Livre blanc - Le Blog de l`économie criminelle

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L’ECONOMIE CRIMINELLE
POISON DE LA REPUBLIQUE
Livre blanc
Sous la direction d’Hervé Pierre
Novembre 2015
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L’ECONOMIE CRIMINELLE
POISON DE LA REPUBLIQUE
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4
Remerciements
Le présent livre blanc n'aurait aucune teneur, ni valeur sans la participation des
personnalités qui ont bien voulu me suivre dans cette aventure. Je tiens à les en
remercier vivement et chaleureusement. Sans eux, ce travail n'aurait pas été
possible.
Au premier rang de mes contributeurs, que les autres me pardonnent ma fidélité,
je tiens à placer Alain Juillet. Son amitié fidèle et sa clarté de vue m'ont toujours
accompagné dans ma réflexion. C'est avec lui que depuis de nombreuses années
nous évoquons la possibilité que le monde de la petite délinquance rejoigne un
jour le terrorisme et que celui-ci ne finisse par sortir de la seule composante
islamique pour rejoindre d'autres fous de l'hyper-individualisme assoiffés de
reconnaissance. Nous ne sommes pas au bout du chemin et la démocratie serait
mal avisée de croire que d'avoir abattu quelques têtes sanguinaires nous permet
de voir le futur avec espoir. Le chemin sera long et nous devons prévoir les
mesures qui, au quotidien, nous permettront de surpasser les difficultés et les
prises de position politiciennes intéressées.
Eric Chalumeau est, contrairement à ce qu'il dit, un acteur de terrain et un fin
analyste des problèmes qu'on y rencontre. Il était avec moi lors de
l'expérimentation nationale de la police de proximité en 2000 et nous avons
toujours aimé confronter depuis nos points de vue. Sa venue dans ce livre blanc
est contraire à son sens de la discrétion et je suis très sensible à son témoignage.
Sébastian Roché du CNRS est un auteur incontournable des questions de stratégie
policière. Il a participé à de nombreuses revues universitaires sur le sujet, assisté
de nombreux gouvernements en France et à l’étranger, en particulier au Québec,
et se montre encore une fois indispensable dans ce travail. Il en va de même pour
Marc Alain qui offre une vue extérieure sur ces questions.
Une difficulté de mon entreprise a été d'obtenir des témoignages de gens du
terrain. J'ai été très surpris de rencontrer beaucoup de frilosité auprès de
personnalités reconnues pour leur expertise. C'est pourquoi je tiens à remercier
tout particulièrement Pierre-Marie Bourniquel, Directeur Départemental de la
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Police des Bouches du Rhône. Il a accepté de prendre des risques et d'apporter
son avis sur des questions sensibles. D'autres le suivront sans doute comme ce
membre très ouvert que j'ai rencontré au Comité Interministériel de Prévention
de la Délinquance.
J'attends avec beaucoup d'intérêt de nouveaux témoignages car l'hydre à laquelle
nous sommes confrontés ne sera tuée que si, tous ensemble, nous lui coupons les
têtes au même moment, d'un seul élan.
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L’auteur
S’il fut d’abord professeur d'anglais, Hervé Pierre devint
commissaire de police sur concours externe, en 1978. Il a
fait l'essentiel de sa carrière en police urbaine, au contact
du terrain : à Roubaix, Saint-Quentin, Cholet, Amiens, Paris.
C'est ainsi qu'il a découvert les difficultés des banlieues et
les réalités de la petite délinquance sur laquelle se bâtit le
crime et les dérives extrêmes qui ont un lien entre elles. En 1995, il a ainsi fait face
à de violentes émeutes urbaines à Amiens.
Sa carrière précédente lui a permis de bénéficier de stages avec la police
britannique d'abord, puis de collaborer durant trois mois avec le FBI, aux ÉtatsUnis. Ces expériences lui ont permis de confronter les modèles de police et
d'approfondir sa connaissance comparative des stratégies possibles.
Appelé à Paris à l'Inspection générale de la Préfecture de police en 1998, il a
travaillé sur les questions de police de proximité et a contribué à la réforme qui a
abouti à donner aux Parisiens une réelle police urbaine, entre la police judiciaire,
trop centrée sur les grosses affaires, et la police de maintien de l'ordre, prise par
le terrain des manifestations. Il a participé en 1999, avec l'Inspection générale de
la Police Nationale, à l'élaboration de la doctrine de police de proximité
expérimentée sur cinq sites pilotes, dont Marseille. L'évaluation des résultats de
cette pratique menée en 2000 a hélas montré l'insuffisance des moyens mis en
œuvre, tant sur le plan des effectifs que sur celui de l’accompagnement judiciaire
de cette stratégie. Le virage, pris en 2002, d'abandon de la police de proximité
pour en venir à un bilan statistique qui n'avait que l'apparence de ce qui se passait
à New York à l'époque l'a conduit à retourner sur le terrain (commissaire du 16e
arrondissement, puis chef de secteur) avant de quitter la police pour le secteur
privé.
Responsable de la sécurité du groupe Danone, il a pu découvrir l'étendue des
problématiques de sécurité dans la société civile, de plus en plus touchée par ces
questions. Il s'est alors engagé résolument dans l'action pour relier le secteur
public au privé et a été à l'origine de la dynamique de lancement du Club des
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Directeurs de Sécurité d'Entreprise (CDSE) dont il est devenu le vice-président et
qui représente aujourd'hui l'interlocuteur incontournable de ces questions. A
l'étranger, son passé au FBI lui a permis de rejoindre l'International Security
Management Association (ISMA) dont il est devenu membre du comité exécutif
de 2007 à 2010.
Son expérience de terrain l'a conduit à s'interroger sur les questions de sécurité et
les façons dont la société française, avec ses blocages innombrables, les abordait.
Il a écrit deux livres sur ce sujet: La république, quelle pagaille Editions Baudelaire
en 2012 et Tous prisonniers ? à l'Harmattan en 2014.
Constatant lors de ses voyages d'affaires l'étendue de l'économie criminelle et la
mesurant à travers les témoignages de ses collègues, il a décidé en 2015 de créer
un blog sur le sujet de l’économie criminelle et de lancer l'alerte.
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Avant-propos
Les événements survenus le 13 novembre à Paris ne sont pas le fruit du hasard.
Depuis trente ans, les policiers et quelques magistrats ou maires sonnaient
l’alarme. « Nous le paierons un jour » disaient-ils. C’est fait. Nous « le » payons.
Très cher même. Mais que payons-nous plus précisément ?
Ce livre blanc propose des réponses à cette question et avance des solutions pour
y remédier.
Nous recueillons avant tout le fruit de notre incapacité collective à assurer
partout et au quotidien le respect des lois les plus essentielles : celles du savoirvivre ensemble. C’est dans cette absence de visibilité de l’ordre public au niveau
élémentaire que se nichent les dérives et le retrait de la citoyenneté. Dans ces
dérives, nulle n’est plus visible que celle de l’économie criminelle qui sert de
terreau fertile au terrorisme, comme on l’a vu avec Mohamed Merah, les frères
Kouachi et la famille Abdeslam. Tous se livraient à de multiples trafics, cumulaient
les condamnations avec sursis avec les allocations, tout en profitant de la
bienveillance générale pour la drogue. Ne dit-on pas qu’on va interdire les
cigarettes mais autoriser le cannabis ? Nous sommes aveugles et incohérents.
Nous avons voulu croire que l’économie des banlieues était un moindre mal qui
les empêchait d’exploser. Nous avons fermé naïvement les yeux. Acheté la paix
sociale à coups de subventions et de petites lâchetés sans rien exiger en retour.
Cela ne peut plus durer. Parce que nous la regardons presqu’avec indifférence,
l’économie criminelle est passée sous le radar. On en ignore quasiment tout :
l’importance, la réalité, les conséquences sociales. Elle est pourtant le stigmate le
plus évident des maux de nos institutions. Si l’économie grise se situe à environ
200 milliards annuels, la part noire de celle-ci monte au moins à 20 milliards.
C’est-à-dire qu’elle manie plus d’argent que le budget du ministère de l’Intérieur
lui-même…
Les conséquences sociales de ces trafics sont catastrophiques. Appel d’air à la
mise à l’écart de la société globale, création de zones de non-droit,
encouragement à la non assimilation, démonstration de l’incapacité de l’État à
faire respecter ses lois, preuve de l’impunité des petits voyous, terreau du
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terrorisme, on n’en finit pas d’égrener les aspects négatifs de cette tolérance
coupable qui s’affiche maintenant en centre- ville comme à Saint Denis, Marseille,
Lyon, Roubaix ou encore Saint Etienne. Face à cette dégradation des mœurs, la
seule réponse possible est celle de la proximité policière revalorisée. Certes des
unités de police spéciales, des coopérations de divers ministères, ont leur
efficacité. Mais ce sont des unités qui agissent en réaction et non préventivement
au plus près du terrain, par une présence dissuasive. L’effort doit porter sur la
reconquête des territoires par une police locale. Reprise en mains qui passera
par la lutte sans merci contre l’économie criminelle.
