privatisation des universaux éthiques, à un détournement ethno-égotiste des valeurs le discours du ressentiment qui cultive le grief pour lui-même en fait la ressource énergétique inépuisable d'une redoutable machinerie herméneutique. Raisonnant par paralogismes il énonce, mais de façon indirecte, la haine de soi refoulée inhérente à la condition servile. Le discours du grief est en cela une sophistique de la négation. L'émancipation qu'exige le ressentiment est une émancipation radicalement aliénée. Tel est le paradoxe du ressentiment : son intransigeance initiale peut se changer soudain en son contraire et, devenue étrangement amnésique, négociant tous les compromis, s'accommoder jusqu'à l'accepter de l'ordre des choses. L'être de ressentiment a pour "éthos" la rancune. "Le désir de vengeance est la plus importante des sources du ressentiment"38. Mais ce désir, manquant sa cible, n'attrapant pas son objet à coup sûr, ne peut être immédiatement satisfait. La vengeance est ainsi, nécessairement, toujours différée. Le sujet désirant ressent douloureusement l'incapacité d'accomplir la vengeance projetée. Même si son état actuel est d'impuissance il dispose toutefois des ressources d'une vengeance symbolique mais immédiate, en effigie. Cette vengeance est affaire de mots. S'accomplissant au moyen du symbole verbal elle n'est tout de même pas dépourvue d'efficacité. Elle est d'une grande force d'intimidation. Elle tient son pouvoir d'une réaction cratylienne, nominaliste, victorieuse des postulats empiristes. Le champ de bataille du ressentiment est le symbolique. L'homme du ressentiment se satisfait des victoires proditoires du signifiant sur le signifié et le référent. Il lui suffit que soient changés les mots à défaut des choses, sait se contenter d'excuses réparatrices proférées en des termes où le symbolique soit un substitut du réel. D'où l'équivalence paranoïaque, dans le ressentiment, par 30 régression, de la "punition" et de l'"autopunition": punir l'autre à tout prix, fût-ce au prix d'une autopunition. Car le ressentiment n'est pas d'ordre individuel mais d'ordre collectif. Le ressentiment est par définition ressentiment à l'égard d'autrui. Il est à l'effet d'un narcissisme collectif figé au stade du miroir. Le narcissisme du moi de ressentiment motive un exhibitionnisme de castration. Dans le processus des rapports contradictoires dès lors posés entre le moi et autrui, l'Autre n'intervient que comme simulacre: il sert de prétexte à produire de l'identique. Dans le discours identitaire prédomine toujours la part du ressentiment. Il faut dit-on, pour rendre compte de la névrose originaire contemporaine, démystifier les valeurs dont se réclament les idéologies culturelles du ressentiment. Une translation axiologique, subrepticement, là, s'opère. Chez NIETZSCHE, le ressentiment était défini comme axiologie d'une certaine vision du monde rapportée à un système de valeurs permettant au sujet dominé, selon les catégories de la dialectique du Maître et de l'Esclave, d'expliquer sa condition, d'étayer son argumentation dénonciatrice. Aujourd'hui, chez la plupart des idéologues, changeant de nature, de statut et de fonction, le ressentiment intervient, en tant que notion appropriée à l'analyse des faits culturels en général, comme l'opérateur analytique majeur de la crise d'identité du temps présent. Les doctrines relativistes qui depuis le milieu du siècle tiennent le haut du pavé, propagent, nous dit-on, avec la haine de la raison, la haine de l'universel. L'impulsion du ressentiment impliquerait aussi bien le refus de l'altérité, de la diversité, du multiple. Certes, le discours du ressentiment se construit au moyen d'argumentations retorses, sophistiques. Il en appelle à une dialectique qui, sommaire, "éristique", cultive vicieusement l'art et la manière d'avoir toujours raison. Dans ce dispositif un rôle prédominant est dévolu à la stratégie du brouillage, aux tactiques de l'esquive. Les doctrinaires du ressentiment, les 38 Max SCHELER, L'homme du ressentiment, Paris, GALLIMARD, 1970, p.16. 