Dès lors, l’appréhension du travail comme une distraction voire un
plaisir ne peut être que le signe d’une dégénérescence de l’instinct.
Si l’exercice d’une profession devient le centre de gravité de
l’existence, phagocytant tous les autres pôles d’intérêts, ce
n’est pas parce que le travail est source de plaisir, mais plutôt
parce qu’il est une nécessité.
Une seconde définition du travail émerge dans certains aphorismes
nietzschéens. Si le travail est un avilissement, comment pouvons-
nous expliquer que l’ennui « vienne nous surprendre lors des
pauses où les besoins sont apaisés, et pour ainsi dire,
endormis » ? (Nietzsche, Humain trop humain, § 611). Le travail
né du besoin devient lui-même un besoin artificiel, produit par
l’habitude et la pression sociale. Nietzsche décortique le processus
infernal [besoin-travail-besoin du travail] par lequel le travail
laisse sa marque sur l’homme. Ainsi apparaît la seconde définition
du travail, plus timide sans doute mais présente malgré tout, celle
d’une transformation de l’homme. L’habitude du travail produit un
animal servile, bridé, usé, incapable de la moindre créativité.
L’habituation au travail produit un type d’homme insipide et
docile, capable de supporter avec résignation l’ennui et la fatigue,
une sorte de « fourmi travailleuse » : le type du Chinois
(Nietzsche, Aurore, § 206).
Nietzsche décrit les effets de ce qu’on pourrait qualifier comme
une véritable discipline voire d’un dressage par le travail. Le
travail « tient chacun en bride et (…) s’entend vigoureusement à
entraver le développement de la raison, des désirs, du goût de
l’indépendance » (Nietzsche, Aurore, § 173). Et le philosophe
conclut : « une société où l’on travaille sans cesse durement
jouira d’une plus grande sécurité : et c’est la sécurité que l’on
adore maintenant comme divinité suprême » (Nietzsche, Aurore, §
173). Le travail engendre un processus de déshumanisation.
Contrairement aux doctrines socialistes, Nietzsche ne met pas en
cause les conditions de travail ou les rapports de production. A ses
yeux, le travail manuel est avilissant en soi, car il dompte les
individus et broie leur singularité, leurs aspirations les plus
profondes et leur créativité. Selon Nietzsche, le travail ouvrier
n’est guère plus enviable que l’esclavage. Cette disciplination,
dénoncée par Nietzsche, est encore renforcée par le discours
ambiant de « bénédiction du travail ». La société sacralise le