La réforme territoriale en cours doit alors être évoquée dans ce sens. Il est
d’ailleurs aberrant que les problèmes de sécurité n’aient pas été envisagés lors de
l’élaboration du nouveau schéma. Il ne fait aucun doute en effet que les
présidents des grandes régions ne manqueront pas d’en venir vite à la
revendication d’une forme de compétence dans ce domaine, face à la carence de
l’État et aux demandes pressantes des populations elles-mêmes. Pour peu que le
Front National emporte une région, ce sera sans doute une de ses premières
exigences. Le risque est de voir des populations, apeurées pour la sécurité de
leurs familles, prendre ce sujet en mains avec les débordements que l’on imagine.
Ce livre blanc envisage donc sans détour l’idée de décentraliser, sous une forme
contrôlée par l’État, une partie des missions de police de proximité aux
collectivités territoriales pour en renforcer immédiatement le nombre et le
contact avec les populations. D’où les sept propositions portées dans ce livre
blanc.
La France doit réformer avec audace l’idée qu’elle se fait de la
sécurité au quotidien et le faire maintenant.
10
Sommaire
L’auteur ...................................................................................................................... 6
Avant-propos .............................................................................................................. 8
Sommaire ................................................................................................................. 10
Synthèse ................................................................................................................... 11
L’économie criminelle : poison de la République .......................................................... 14
1 / La réalité de l’économie criminelle. .................................................................... 16
1.1 Un phénomène plus important qu’on ne pense .............................................. 16
1.2 La rupture du pacte républicain et de l’économie criminelle qui en découle ...... 19
2 / La réponse inadaptée de l’État à ces défis. .......................................................... 24
2.1 La faillite permanente de la police de proximité, trop centralisée pour les petits
trafics ............................................................................................................... 24
2.2 Des maires pas assez responsabilisés, des régions sans rôle. ............................ 27
3 / Décentraliser la sécurité aux niveaux locaux : villes, départements, régions. ......... 30
3.1 La sécurité urbaine aux villes. ........................................................................ 32
3.2 Un rôle contre l’économie criminelle pour la région ? ..................................... 34
Après-propos............................................................................................................. 36
Annexes - Contributions ............................................................................................. 38
Alain Juillet – Constats et réflexions sur l’économie criminelle .................................. 40
Eric Chalumeau – Quelle place pour l’échelon local dans les politiques de sécurité ? ... 43
Pierre-Marie Bourniquel – Marseille, les trafics et « l’Approche globale » : la possibilité
d’un espoir ? ......................................................................................................... 49
CIPD – Rencontre d’un acteur central de la prévention de la délinquance .................. 61
Sébastian Roché – Trafics et chiffres, un vrai besoin de connaissance : l’exemple du
tabac .................................................................................................................... 64
11
12
Synthèse
L’économie criminelle est un phénomène méconnu qui ne suscite pas beaucoup
d’études, si ce n’est au niveau international. Les chiffres de l’économie grise sont
en général évalués à 10% du PIB des pays occidentaux. En France on peut estimer
qu’elle représente au moins 20 milliards annuels, ce qui la situe au-dessus du
budget du ministère de l’Intérieur (1.1).
Ces sommes considérables contribuent à déstabiliser le pacte républicain.
L’économie criminelle est surtout la conséquence de mauvaises politiques de la
ville qui ont laissé se constituer des ghettos urbains dans lesquels le
communautarisme a eu tout le loisir de s’épanouir. Au lieu de lutter contre ces
dérives, on a tenté d’acheter la paix sociale. Se sont ainsi crées des zones de nondroit où les trafics de toutes sortes sont devenus la règle. Drogue, revente de
produits de vols, tabac de contrebande, tout est bon. Les centres villes sont
aujourd’hui concernés. C’est sur ce terreau de la délinquance que le terrorisme a
pu fleurir. (1.2)
L’État n’a pas vu venir les conséquences de ses erreurs répétées d’analyse et de sa
lâcheté à traiter le mal. Les services publics partis, seule la police de proximité est
restée en charge avec l’école. Mais on a cédé sur ces terrains là aussi. Les petits
trafics ont pu continuer. La police urbaine est nationalisée depuis une loi de 1941.
L’État se trompe sans doute sur ce point : la police de terrain dans les quartiers
doit relever des autorités locales, mieux armées pour connaître les populations et
agir sur elles. La vue centralisée sous le contrôle des préfets ne répond pas à la
demande. L’échec des politiques de police de proximité depuis trente ans
s’explique par cette approche verticale depuis le haut. (2.1)
Les régions, les départements et les maires ne peuvent agir pour l’instant sur les
trafics et la délinquance car ils manquent de moyens juridiques institutionnels
pour ce faire. Cela participe à une déresponsabilisation des autorités locales qui
s’investissent peu dans les contrats locaux de sécurité. Les polices urbaines quant
à elles manquent cruellement d’effectifs comme on le voit à Marseille qui sert de
révélateur dans ce livre blanc. La seule possibilité pour répondre rapidement aux
besoins immenses de sécurité du pays est de décentraliser la police de proximité
13
en veillant à la faire contrôler indirectement par l’État. C’est la seule façon de
reprendre un terrain abandonné depuis trop longtemps. (2.2)
Les propositions du livre blanc
1)
Autoriser, sous le contrôle de l’État, les collectivités territoriales à s’investir
dans la sécurité.
2)
Décentraliser la police de proximité aux villes.
3)
Etendre les pouvoirs de police judiciaire des polices municipales et les doter
d’OPJ.
4)
Etendre la qualité d’Officier du Ministère Public des commissaires de police
urbaine d’État aux délits les plus couramment rencontrés, contraires à la
tranquillité publique.
5)
Favoriser les recrutements locaux des polices de proximité, en veillant à la
représentativité des quartiers pour lutter contre les trafics.
6)
Donner à la région un rôle de coordination des polices de proximité.
7)
Impliquer davantage les régions et les départements dans le suivi pénal.
14
L’ECONOMIE CRIMINELLE
POISON DE LA REPUBLIQUE
L’économie criminelle est la partie noire de l’économie grise qui ne cesse de
croître dans la globalisation1en général. Les frontières se brouillent. La moralité
n’a plus de repères précis2. L’économie criminelle se banalise par-dessus les
frontières et s’investit dans l’économie légale qu’elle vient pourrir peu à peu par
le blanchiment de l’argent sale. Face à ces flux commerciaux, financiers et
démographiques sans précédent, les rigidités du vieux monde se fissurent.
Non seulement la France ne peut se tenir à l’écart de cette évolution mais elle est
tout particulièrement visée par ces phénomènes, souvent à son corps défendant.
Son centralisme excessif, son manque de souplesse, ses utopies moralisantes, son
politiquement correct qui empêche l’analyse objective des faits sociaux : tout
concourt à y voiler les réalités quotidiennes dont souffrent une grande partie de la
population légaliste, celle qui travaille, évite les combines et les embrouilles, paie
ses impôts et ses contraventions au code de la route. Tout converge pour laisser
prospérer en marge une économie criminelle du quotidien qui aurait le mérite,
entend-on dire parfois cyniquement, de faire vivre les moins aptes aux nouvelles
formes de travail.
C’est dans ce cadre de déliquescence des anciens modèles sociaux que l’économie
criminelle a pris ses marques. S’infiltrant dans les failles du bien-pensant et de la
sclérose qui refuse le changement, elle a profité des faiblesses de la réaction
sociale, a conquis des territoires abandonnés à des mafias locales qui s’étendent
naturellement par osmose à d’autres couches sociales, à d’autres territoires. Les
chiffres de la part obscure de l’économie se sont envolés. Des cultures en marge
de notre Etat de droit ont gagné leur indépendance et la revendiquent. Justice et
police, pour des raisons différentes, ne parviennent plus à suivre et contrôler des
individus qui s’opposent aux lois du pays pour imposer les leurs au nom d’on ne
1
Pour une définition de l’économie criminelle plus précise, voir le blog.economiecriminelle.fr
2
Même au plus haut niveau, comme on l’a vu récemment avec les dirigeants de
Volkswagen, Cf Huffington Post, mon article du 6/10/2015
15
sait quelles utopies. De curieux rapprochements entre chômeurs, étudiants,
altermondialistes, petits artisans désœuvrés par la crise, banlieusards, immigrés,
trafiquants, voyous convertis au salafisme, djihadistes d’occasion ou manipulés de
l’extérieur, terroristes fous enfin, s’opèrent sous nos yeux impuissants.