31 idéologues attardés de la libération nationale et de la spécificité culturelle génitive, de la glossématique endogène, "Fondal Natal" ont recours à des raisonnements captieux pour défendre la cause dont ils se proclament les champions. A la moindre objection ils opposent le paralogisme éculé de l'amalgame. Vous vous rendez à l'évidence de l'échec des indépendances africaines? Vous êtes un nostalgique du colonialisme. Vous critiquez, dans sa version stalinienne, maoïste ou castriste le socialisme dictatorial? Vous êtes un ennemi du prolétariat. Vous redoutez les méfaits du populisme arrogant ou rampant? Vous voilà traître à la patrie. Le discours du ressentiment se reconnaîtrait donc à sa réthorique du pathos: rhétorique passionnée, rhétorique de la passion. Rhétorique du ressentiment dont le pathos vise à intimider l'interlocuteur, à dissimuler les carences logiques d'un discours où tout est ramené à la souffrance endurée, au tort subi, qui comme l'a montré NIETZSCHE, a sa source dans l'herméneutique chrétienne de l'humilité. Au ressentiment judaïque initial a succédé le ressentiment chrétien. A la différence du ressentiment religieux antique, lequel proclamait que ce monde n'est pas le vrai et que ses valeurs sont fausses, le ressentiment moderne a fait de ce bas monde son royaume. Ici-bas est l'ordre de la transmutation des valeurs. L'histoire contemporaine immédiate fournit d'abondance matière à dresser une table de correspondances des typologies du ressentiment. Deux modèles retiennent particulièrement l'attention: le modèle raciologique ethno- égocentrique, d'une part; le modèle socio-idéologique d'autre part. Les deux expressions les plus typiques du ressentiment raciste sont l'antisémitisme et la négrophobie. Dans la typologie socio-idéologique des expressions du ressentiment deux autres modèles sont à considérer, le modèle nationalitaire et le modèle hierarchique des origines et des conditions. Comme l'a montré, depuis le 32 XIXe siècle, en Europe et hors d'Europe, le processus historique de l'éveil des nations, c'est au sein des petites entités nationales asservies ou brimées que le ressentiment, formant le substrat idéologique commun à toutes les revendications nationalistes, s'exprime avec la plus grande vigueur. Séparatiste, l'aspiration nationaliste que dicte le ressentiment tend à satisfaire un désir de sécession comme besoin de se retrouver entre soi. De manière analogue, le ressentiment s'insinue dans les doctrines politiques de la lutte des classes, soientelles fascistes ou socialistes. Car le ressentiment ne prédomine pas seulement au sein de la classe ouvrière mais aussi et surtout au sein de la petite-bourgeoisie, classe "prolétaroïde", dont la position intermédiaire entretient la hargne. Les intellectuels qui pour la plupart appartiennent à la petite-bourgeoisie trouveraient dans ce ressentiment la cause première de leur engagement aux côtés du prolétariat. Appartenant tout au mieux, selon le mot de BOURDIEU, à la "fraction dominée de la classe dominante", l'intelligentsia progressiste, offrant en gage sa propre rancune, prête sa plume aux exploités. Ainsi conçu, désormais, en tant qu'idéologie, le ressentiment n'aurait plus rien d'une juste colère contre le monde; s'il fut naguère une maladie de l'âme il n'en subsiste qu'une infirmité de la raison; ayant transformé en horizon cognitif les griefs les plus bas, il n'est plus que la dénégation du dialogue nécessaire de l'Autre et du devenir. Ce n'est pas clairement dit, mais n'est ce pas bien cela que l'on veut dire? Or les faits sont têtus. S'il n'y a plus de prolétariat, plus de colonisés, s'il n'y a plus un seul raciste de par le monde, si la lutte des classes est morte et enterrée pourquoi donc, de tous côtés, indécente, la subsidence du ressentiment? Le délit au motif duquel s'instruit le procès est imputé invariablement à la "fausse conscience" alternativement définie, selon MARX, comme expression d'une conscience mystifiée, selon le concept nietzschéen de la "mauvaise conscience", ou selon la topologie freudienne de l'inconscient. Chaque réquisitoire en fait méthodiquement la démonstration: des idéologies du 33 ressentiment il n'y a rien de "bon" à attendre; aveugle, l'homme de ressentiment est incapable de voir le monde "tel qu'il est". Mais hélas rien n'y fait. Le réquisitoire tombe à plat : le raisonnement s'avère inopérant, impropre à saisir dans le ressentiment les médiations non dialectiques du Même