La Lettre du Cardiologue - n° 368 - octobre 2003
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MISE AU POINT
UNE QUESTION DE PHARMACOCINÉTIQUE
En janvier 2003, des anesthésistes du Michigan ont étudié plus
précisément le métabolisme in vitro du clopidogrel (11) en se ser-
vant d’un panel de cytochromes humains recombinants. Ils ont
identifié le cytochrome P3A4 comme une enzyme clé dans la pro-
duction du métabolite actif du clopidogrel. Ces auteurs montrent
que la forme lactone de l’atorvastatine inhibe significativement
le CYP3A4 ainsi que la synthèse du métabolite actif du clopido-
grel. Ces résultats demandaient à être évalués in vivo, chose faite
dans une étude clinique publiée quelques semaines plus tard. Dans
cet article (12), Lau et al. rapportent, chez des patients venant de
bénéficier d’une procédure d’angioplastie coronarienne avec mise
en place d’endoprothèse, que l’inhibition de l’agrégation pla-
quettaire induite par le clopidogrel était diminuée chez ceux qui
étaient conjointement traités par atorvastatine, mais pas chez ceux
sous pravastatine. Dans cette étude, l’effet antiagrégant était
mesuré par le pourcentage de plaquettes capables d’être agrégées
ex vivo en présence d’ADP. L’abolition de l’effet antiagrégant du
clopidogrel par l’atorvastatine était dose-dépendante et maxi-
male pour une posologie d’atorvastatine de 40 mg. Cet effet
observé 24 heures après la mise en place de l’endoprothèse per-
sistait jusqu’à 7 jours post-procédure. Dans le même article, les
auteurs rapportent que, chez des volontaires sains, l’adjonction
d’un inhibiteur enzymatique (l’érythromycine) diminuait la for-
mation du métabolite actif et donc l’effet antiagrégant du clopi-
dogrel, alors qu’un inducteur enzymatique, la rifampicine, majo-
rait l’effet antiagrégant plaquettaire. Ils tirent la conclusion que
le clopidogrel semble préférentiellement métabolisé par la voie
du CYP3A4.
Ces travaux indiquent que le métabolite pharmacologiquement
actif du clopidogrel est, entre autres, sous dépendance du
CYP3A4,
et que l’activité antiagrégante plaquettaire du clopido-
grel est diminuée par l’atorvastatine ex vivo.
QUELLE EST LA PERTINENCE CLINIQUE
DE CETTE CONSTATATION ?
On ne sait pas à l’heure actuelle si ce type d’interaction augmente
le risque de thrombose aiguë intrastent ou le taux d’événements
thrombotiques artériels, dont la fréquence a maintenant considé-
rablement diminué (atteignant moins de 1 %) sous l’impulsion
d’améliorations techniques et de la coprescription systématique
d’une bithérapie antiagrégante. Il faut enfin insister sur certains
éléments méthodologiques qui limitent la portée de la publica-
tion sus-citée. Ainsi, l’étude clinique a été réalisée sur un critère
intermédiaire de jugement (agrégation plaquettaire induite par
l’ADP) et, à ce jour, rien ne permet d’affirmer que ce test est cor-
rélé à la survenue d’événements thrombotiques, voire que la
réduction de la morbi-mortalité cardiovasculaire procurée par le
clopidogrel serait elle-même modifiée (2). Cette approche in vitro
ne permet pas d’extrapoler les effets cliniques d’une modifica-
tion de la biologie des plaquettes. Cette étude porte sur un échan-
tillon faible de sujets, dans une étude non randomisée et
rétrospective. On notera la présence plus importante d’inhibi-
teurs enzymatiques (phénytoïne et diltiazem) connus pour ralen-
tir la métabolisation en produits actifs du clopidogrel, dans le
groupe clopidogrel-atorvastatine, majorant peut-être l’effet
observé, et l’absence de groupe contrôle pour les médicaments
connus pour affecter la voie du CYP3A4. On peut également
déplorer dans cette publication l’absence de renseignements à la
fois sur le type de coronaropathie sous-jacente chez les patients
(type de lésions, nombre de sténoses, données endocoronaires)
et sur le type de stents employés, facteurs pouvant moduler l’agré-
gation plaquettaire. Enfin, la technique de mesure de l’agréga-
tion plaquettaire employée reste une méthode récente non vali-
dée par les sociétés savantes, et la seule méthode utilisée dans
l’article sans inclure une méthode de référence. Seule une
approche pharmaco-épidémiologique pourrait permettre de
répondre à ce type de question, en sachant que la fréquence de la
thrombose est faible et qu’elle diminue à distance de l’implanta-
tion. Cette étude demande à être réalisée en se servant des registres
déjà existants ou par la conduite d’une étude prospective. En atten-
dant, certaines données déjà publiées apportent une forme de
réponse à l’effet de cette association sur le plan clinique.
Ainsi, dans l’essai PRONTO (13), qui comparait dans une cohorte
de 100 patients devant bénéficier d’une procédure endocorona-
rienne l’effet des statines sur l’agrégation plaquettaire, aucune
interaction n’était retrouvée dans le groupe atorvastatine-clopi-
dogrel. Cette étude va donc dans le sens contraire, mais elle uti-
lise un test d’agrégation plaquettaire différent et repose sur
les mêmes limites méthodologiques que l’étude de Lau, à savoir
l’absence de randomisation et le caractère rétrospectif.
D’après l’éditorial de Serebruany dans une édition récente de Cir-
culation (14), l’analyse rétrospective dans les essais CURE
et CAPRIE de la population des patients recevant l’association
statines-clopidogrel ne met pas en évidence la survenue d’évé-
nements cliniques péjoratifs.
Finalement, la seule étude prospective qui étudie cette hypothèse
est l’étude INTERACTION, présentée sous forme de poster au
dernier congrès de l’ACC. Dans cet essai, 75 patients devant béné-
ficier de la mise en place d’une endoprothèse coronarienne reçoi-
vent 325 mg d’aspirine par jour pendant au moins une semaine
et une dose de charge de clopidogrel avant la mise en place du
stent. Les patients ont été randomisés un mois avant la procédure
en trois bras : atorvastatine, autre statine ou pas de statine. L’in-
teraction statine-clopidogrel est étudiée par la mesure répétée de
marqueurs standards et d’un grand nombre de marqueurs
modernes (CD41b, CD42b, CD62p, CD51/61) de l’agrégation
plaquettaire à 4 heures et 24 heures après la procédure. Les trois
groupes diffèrent uniquement sur le niveau de cholestérol total,
plus bas dans les bras statines. Aucune différence n’est observée
entre les trois bras en termes de réduction de l’effet antiagrégant
plaquettaire du clopidogrel. Ce travail confirme l’absence de dif-
férence entre l’atorvastatine et les autres statines sur des mar-
queurs biologiques évaluant l’agrégation plaquettaire, et suggère
la possibilité pour les statines d’inhiber directement l’agrégation
plaquettaire en diminuant l’activation des récepteurs plaquettaires
à la thrombine. Cependant, là aussi, l’étude repose sur des cri-
tères intermédiaires et ne permet pas de conclure.