Qu’il y ait des liens réels, trop longtemps ignorés, entre criminalité violente et
économie criminelle impose des réformes audacieuses. C’est essentiellement
pour les susciter par une prise de conscience collective que j’ai lancé le blog
« economie-criminelle.fr ». Or il faut aller plus loin et plus fort quand on voit ce
qui s’est passé à Paris le 13 novembre au Bataclan. Déjà victimes de l’économie
criminelle, les Français ne peuvent l’être du terrorisme qu’elle soutient.
Les élections régionales qui viennent sont une occasion privilégiée de lancer ce
débat sur la place publique. Il est tout à fait singulier de constater qu’on a
regroupé des territoires sans revoir fondamentalement les compétences des
collectivités qui les gèrent. L’État a peut-être d’ailleurs lancé là imprudemment un
projet dont la logique risque de s’imposer à lui. Les nouvelles régions ont en effet
atteint une taille critique qui va les amener à réclamer de nouveaux pouvoirs, au
sein desquels se glisseront des missions considérées comme régaliennes, trop mal
assurées par des administrations arcboutées sur des crédos dépassés et bloquées
par des politiques qui les utilisent depuis des décades à leur profit électoral au lieu
de les mettre à celui des Français.
Il faut donc montrer (première partie) toute l’importance de l’économie criminelle
parce qu’elle est au fond le stigmate évident de notre incapacité à évoluer. Une
société saine n’aurait pas permis cette dégradation des mœurs publiques.
Il faut ensuite comprendre pourquoi notre modèle social et institutionnel ne
marche pas et ne permet pas de combattre ce fléau (deuxième partie).
Il faut enfin faire des propositions concrètes (troisième partie) car si l’économie
criminelle est le poison de la République, hélas c’est cette dernière qui l’a
secrétée et qui continue de l’entretenir. Ne nous voilons plus les yeux : l’économie
criminelle n’est pas une maladie que nous pourrons soigner sans repenser notre
mode de fonctionnement organique.
16
1 / La réalité de l’économie criminelle.
Rappelons que l’économie criminelle désigne le commerce illicite, comprenant
notamment les trafics de produits illégaux, volés ou surtaxés qui génèrent une
demande élevée de la part de populations dépendantes ou dans la nécessité. Elle
génère à la fois un marché de clients de plus en plus grand avec la crise, et une
offre socialement structurée autour de l’illégalité. Les chiffres de cette économie
restent flous et les études sur le sujet exceptionnellement rares. On peut
cependant l’estimer avec assez de précision grâce à quelques articles
d’investigation et aux approches de l’ONU et de l’OCDE. On est alors stupéfait des
sommes en jeu, capables de déstabiliser un État. Il y a pire : comme l’économie
criminelle s’enracine dans l’illégalité, elle convertit à la marginalisation des
couches de plus en plus larges de la population. Le pacte républicain en est rompu
gravement avec des conséquences désastreuses pour la Nation puisque tout le
monde s’habitue à l’impunité du système et en vient à considérer que soit l’État
est encore plus faible qu’on ne le pense, soit qu’il y trouve un intérêt.
1.1 Un phénomène plus important qu’on ne pense
L’économie criminelle est noyée dans une économie grise considérable qui suscite
pourtant peu d’études. Or l’ignorance dans laquelle on tient cette dernière
contribue à la rendre invisible voire acceptable. Au sein de celle-ci les
phénomènes ouvertement mafieux se nichent pourtant naturellement. A peine
trouve-t-on ici et là de rares articles de presse pour tenter d’évaluer le
phénomène global. L’ONU et l’OCDE en parlent, mais globalement, et focalisent
principalement sur la drogue. Quant à l’État, il s’intéresse surtout à la fraude
fiscale et au non paiement des charges sociales pour des raisons plus budgétaires
que morales.
Comme le souligne Sébastian Roché, les chiffres portant sur l’ampleur de ce
secteur sont donc pour l’essentiel des estimations par définition. Ce qui vaut
également pour les statistiques criminelles, singulièrement muettes pour
apprécier les trafics quotidiens. Les techniques de mesure sont discutables et
discutées. Le juge de paix pourrait être l’OCDE, même si elle se montre
17
extrêmement prudente dans ses approches. Selon elle, l’économie souterraine
serait supérieure à 15% en Italie. Elle est sans doute nettement au-dessus. Chez
nous, l’OCDE évoque le chiffre de 7%. Une enquête du Point la plaçait à au moins
10% du PIB en 2013. Tout porte en fait à penser que l’économie qui échappe à la
connaissance des pouvoirs publics se situerait dans notre pays dans une
fourchette aux alentours de 200 milliards, soit 10% du PIB. Le double du déficit
annuel ! Ceci englobe aussi bien la fraude fiscale que le travail au noir ou encore
les petits arrangements entre amis, auxquels bien sûr s’ajoute l’économie
criminelle proprement dite, notamment le commerce illicite, celui qui se situe
dans des champs punis sévèrement par la loi : trafics de drogue, d’armes, de
personnes, rackets divers, contrebande d’alcool et de tabac, contrefaçons
multiples et dangereuses.
Chiffrer le côté noir proprement dit de l’économie grise est un exercice encore
plus difficile que le précédent. La partie drogue, armes et trafics de personnes3
dépend des procédures de police, gendarmerie et douanes, par nature
parcellaires et insuffisantes pour apprécier la totalité du phénomène. De plus, les
statistiques de police et gendarmerie nourrissant l’Observatoire national de la
délinquance et de la réponse pénale, ONDRP, ne sont pas entièrement à la
disposition du public mais de l’État qui les exploite depuis longtemps à sa guise.
De multiples raisons techniques (manque de fiabilité, changement de
méthodes..), nous sont opposées régulièrement et bizarrement. Par ailleurs on n’y
trouve pas les chiffres des petits trafics et des incivilités qui font l’essentiel de la
criminalité économique de basse intensité qui pourrit les circuits officiels.
Quelques articles contribuent à éclairer le sujet un peu plus en profondeur. La
drogue, selon une enquête de l’ONUDOC de 2012, rapporterait au minimum 400
milliards d’euros annuels dans le monde. Le même rapport précise que le
haschisch contribue pour 2 milliards à l’économie marocaine ; idem pour la
France. Une enquête récente nous indique que la seule contrefaçon de produits
sportifs coûte 500 millions d’euros à notre pays tous les ans. La contrefaçon quant
à elle a fait l’objet d’un rapport commandé par l’État en 2010 et a été estimée à 6
milliards annuels à l’époque. Le trafic de cigarettes rapporte presque 1 milliard de
profits annuels, apprend-on de plus. Trafic plus rémunérateur que la drogue, pour
3
Ce sont dans l’ordre les trois premiers trafics les plus sensibles au regard de la sécurité
publique car c’est à eux que le citoyen peut être le plus directement confronté avec les
conséquences les plus graves
18
beaucoup moins de risques, d’où son expansion vertigineuse : on estime
qu’environ un quart des cigarettes fumées en France provient du réseau parallèle,
dont la plus grande partie (deux tiers) est issue des trafics. Les saisies des douanes
explosent. Le produit des vols (dans les ports, les camions, les cambriolages)
revendus par des circuits occultes de receleurs parfaitement organisés, comme les
pièces détachées d’automobiles volées ou démontées, ou sur internet, approche
le même montant.
Ce qui frappe dans ces chiffres, c’est leur approximation et le caractère
épisodique de leur publication. Quoi qu’il en soit, on perçoit bien que l’économie
criminelle en France se situe au bas mot dans une marge comprise entre 10 et 20
milliards d’euros4 qui échappent aux finances publiques. C’est considérable
rapporté au budget de la France prévu pour 20165. 20 milliards, c’est plus que le
budget de la police et de la gendarmerie additionnés (17 milliards). Seules
l’Education nationale (47 milliards), la Défense (30 milliards) et l’Education
supérieure et la Recherche (27 milliards) dépassent ce seuil. C'est dire que le
crime économique en France a une puissance de frappe considérable qui le place
souvent en rival direct de l’État dans les rapports sociaux quotidiens de multiples
familles.