et de l'Autre, de la vie et de la mort. " Le ressentiment est antidémocratique car il ne peut ni discuter ni faire de compromis, ni même accorder une place dans son programme revendicateur au ressentiment des autres"39: diagnostic erroné qui, conférant au ressentiment cette position affective et cognitive à la fois, le dissocie des autres symptômes de la pathologie psychosociale: le ressentiment n'est pas la seule forme expressive de la mauvaise ou de la fausse conscience; la liste des paradigmes de l'aliénation n'est pas une liste close. Il n'est pas toujours sûr que, à la racine il n'y ait comme désir que le fantasme, autarcique, malsain, tribalique, de se retrouver entre soi. Les luttes du prolétariat contre la bourgeoisie n'ont pas pour seules sources d'énergie les pulsion les plus basses. Les causes n'en sont pas exclusivement d'ordre pathologique. L'adhésion des intellectuels à "la cause du peuple" n'obéit pas purement et simplement au mécanisme psychique d'une "sublimation" par laquelle, en octroyant à CALIBAN une image sublime de soi, les dits "intellectuels" mettent un ressentiment grossier au service d'une utopie rationnelle. Est-il concevable, par exemple, que, soutenant l'action des BLACK PANTHERS, contre la ségrégation raciale, les intellectuels noirs américains, se faisant les propagandistes d'une violence aveugle, n'obéirent qu'à des pulsions sadiques dont les alibis grandiloquents ont, dans une prose hallucinée, arrogante, travesti les crimes les plus odieux en exploits héroïques rédempteurs? Il n'y a pas de doctrine spécifiée du ressentiment. Commun à diverses idéologies il n'est propre à aucune d'entre elles. Le ressentiment peut encore inspirer des projets de transformation des rapports sociaux réconciliant raison et 39 Marc ANGENOT, Les idéologies du ressentiment, Editions XYZ, Montréal, QUEBEC, 1997, p.126 34 justice. Certes, il peut aussi intervenir comme facteur de stagnation, d'un blocage autistique, d'un repli identitaire délirant réinvestissant des tabous, tournés vers un passé imaginaire. Il n'empêche qu'il a historiquement agi et peut encore agir comme facteur de progrès. L'idée selon laquelle le propre du sujet de ressentiment est de persister dans son être est une idée saugrenue. Refusant l'image que lui renvoie le miroir, CALIBAN le brise. En tant que révolte aliénée, l'inversion des valeurs qu'effectue le ressentiment est pour sûr illusoire: elle consiste à poser des valeurs dominées en les opposant naïvement aux valeurs dominantes, ce qui revient à accorder à celles-ci une valeur absolue, c'est à dire à reconnaître comme valeurs propres, sans les récuser ni les contester, les stéréotypes du discours dominant. Un exemple éclairant en est fourni par le discours protestataire "négriste". S'acceptant comme "séparé" et "différent" s'emparant de la négativité inhérente au statut servile que lui prescrit la loi despotique coloniale blanche, le Noir colonisé s'en sert comme d'une arme. Il en fait "un élément essentiel de sa reprise de soi et de son combat, il va l'affirmer, le glorifier jusqu'à l'absolu". "Au mythe négatif imposé par le colonisateur, succède un mythe positif de lui-même proposé par le colonisé"40. Si elle neutralise ou annihile le mépris de soi cette inversion ne défait pas les liens qui assujettissent le colonisé au colonisateur. La définition remodelée qui s'ensuit maintient le colonisé dans un face à face fasciné: l'esclave demeure captif du regard du maître: "Zyé béké brilé zyé neg". Mais cette étape, la première, est inéluctable quelle qu'en soient les effets pervers, la contrepartie névrogène, chimérique. A la seconde étape, "la révolte", puis, dans un "dépassement de la révolte", venue la troisième étape, la "révolution", a-t-on naïvement cru, naguère. Un demi-siècle s'est écoulé et la liquidation révolutionnaire tant espérée de l'aliénation n'a pas eu lieu. Faut-il encore s'en indigner ou s'en 40 Albert MEMMI, Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur, Paris, BUCHET/CHASTEL/CORRÊA Editeurs, 1957, p.178-180. 35 étonner: le règne du "nihilisme" ne s'achève pas avec la mort de DIEU; quand, tuant le maître, l'esclave prend sa place, il ne cesse pas d'en être l'esclave. 