Derrière les rares données dont nous disposons, il faut en effet envisager les
organisations sociales qui se sont mises en place autour de ces flux, comparables
en bien des points à une mafia d’un nouveau genre, avec ses chefs, ses
commandants, ses relais d’approvisionnement, sa protection, ses conflits entre
rivaux comme à Marseille. La République est lointaine. On peut la rencontrer
quand on sort du territoire, c’est pourquoi on évite de le faire. Ce qui renforce le
ghetto des banlieues dans lesquelles l’économie criminelle s’est retranchée
comme on va le voir. Toute une économie, souvent familiale se met en place. Elle
est encore plus inégalitaire et plus brutale que la société française dénoncée.
Derrière cette production se cachent des corruptions, toutes les dérives de
l’extrémisme. Personne n’est capable de chiffrer ces phénomènes. On les nie. On
les ignore. On ferme les yeux, comme à Saint Etienne où le trafic de cartouches de
cigarettes se passe en centre-ville sous les fenêtres du palais de Justice. Comment
4
Voir l’article de Sébastian Roche sur Huffington
Cf. le site proxy-pubminefi.diffusion.finances.gouv.fr qui donne le projet de budget pour
2016
5
19
peut-on rencontrer tant de voitures et voir tant de jeunes habillés à la dernière
tendance dans une banlieue, où souvent plus de 40% de la population en âge de
travailler est au chômage, si ce n’est parce que toute une économie criminelle est
en place ? Certes des colis de Versace tombent des camions, mais encore faut-il
les acheter quand même aux petits caïds qui les vendent ou que l’on sert. Cela
valide tout à fait la réalité d’une économie parallèle devenu presqu’exclusivement
criminelle dans certains quartiers de nos villes, petites et grandes, et campagnes
maintenant. Une économie criminelle dont les montants sont impressionnants.
1.2 La rupture du pacte républicain et ses liens avec l’économie
criminelle
Les sommes en cause sont trop importantes pour être neutres. Elles entraînent
des conséquences considérables dans tous les domaines : économique, social et
politique. Le pacte républicain en est directement menacé. Or cette remise en
cause se concentre dans des banlieues et des classes sociales qui entretiennent
avec l’État un rapport de force visible sur le plan local et national. Comment en
est-on arrivé là ? La question est importante car elle contient peut-être la réponse
à ce qu’il faudrait faire pour combattre la dérive actuelle. Pour rattraper ses
erreurs encore faut-il les connaître, ce que le politiquement correct nous voile
depuis des dizaines d’années. Il aura fallu ce 13 novembre 2015 tragique pour
qu’enfin on commence à regarder la réalité.
Sur le plan local, nous avons créé des zones de quasi non droit où la loi de la
République a reculé de façon incompréhensible. Les banlieues ont été
abandonnées de presque tous les services publics sociaux. Les commerces se sont
éteints sous la pression des grandes surfaces. Peu à peu les trafics en tout genre
se sont installés au plein jour. Les caves sont devenues autant de lieux de recels
multiples où armes, cigarettes et drogue s’accumulent. Les loyers n’ont plus été
payés. Les offices HLM se sont tournés vers l’État pour rembourser les sommes
dues parce qu’on n’expulse pratiquement plus. Dès les années 1980 les signaux
d’alarme se multipliaient, alors que peu à peu l’illicite et l’informel se
substituaient au licite économiquement et socialement intégré. Les premières
20
émeutes urbaines eurent lieu dans les banlieues lyonnaises en 19796. Elles ont
gagné la France entière.
Or contrairement à une idée reçue, la rébellion des banlieues a été sociale avant
d’être mafieuse et organisée économiquement sur des circuits parallèles. Une
ville comme Cholet, exemple typique de la France profonde, a connu ses premiers
incidents au début des années 1990. Les attaques contre la police n’y étaient pas
justifiées par la défense d’un territoire économique : la vente de drogue était
inexistante à l’époque dans les quartiers en cause. Ce qui était rejeté, c’était en
partie le modèle républicain français, fait de prélèvements, de stricte laïcité et de
redistribution trop parcimonieuse aux yeux de populations qui exigeaient
davantage. Pour calmer les choses, on a « assisté » de plus en plus sans
contrepartie. On a répondu par des plans de réhabilitation de l’habitat qui ont
couté cher mais qui furent sans résultat parce que ne répondant pas à la demande
exprimée, fondée sur une exigence, incomprise par l’État, de traitement en
profondeur des problèmes des banlieues. Comme le dit parfaitement Malek
Boutih : « on pense que le bâti va remplacer les problèmes sociaux. La politique
de la ville s’est réduite à l’accumulation de sigles et de zonages qui cachent mal
l’échec des ghettos ».
La rupture du pacte républicain a d’abord été de céder à un communautarisme
supposé, prêché par très peu au début pourtant, sans exiger en retour le respect
des lois de la République et sans forcer à la recherche d’emplois. Oui, il faut un
peu forcer les choses parfois. Encore aurait-il fallu cesser de rêver et créer un
cadre propice à l’emploi, en repensant le monde du travail comme on commence
seulement de le faire, bien tardivement. En fait, par manque d’attention et
électoralisme facile, on a maintenu la jeunesse dans l’assistanat comme le dit très
bien Samir Mihi7. On a maintenu des populations dans des quartiers par manque
d’audace : « Personne, écrit Samir Mihi, ne milite pour un développement séparé
des communautés. Lorsqu’une même communauté est regroupée dans des barres
HLM, ce ne sont pas ses membres qui choisissent d’habiter ensemble. Ce sont les
commissions d’attribution des logements sociaux des logements sociaux et les
promoteurs immobiliers les premiers responsables. » Il a raison.
6
7
Vaux en Velin 15 septembre 1979 au quartier de la Grappinière
Interviewes de M.Boutih et S.Mihi dans le dossier du Point N°2253 du 12 novembre
21
La fixation de populations captives sur des territoires a créé des zones
communautaires et le communautarisme agressif y est né. On ne l’a pas vu venir.
Le résultat était pourtant inévitable. La police est peu à peu devenue la seule à
encore pénétrer dans les quartiers, le moins possible cependant. Ces entités
urbaines ont commencé à dériver, à vivre différemment, en marge de la
République qui n’imposait pas de règles en contrepartie de son aide et de son
accueil. La drogue est arrivée naturellement ensuite dans ces no man’s lands vidés
de l’application des règles républicaines. Saint-Ouen, Montreuil, Saint-Denis, Lyon,
Roubaix et combien d’autres lieux sont ainsi devenus des territoires pour tous les
trafics finalement liés au terrorisme ? Les aides de l’État se sont additionnées aux
revenus provenant de l’économie criminelle. Des organisations familiales se sont
mises en place. Des filières, favorisant souvent l’immigration illégale pour fournir
une main d’œuvre bon marché aux trafics, sont nées. Dès lors La réussite scolaire
n’était plus une priorité comme elle l’était pour les jeunes Français de la troisième
République qui restait le modèle identitaire des administrations. L’échec scolaire
s’est ajouté aux difficultés d’intégration, a interdit de seulement penser à
l’assimilation, sauf pour les plus volontaires qui réussissent parfois brillamment
contre tous les obstacles.
La drogue et les innombrables trafics de l’économie criminelle sont donc d’abord
une conséquence d’un recul républicain non réfléchi et non la cause de celui-ci.
On ne le dit pas assez. Ce qui induit que les trafics ne cesseront que si la
République réoccupe le terrain délaissé, sans même avoir à particulièrement
accentuer la répression et si on se décide enfin à revoir les politiques encours.
C’est ainsi en tout cas que la jeunesse des quartiers a commencé à mépriser des
institutions dont elle ne voyait que la faiblesse. Elle s’est constituée des territoires
privés, renforçant d’autant son communautarisme et ses économies parallèles.
Très vite les policiers et les pompiers ont essuyé des insultes et des coups. Or, face
à ces exactions, la réaction sociale a été pour le moins insuffisante. Était-ce l’aveu
inavoué d’une forme de responsabilité de la chose publique ? Fallait-il pour autant
en arriver à dire que c’était la police, facile bouc-émissaire, qui provoquait ces
incidents elle-même par sa seule présence ? Toujours est-il que dans les
préfectures, où se jouent des carrières de hauts fonctionnaires, on a incité
régulièrement la police, et on continue de le faire, de ne pas trop se montrer dans
les quartiers de peur d’incidents. Dans les palais de Justice on condamnait
22
rarement les fauteurs de troubles par crainte d’en provoquer de nouveaux ou par
idéologie. Quelles que soient les raisons, la polémique est un peu vaine, nous
avons laissé prospérer sur notre territoire la haine de nos institutions en niant
trop longtemps les phénomènes en cause ou en les dissimulant sous une vision
largement utopique teintée d’idéologie. C’est ainsi.
Le pire est que l’esprit de rébellion né dans les banlieues se soit étendu en dehors
d’elles à d’autres classes sociales mal intégrées ou en difficulté. Le lien avec le
terrorisme qu’Alain Juillet souligne dans l’entretien qu’il m’a accordé, si clair et si
précieux à ce Livre blanc, se trouve là. Tout est donc à craindre si on ne met un
terme à la quasi impunité dont bénéficient la plupart des petits délinquants qui
sont les grands criminels de demain. Le lien ne peut être nié depuis Charlie
Hebdo : on devrait réfléchir davantage au parcours des frères Kouachi et aux
massacres du 13 novembre.
Une autre source d’inquiétude est que l’impunité des petits trafics en a inspiré de
plus grands, de la part de gens que l’on pense parfaitement intégrés. Beaucoup
dans les affaires se demandent pourquoi respecter un État qui n’est pas capable
de se faire craindre si ce n’est que par ceux qui jouent le jeu. La tricherie en
découle. L’économie devient une affaire de qui sera le plus à même de faire
reculer l’État, ce qui renforce l’analyse des banlieues qui se révoltent chaque fois
que l’on s’y intéresse un peu trop. La gangrène gagne les esprits.
Si le phénomène est largement urbain, l’anonymat et la concentration assurant à
l’économie criminelle et à ses trafics un terrain propice, le reste du territoire n’est
cependant pas à l’abri. Des petites villes comme Saint Florentin, Les Andelys
connaissent aussi leurs poches marginalisées, véritable ghettos séquelles d’une
industrialisation aujourd’hui perdue. Des régions entières comme le littoral
méditerranéen ou le Nord abritent aussi des territoires entiers abandonnés
comme Lunel dans l’Hérault, ville emblématique pour le nombre de candidats au
jihad syrien qui a même retenu l’attention du ministre de l’Intérieur.
Au plan national de la réaction des milieux politiques et de la haute
administration, beaucoup de phénomènes ont convergé pour qu’on ne prenne
pas conscience de l’étendue du mal. Je n’en retiendrai que deux, essentiels à mes
yeux. Le premier est le centralisme du pouvoir parisien. L’élite de la nation vit
dans des bureaux privilégiés, éloignés de certaines réalités de terrain. Trop
23
longtemps on a pu croire que l’économie criminelle n’était qu’un épiphénomène
circonscrit à de sombres quartiers de province où on ne s’aventurait pas mais
qu’on saurait « tenir » au besoin. L’État tout puissant connaît mal son territoire
depuis Paris. Le deuxième facteur est sans doute le plus grave : c’est le syndrome
de Robin des Bois. Les petits trafiquants ne sont pas perçus comme des criminels
mais comme des victimes d’un système qui les exclut. L’économie criminelle en
devient sympathique, un moyen de débrouille face à un État monstrueux,
incapable d’assurer un meilleur espoir. Ajoutez que certains « clients » viennent
d’horizons sociaux favorisés et vous avez un tableau où les intérêts des uns et des
autres convergent au détriment de ceux qui paient des impôts sans avoir un
retour sur leur investissement !
Voilà pour la situation. Qu’avons-nous fait jusqu’à présent pour lutter contre ces
dérives ?
24
2 / La réponse inadaptée de l’État à ces défis.
Le premier échec de l’État repose d’abord dans son incapacité, depuis une
quarantaine d’années, à déceler ce qui se passait sur le terrain. Son arrogance
facile à croire que les problèmes se résoudraient par l’ « excellence » de nos
institutions égalitaires centralisatrices, le mythe de l’exception française qui nous
aveugle. Il fallait reconnaître les différences, et non les nier, et travailler ensuite à
leur assimilation par une stratégie globale. On a abordé le sujet en silos, comme
toujours. On n’a pas écouté les lanceurs d’alarme, et le résultat est effarant. Tout
le monde est coupable. Il ne sert à rien de se rejeter la faute. Le
communautarisme a trouvé son expression dans l’économie criminelle qui se
répand un peu partout. Le repli sur soi est venu ensuite, comme les émeutes et
les trafics, sorte de conséquence de nos échecs. Alain Juillet et moi-même
convergeons particulièrement sur ce point : c’est sur ce terreau que l’extrémisme
se développe et que des terroristes fous veulent imposer leur vision insensée.
Face à cette dérive, on a tenté, aujourd’hui encore c’est le cas, de répondre par la
police, éternelle pompier des insuffisances de la politique. Mais sans moyens, sans
pouvoirs et sans soutien, que pouvait-elle faire ? La police a donc reculé aussi
parce qu’elle reflète à la fois l’organisation et les erreurs de l’État. Et en matière
d’organisation, beaucoup serait à revoir, à commencer par approfondir nos
réflexions législatives et administratives sur les doublons Police/Gendarmerie en
matière judiciaire. La seule solution pour s’attaquer aux trafics et au mal vivre des
quartiers aurait été en fait de créer une réelle police de proximité. Cela n’a pas
marché tout simplement parce que la proximité ne se décrète pas. Pas plus que la
croissance économique. La proximité est le résultat d’une organisation globale et
d’une orientation de la société. Pas un « deus ex machina » artificiel. C’est
pourquoi il faut y impliquer les pouvoirs locaux avant que ceux-ci, sous la
pression, ne le fassent d’eux-mêmes en ordre dispersé.
2.1 La faillite permanente de la police de proximité, trop centralisée pour les
petits traficsL’explosion de l’économie criminelle, arrivée grâce à la ghettoïsation,
est passée en grande partie inaperçue parce qu’elle se faisait à base de petites
infractions, de petits trafics qui lui ont permis de passer sous le radar ou d’être
25
qualifiées de syndrome de Robin des Bois comme on l’a vu. Le tout aggravé par
une idéologie utopique largement partagée, nettement anti répressive. Les
trafiquants, non sanctionnés, sont toujours dans la rue, disent les habitants des
quartiers devenus fatalistes.
L’économie criminelle relève en grande partie de la compétence police de
proximité, aussi appelée police de sécurité publique, les commissariats de police
pour parler simplement, dont l’organisation est restée nationale, peu en prise
avec les réalités de terrain à cause aussi d’un partenariat mal construit avec les
pouvoirs locaux. Détaillons ce point. La police urbaine telle que nous la
connaissons date de la dernière guerre mondiale, du vichysme pour être encore
plus précis. C’est une loi de 1941 qui a organisé la police urbaine. Avant la guerre,
les polices étaient municipales8 : le personnel relevait du maire et était payé par
lui. En revanche, dans ses activités judiciaires, elles étaient dirigées par un
fonctionnaire de l’État, Officier de police judiciaire, qui appréciait la validité des
procédures et assurait le contact avec le parquet. En 1941 il fut décidé que la
police quotidienne des villes de plus de 20 000 habitants relèverait de l’État. La
gendarmerie gardant sa compétence rurale9. Or ni la justice, ni le pénitentiaire, ni
la police n’ont réellement été revues dans leurs missions et leurs nombres pour
faire face à l’accroissement démographique, au défi de l’urbanisation et de la
criminalité bien plus importante qu’elle entraînait. C’est ainsi que le nombre de
places de prison a à peine été doublé depuis 1945. Que le nombre des policiers
n’a même pas été multiplié par deux depuis la libération.
Les polices urbaines sont mal équipées. Elles sont pourtant les bonnes à tout faire
de la police dont elles constituent plus des deux tiers des effectifs. Elles
recueillent environ 70% des plaintes déposées chaque année, font les premières
constatations et enquêtent sur les faits tant qu’elles ne sont pas dessaisies par le
parquet. Placées en première ligne pour répondre aux besoins et attentes des
citoyens et assurer l’harmonie de la vie locale dans le respect de la loi, elles
assurent en plus tous les services d’ordre locaux, patrouillent préventivement
8
A l’exception de Paris, Lyon et Marseille en raison évidente de leur trille et de leur
spécificité de
9
Il faut en effet prendre en compte qu’une faible densité de population sur un territoire
étendu ne se « police » pas comme une ville. Les logiques d’occupation du terrain sont
différentes et la gendarmerie est mieux organisée et structurée pour couvrir les
campagnes que la ville, où elle vient inutilement concurrencer la police judiciaire.