8. AFFLICTION La psychopathologie du ressentiment dont NIETZSCHE a posé les fondements mobilise des concepts qui correspondent par avance aux catégories que définira FREUD, lequel, dans la "Selbstdarstelung" écrivait : "NIETZSCHE ,l'autre philosOphe dont les intuitions et les perspectives coïncident souvent de la manière la plus étonnante avec des résultats péniblement acquis de la psychanalyse; pendant longtemps je l'ai évité à cause de cela; je tenais moins à la priorité qu'à rester libre de toute prévention." Reconnaissant lui aussi la dette contractée, RANK ne s'est pas contenté de voir en NIETZSCHE "le précurseur direct de la psychanalyse" pour ce qui est des rapports entre le rêve et la vie éveillée. "Il lui reconnaît un autre mérite: avoir éveillé à la responsabilité de cela même dont on se tient pour irresponsable. On peut être coupable de ce dont on se croit par essence innocent, endetté de ce dont on se croit par essence innocent, endetté de ce dont se sent toujours d'avance acquitté. NIETZSCHE a osé lier la responsabilité, la dette et la culpabilité à l'inconscient"41. Le processus est d'ores et déjà décrit par NIETZSCHE à la manière d'un drame de la pensée qui aurait pour première scène la conscience et pour deuxième scène l'inconscient. NIETZSCHE définit les conditions d'émergence d'une conscience autonome, animée d'un "vouloir". Le monde de la vraie liberté de conscience est un monde où le "vouloir", puissance d'affirmation, s'oppose aux "demi-vouloirs" du ressentiment. "Tout être qui souffre cherche instinctivement la cause de sa 41 Jacques DERRIDA, La carte postale, Paris, Editions Flammarion, Collection "La philosophie en effet", 1980, p.282. 36 souffrance; il lui cherche plus particulièrement une cause animée, ou, plus exactement encore, une cause "responsable", susceptible de souffrir, bref un être vivant contre qui, sous n'importe quel prétexte, il pourra, d'une façon effective ou "en effigie" décharger sa passion; car ceci est pour l'être qui souffre la suprême tentative de soulagement, je veux dire d'étourdissement, narcotique inconsciemment désiré contre toute espèce de souffrance". 42 La lutte qui, dans le système nietzschéen, se déroule entre action et réaction, affirmation et négation, l'Être et le devenir, l'Un et le multiple, correspond, dans le système freudien, au combat d'Eros et de Thanatos, à l'antagonisme de l'instinct de vie et de l'instinct de mort. "Ceux qui souffrent sont d'une ingéniosité et d'une promptitude effrayantes à découvrir des prétextes aux passions douloureuses."43 "Ils jouissent de leurs soupçons, se creusent la tête à propos de malices ou de torts apparents dont ils prétendent avoir été victimes."44 "Ils ouvrent avec violence les plus anciennes blessures, ils perdent leur sang par des cicatrices depuis longtemps fermées."45 Le ressentiment est un mal, le pire de tous puisque sans remède. C'est un état viral, sans débouché, sans emploi. Ce qu'il y a là de servile, c'est la peur de la mort. L'expérience à laquelle il donne lieu est une expérience de l'inhumain vécue dans l'évidence de l'inéluctabilité du mal liée à la volonté du bien. Expérience des limites, d'une défection symbolique de la subjectivité, d'une disjonction de l'individu entre l'idéal collectif et la souffrance qui en découle. "Affliction: la grande énigme de la vie humaine, ce n'est pas la souffrance, c'est le malheur"46. La logique du ressentiment est une logique du désespoir. Logique désespérée d'une disposition intérieure dont la cause nécessaire est l'arrachement, la solitude. 42 NIETZSCHE, Généalogie de la morale, III, 15, trad. Henri ALBERT, Mercure de France. NIETZSCHE, Généalogie de la morale, III, 15, trad. Henri ALBERT, Mercure de France. 44 Idem 45 Idem 46 Russel BANKS, AFFLICTION, traduit de l'américain, Editions ACTES SUD, 1998. 43 37 "Passants, faites grâce à la plante obscure, Au pauvre animal. Plaignez la laideur, plaignez la piqûre, Oh! Plaignez le mal! Il n'est rien qui n'ait sa mélancolie; Tout veut un baiser. Dans leur fauve horreur, pour peu qu'on oublie De les écraser, Pour peu qu'on leur jette un œil moins superbe, Tout bas, loin du jour, La mauvaise bête et la mauvaise herbe Murmurent: Amour!"47 Roger TOUMSON Fort-de-France Septembre - octobre 2000 47 Victor HUGO, Les contemplations, poème XXVII (1842). 38 39