26
quand elles peuvent, extraient les détenus pour les présenter aux magistrats ou
les gardent quand ils sont à l’hôpital. Elles sont mobilisées sur des missions devant
être assurées par l’Etat et non pour répondre aux besoins et attentes de la
communauté locale. On comprend dans ces conditions qu’elles ne puissent pas
régler les problèmes de cages d’escalier, pourtant au cœur même de l’économie
criminelle. C’est pourquoi les polices municipales, d’abord timidement10, puis de
plus en plus ouvertement, ont tenté de reprendre la situation en main quand les
maires sentaient que l’insécurité devenait un enjeu politique dans leur ville. Mais
rien ne les oblige à créer une police municipale qui est de plus une source de
dépenses importante dans des budgets qui se tendent à cause de la crise et du
désengagement de l’État.
Tous les plans qui ont tenté de corriger cet état de fait pour mieux lutter contre la
petite délinquance, les trafics de l’économie criminelle et l’isolement de la loi
républicaine des banlieues ont échoué à cause de cette organisation centralisée et
de cette accaparation étatique. Les effectifs de police urbaine sont insuffisants
pour faire face à toutes leurs missions surtout lorsqu’elles sortent du cadre de la
collectivité locale à laquelle elle est attachée. Ils redoutent en plus des incidents
lors de leurs interventions, susceptibles de mettre en cause leur carrière. Il ne faut
pas oublier en effet que la police à elle seule concentre plus de 50% des sanctions
de révocation de toute la fonction publique qui se montre très sévère avec les
fonctionnaires les plus exposés !
Afin de mieux coordonner les réalités de terrain, le ministère de l’Intérieur a
parfois tenté depuis 1980 de relancer l’idée d’une police de proximité. C'est-à-dire
demander à la police d’État de s’intéresser davantage au détail de la vie locale.
Les plans se sont succédé sans succès comme je le montre dans mon blog
« economie-criminelle.fr » et comme le constate sans le dire vraiment le Comité
Interministériel à la Prévention de la délinquance et de la radicalisation qui se
retrouve dans ce livre blanc. Les dernières mesures, comme la création en 2002
au sein de la PJ de Groupes d’Intervention Régionaux (GIR) contre les trafics,
regroupant plusieurs services d’État, ou encore les ZSP, zones de sécurité
prioritaires, vont certes dans le bon sens. Elles se heurtent néanmoins aux mêmes
contraintes : manque d’effectifs, peu de suivi des magistrats, volonté antirépressive de la société, manque de moyens juridiques, lourdeur des procédures,
10
4000 policiers municipaux en 1980, 20 000 aujourd’hui
27
vues centralisées des problèmes, peu de souci de concertation et de collaboration
de la part d’administrations qui ne se sentent pas entièrement impliquées dans
cette lutte. Pendant ce temps la délinquance et les trafics galopent. Et les
politiques publiques continuent de se contredire ou se refusent à regarder en face
la réalité. Que faut-il penser de la lutte anti-tabac quand on parle en même temps
de légaliser le cannabis et que l’on voit se développer le commerce illicite de
cigarettes?
En fait, on perçoit que l’État, dans une sempiternelle approche du haut vers le
bas, se soucie essentiellement de ses unités prestigieuses comme la police
judiciaire, le RAID, le GIGN, du renseignement, du maintien de l’ordre et qu’il ne
donne pas vraiment aux acteurs du terrain au quotidien et au plus près des
citoyens et des collectivités locales, les moyens de leur mission, sacrifiant ainsi la
police de proximité. N’est-il pas symptomatique que pour rassurer les habitants
du 93 contre les trafics, il faille que le ministre se déplace en personne ! Mais dès
son départ, les policiers, surchargés de travail, affectés à des missions Vigipirate
ou encore détachés pour la préparation de la COP21, quittent les carrefours et les
abandonnent aux dealers qui, d’ailleurs, n’étaient pas partis, le jour même de la
visite ministérielle.
2.2 Des maires pas assez responsabilisés, des régions sans rôle.
On voit bien que la question réelle est dans une responsabilisation accrue des
niveaux locaux dans les affaires de sécurité si l’on ne veut pas que les citoyens
finissent par prendre leur destin sécuritaire en mains. C’est sans doute ce que la
loi du 5 mars 2007, relative à la prévention de la délinquance a tenté de faire. Eric
Chalumeau nous en parle bien. La loi institue le maire « responsable de
l’animation, sur le territoire de sa commune, de la politique de prévention de la
délinquance et de la coordination de sa mise en œuvre »11. En fait la
responsabilité du maire est limitée. Elle ne porte pas sur des objectifs précis et ne
lui donne pas de poids vis-à-vis de la politique pénale des magistrats même si,
dans un souci louable, des instruments de concertation municipalités services
publics ont été mis en place. On le voit bien à travers les trois priorités retenues :
11
Le maire et la prévention de la délinquance, Comité interministériel de prévention de la
délinquance, Le documentation française.
28
s’intéresser aux jeunes exposés à la délinquance, ce qui suppose qu’on les repère
et des échanges d’information pas toujours au point ; améliorer la lutte contre les
violences faites aux femmes ; prévoir des programmes d’action pour améliorer la
tranquillité publique. On comprend à cette lecture que ce n’est pas ce qui
permettra de lutter contre les trafics de l’économie criminelle.
L’expérience montre d’ailleurs que les maires ont spontanément fait cette
analyse. Ils se manifestent relativement peu dans les Contrats locaux de
prévention de la délinquance, confiés à des coordonateurs qui font certes de leur
mieux pour leur donner une réalité. Mais, comme le dit le CIPD, les CLSPD tardent
toujours à être réactivés et souvent, quand ils arrivent, ils sont une copie plus ou
moins actualisée de ce qui s’était fait une dizaine d’années auparavant et qui
dormait dans les tiroirs. Sans moyens juridiques, les maires considèrent souvent
que la sécurité de leur ville relève d’abord de la police nationale. Et les quelques
magistrats municipaux qui se sont lancés dans une police municipale étoffée et
active, comme à Nice, ne cessent de réclamer qu’on révise le statut de leurs
employés et qu’on les arme. Entre inexistence ou exigence de moyens
considérablement renforcés, les polices municipales sont sous-employées ou
inefficaces pour l’essentiel.
Quant aux régions, elles sont actuellement sans compétence aucune en matière
de sécurité publique, si ce n’est par le biais de financement de projets de
prévention éventuellement. La réforme territoriale qui vient d’avoir lieu et pour
laquelle des élections sont organisées est donc intéressante à observer. Car
comment des régions aussi grandes pourront-elles longtemps ignorer des
questions aussi importantes que la sécurité ? On ne dirige pas des millions de
personnes sans pourvoir intervenir d’une façon ou d’une autre sur des questions
régaliennes comme la justice et la police. Il y a donc fort à parier que ces sujets
seront vite au cœur des délibérations des assemblées régionales. On a d’ailleurs
vu un candidat, Dominique Reynié, évoquer directement la possibilité de se doter
d’une structure de réflexion sur ce thème s’il était élu, même si ses propositions
manquent pour l’instant de clarté.
Quoi qu’il en soit, le vrai problème de la lutte contre l’économie criminelle est
donc bien celui des effectifs et de leur présence effective sur le terrain. Sans
parler de la coordination avec d’autres administrations concernées par les trafics
comme la douane ou les services fiscaux qui devront en faire une de leur priorité.
29
Un exemple précis nous en est fourni par Marseille dans ce livre blanc. L’Approche
globale qui enthousiasme le ministre de l’Intérieur n’est pas autre chose qu’un
embryon de réponse plus proche du terrain aux trafics de la capitale phocéenne
qui engendrent règlements de compte sur règlements de compte, ce qui dit assez
les intérêts en jeu. Or, selon le directeur départemental de la police, la politique
menée se heurte principalement à deux obstacles : le peu de suivi des procédures
pénales (les écrous ont baissé de plus de 30% en 2015 par rapport à la même
période sur 2014) ; le manque d’effectifs pour continuer à occuper le terrain une
fois qu’il est pacifié. Et à Marseille aussi on voit bien à la fois le syndrome de Robin
des Bois (à travers les écrits de Laurent Muchielli12 par exemple) et le faible
engagement des collectivités territoriales.
12
Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux
30
3 / Que faire ? Décentraliser la sécurité publique aux niveaux
locaux
La France ne peut plus laisser l’économie criminelle gagner des territoires. A Saint
Etienne, les cigarettes de contrebande sont vendues en plein jour autour du palais
de Justice, avec des guetteurs sur le trottoir pour prévenir de l’arrivée de la police.
A Marseille les dealers règlent leurs comptes en pleine ville, les passants et
touristes autour du port risquant leur vie sans le savoir. A saint Ouen, en région
parisienne, les sorties de métro sont occupées par des vendeurs de cigarettes qui
ne prennent même pas la peine de s’éloigner de plus de cent mètres quand le
ministre de l’Intérieur vient faire une démonstration de force. A Paris, les
vendeurs à la sauvette ont gagné le métro après avoir pris possession de plusieurs
ponts. Dans presque toutes les villes, des circuits occultes proposent des produits
et des services moitié prix. On peut multiplier les exemples sans fin : il suffit de
lire les blogs, les réseaux sociaux pour voir l’exaspération des Français, incrédules
devant l’évolution de la situation.
Ce qui est en cause, comme on l’a dit ci-dessus, c’est avant tout la faillite de la
police de proximité, oubliée, remplacée par le culte du chiffre pour valider des
actions ministérielle au détriment d’un travail en profondeur et détournée au
profit des missions de maintien de l’ordre, de lutte contre l’immigration, contre le
terrorisme. Mais peu à peu on laisse les institutions du pays devenir des camps
retranchés d’une normalité réservée à quelques élites quand le reste des
habitants est livré dans des rues sans policiers aux trafiquants qui deviennent
presqu’incontournables.
Est-ce admissible ? Que faire contre ? Ne peut-on pas profiter de la réforme
territoriale et de la campagne des régionales pour ouvrir le débat ? C’est bien
l’intention de ce livre blanc. La dégradation de la sécurité publique justifie
l’interpellation des décideurs. Et quand mieux le faire que pendant une campagne
électorale? Quelles sont les données ?
André Vallini, le secrétaire d’État chargé de la réforme territoriale votée en 2015,
a défini les nouveaux rôles des collectivités par cette phrase : "aux régions
l’économie, aux départements la solidarité, au bloc communal les services de
31
proximité". Ce à quoi il ajoute que les doublons avaient été supprimés grâce à la
suppression de la clause de compétence générale pour les régions et les
départements. Si cette formulation est claire, elle est aussi très sibylline. Car elle
ferme apparemment la porte à la coordination entre ces trois entités en
particulier en matière de sécurité locale, sans doute toujours réservée au seul
État. Or la sécurité de proximité est une production collective où d’autres leviers
que l’action répressive existent et qui exigent la présence et l’aide des niveaux
locaux.
Prenez la région : chargée de l’économie, n’est-il pas souhaitable qu’elle puisse
s’intéresser à l’économie criminelle qui la mine sur son territoire et alors orienter
la lutte contre elle ? Au département, nous dit-on, la solidarité : or ne faut-il pas
se montrer moins solidaire parfois avec des délinquants qui détruisent le tissu
social ? L’action économique contre l’économie criminelle n’est pas directement
du ressort de ce livre blanc mais il semble clair que le niveau d’impôt prélevé pour
assurer le bien-être de gens qui ne participent à la santé morale du pays a atteint
un niveau inacceptable. L’expérience de la police, c’est cela : savoir qu’un
délinquant ira toujours dans cette voie tant qu’il n’est pas arrêté et puni. Imaginer
le contraire relève de l’utopie ou de la manipulation. On ne peut pas avoir,
comme c’est trop souvent le cas, des aides de l’État et un casier judiciaire de
trente pages à vingt ans. Or l’État est incapable, dans son organisation actuelle,
d’assurer une reprise en mains des défis locaux et de juger des situations précises
individuelles. Il y faudrait un État totalitaire !
L’économie, la solidarité et la sécurité ont un lien évident. Nous en tirerons donc
notre première proposition d’ordre général avant de regarder plus en détail le
rôle possible des villes et des régions dans la lutte contre les trafics.
Première proposition :
Autoriser et renforcer la coordination et la collaboration entre les collectivités
territoriales sur les sujets de criminalité et de trafics, en lien avec les services de
l’État, pour mieux assurer la tranquillité publique au quotidien.
32
3.1 La sécurité locale aux municipalités ?
Deuxième proposition :
Décentraliser la police de proximité aux villes et leur donner les moyens
budgétaires afférents.
Les municipalités sont les mieux à même de contrôler leur territoire et leurs
habitants, qu’elles connaissent et gèrent. Et il est à tout prendre anormal que le
premier magistrat de la ville n’ait pas de compte à rendre en matière de sécurité
publique à sa population qui, au fond, est la première propriétaire de « sa »
police. Faut-il pour autant que les polices municipales remplacent les polices
urbaines de l’État ? Cela ne peut être envisagé effectivement que si des transferts
de budgets ont lieu. Posons au moins le débat. Le budget est la première
condition. Il y en a d’autres, en particulier celle de la formation des policiers
locaux et celle encore plus épineuse de leurs pouvoirs en matière de police
judiciaire, conformément au Code de procédure pénale qui prévoit que seul le
maire a la qualité d’officier de police judiciaire.
Troisième et quatrième propositions :
Donner des pouvoirs de police judiciaire aux policiers municipaux, y compris la
qualité d’OPJ, ce qui nécessite le changement de l’article 16 du Code de
Procédure Pénale.
Etendre la qualité d’Officier du ministère public des commissaires de police
nationale aux délits concernant l’essentiel de l’économie criminelle et des
troubles à l’ordre public.
Sur ce point uniquement, il faudra faire évoluer la législation et envisager une
hiérarchie de la police municipale en matière d’enquête. Une autre difficulté, celle
du contrôle de l’action judiciaire de cette police locale, peut trouver une solution
très efficace par la simple extension de la qualité d’Officier du ministère public des
commissaires de police nationale aux délits les plus souvent commis contre la paix
publique dans une ville : trafics et autres incivilités qui pour l’instant vont au
parquet où les procédures s’entassent sans grande efficacité. Cette simple mesure
aurait des conséquences incalculables en termes de police de proximité et de
33
désengorgement des parquets et TGI. Reconvertissons les polices urbaines
nationales dans ce sens. Faisons preuve d’audace. Ce qui est proposé ici existe
déjà au Québec, en Angleterre et dans de nombreux pays où les polices locales
ont en chage les enjeux locaux de sécurité publique. La Belgique a ainsi
reconstruit son système policier autour d’une police intégrée à deux niveaux, un
niveau local, celui des municipalités et un niveau fédéral au service de l’Etat.
Pourquoi ne pas s’en inspirer ? Puisque notre organisation actuelle est enlisée et
ne répond pas aux défis, le risque est nul de tenter de telles réformes qui sont
absolument démocratiques.
Dotées de ces pouvoirs et de ces possibilités d’action, nul doute que les polices
municipales s’investiront beaucoup plus dans la sécurité de leurs administrés et
procéderont à des recrutements. Et ceux-ci, locaux, deviendront naturellement
beaucoup plus représentatifs des populations locales, sans même avoir à parler de
discrimination positive à l’emploi des policiers locaux. Cette conséquence est très
hautement souhaitable pour travailler à l’assimilation des habitants des quartiers
et les inclure dans la lutte contre les trafics.
Cinquième proposition
Tout faire pour favoriser naturellement le recrutement local de policiers
municipaux issus des quartiers pour les responsabiliser et les inclure dans la lutte
contre les trafics.
Ces propositions peuvent se discuter et être modifiées dans leur économie. Elles
sont pourtant inévitables quand on constate l’évolution actuelle qui tend à un lent
rattrapage des municipalités en matière de police et qui monte de plus en plus les
limites de la centralisation dans une société où les valeurs collectives sont en
berne au profit d’une volonté exacerbée de la reconnaissance des particularismes
individuels. La gestion des spécificités ne peut se faire depuis la capitale. La justice
est incapable à apporter une réponse aux défis en cours : changeons les règles et
impliquons les collectivités.
34
3.2 Un rôle contre l’économie criminelle pour la région ?
C’est pourquoi les grandes régions que la réforme de 2015 a créées peuvent jouer
un rôle dans une coordination de la police de proximité et la lutte contre les
trafics de certaines grandes métropoles. Il faudra cependant revenir sur les
compétences des collectivités territoriales pour ce faire.
Sixième proposition :
Donner un rôle de coordination en matière de sécurité de proximité à la région
en visant la tranquillité publique et l’économie criminelle.
La décentralisation de la police de proximité aux villes doit être facilitée en
donnant aux régions un rôle de coordination dans ce secteur. Il ne s’agit pas
d’exercer en direct la police par une force régionale qui n’aurait pas de sens
puisque les de grosses affaires doivent être traitées par la police nationale. Il s’agit
de fournir aux collectivités municipales un schéma directeur pour le
développement de leur police de proximité.
Parce qu’elle est chargée de l’économie sur son territoire, la région est à même
d’observer les dérives, les circuits parallèles et les phénomènes mafieux qui s’y
déroulent. La région peut donc émettre des orientations et proposer des aides
budgétaires ou intervenir dans la répartition des crédits pour aider telle ou telle
ville à renforcer ses rangs. Ce qui peut se faire par un financement croisé des
personnels. Les centres de formation pourraient en conséquence aussi être
régionalisés. De même que les achats de certains matériels.
Septième proposition
Impliquer la région et les départements dans le suivi pénal des délinquants.
Régions comme départements doivent contribuer à l’exercice d’une économie
saine et d’une solidarité repensée autour des devoirs. Leur implication dans le
suivi de la prévention des peines de substitution doit être totale et serait facilitée
par leur collaboration à la quatrième mesure. Pourquoi pas par exemple des
convocations à la mairie, puis devant le commissaire ministère public en cas de
35
récidive ? Créer des TIG ou des mesures de suivi pénal pour que la politique de
vitre brisée, pas d’infraction sans sanction, puisse s’appliquer ? Si ces orientations
vont à l’encontre de la loi de 2015, il faut d’ores et déjà penser à la modifier, mais
il n’est même pas certain que ce soit le cas. Osons poser le problème, fixons-nous
un but, voyons ensuite ce qui doit être changé pour l’atteindre.
Encore une fois, de telles réformes peuvent être critiquées ou jugées
déraisonnables par certains. Mais les pistes offertes doivent être envisagées
néanmoins. Or le débat politique sur les régionales ne peut qu’inquiéter les vrais
démocrates tant il est vide de telles réflexions. La campagne est restée nationale
sur des enjeux nationaux, principalement centrés autour de la problématique du
seul parti Front national. Cela augure mal du rôle des futures régions et de leur
capacité à se prendre en main pour enrayer les maux dont souffrent la majorité
des Français, au sein desquels l’insécurité de proximité occupe une place de tout
premier ordre. De plus, cela risque de laisser à un parti qui en ferait son cheval de
bataille l’initiative en cette matière. Il fait peu de doutes en effet qu’une fois
parvenu à la tête d’une région, ce qui peut arriver, un tel parti ne veuille montrer
sa détermination à agir sur ce terrain qui est le sien depuis toujours. Est-ce
illégitime quand l’État est incapable de se réformer et d’assurer la tranquillité ?
36
Après-propos
Au total, l’économie criminelle est bien un poison qui reflète l’inefficience de nos
institutions en général. Elle détruit des emplois, prive l’État de ressources, mine le
lien social, étend le crime dans des couches de population encore intactes, rompt
le pacte républicain, prépare le terrain d’apprentis terroristes, met en cause
l’unité nationale autour d’un projet commun, celui de la démocratie apaisée.
Pour lutter contre l’économie criminelle, il ne faut peut-être pas plus d’État,
comme on l’entend après les tueries du 13 novembre, mais surtout un État
différent. Qui accepte l’idée qu’il ne peut pas tout faire et que certaines missions
gagneraient à être organisées plus près du terrain. C’est le cas de la police de
proximité, arme de choix pour repérer et combattre les petits et grands trafics de
nos cités qui finissent par servir de terreau au terrorisme.
La réforme régionale et les élections qui vont avoir lieu sont une occasion unique
de lancer le débat sur ce thème. On a l’exemple de Marseille dans ce livre blanc :
on voit bien que des solutions existent mais qu’elles se heurtent aux obstacles des
effectifs, de la politique pénale, du manque de moyens des villes en ce domaine.
Donnons aux polices municipales les moyens financiers, humains et juridiques
d’occuper le terrain. Responsabilisons la police nationale dans la poursuite.
Confions aux régions une forme d’encadrement et d’incitation pour mieux lutter
contre l’économie criminelle. Travaillons sur cette réforme pour que la police
nationale ne perde rien de sa capacité de renseignement et de direction des
enquêtes sensibles ou difficiles.
Lancers ce débat est d’autant plus urgent que, sinon, il sera peut-être confisqué
par des partis sans doute moins démocrates et ouverts dans leur approche mais
qui tentent néanmoins de plus en plus les électeurs, lassés de l’inefficacité
centralisatrice.
37
38
Annexes - Contributions
Ce livre est issu d’un travail de fond avec mes interlocuteurs. Leurs expériences et
leurs connaissances du terrain ont nourri les analyses et les réflexions portées dans
ce livre blanc. Leurs contributions, au-delà de l’émulation intellectuelle qui est née
de nos échanges, sont compilées ici.
Je tiens une nouvelle fois à les remercier pour leurs apports.
39
40
Alain Juillet – Constats et réflexions sur l’économie criminelle
Alain Juillet a dirigé de nombreuses entreprises françaises et étrangères avant
d’être nommé Directeur du renseignement à la DGSE de 2002 à 2003. Il a ensuite
occupé jusqu’en 2009 les fonctions de Haut responsable à l’intelligence
économique, rattaché au Premier Ministre. Depuis le 1er mai 2011, Alain Juillet
est Président du Club des Directeurs de Sécurité des entreprises.
L’économie souterraine en général est-elle un problème important en Europe en
général et en France en particulier ?
L’économie souterraine constitue une part significative de l’économie réelle dans
tous les pays d’Europe. En France elle s’appuie essentiellement sur le niveau de
taxation le plus élevé d’Europe, qui encourage la fraude et la non déclaration
d’opérations commerciales, et le nombre d’étrangers en situation irrégulière qui
trouvent dans le travail au noir le seul moyen d’assurer leur subsistance. De
surcroit par suite de la faiblesse des moyens de lutte mis en œuvre, de la volonté
de l’État d’éviter des troubles dans certaines zones périphériques des grandes
villes, et de la difficulté de la justice à sanctionner efficacement, les délinquants
ont peu de chances d’être pris et condamnés à des peines dissuasives.
Au sein de celle-ci les trafics de banlieue sur drogue, tabac, vêtements
fournissent elles un financement à des organisations criminelles ?
Les trafics de drogue, de cigarettes, de médicaments et de vêtements offrent des
possibilités de marge très importantes et un risque pénal réduit en dehors du
trafic de drogue. Tous créent dans les banlieues une économie parallèle qui fait
vivre des filières d’individus et des groupes, selon des règles définies par eux qui
priment sur le respect de la loi. À un certain stade, les zones d’activités illicites se
transforment en zones de non droit où la police ne rentre pratiquement plus par
peur de se faire agresser. L’argent gagné par les trafiquants est utilisé pour se
donner un niveau de vie satisfaisant mais aussi pour financer l’augmentation des
41
stocks de produits à vendre, l’achat d’armes et se doter des moyens d’actions
requis pour des opérations criminelles en tous genres.
Le lien avec le terrorisme est-il possible ?
Le lien avec le terrorisme est indiscutable sous deux formes. Les petits
délinquants se laissent convaincre en prison par des détenus ou des imams
d’adhérer à l’islam salafiste et deviennent des soldats d’Allah qui vont utiliser une
partie de l’argent gagné dans les trafics pour aider leurs collègues djihadistes ou
pour acheter du matériel pour eux-mêmes ou pour d’autres. Ceux qui viennent
d’autres milieux et ont été convaincus dans les mosquées ou plus souvent par
internet ont besoin de matériel s’ils basculent dans le terrorisme. Ils sont alors
obligés de trouver de l’argent pour acheter le matériel nécessaire ce qui les
ramènent vers les organisations criminelles et les zones de non droit.
Les frères Kouachi et Coulibaly en sont un bon exemple puisque le matériel utilisé
leur a été fourni par d’autres qui ont servi de relais pour brouiller les pistes et que
Coulibaly s’auto finançait par des trafics en tous genres.
La France est-elle armée pour faire face aux petits trafics ou les laissons-nous
prospérer par la politique pénale ?
La France se révèle incapable de faire face aux petits trafics d’autant que chez
beaucoup de nos concitoyens ceci est assimilé à de la débrouillardise permettant
de compléter ou d’améliorer le revenu mensuel. Sur le plan répressif notre code
pénal est inefficace car les délinquants se répartissent en deux catégories : ceux
qui sont pris de manière répétitive par la police puis condamnés légèrement par la
justice sans incarcération effective ce qui les encouragent à continuer, et ceux qui
sanctionnés plus sévèrement vont en prison où ils se radicalisent et apprennent
des techniques plus performantes pour trafiquer à leur sortie. Nous sommes face
à un problème qui s’accompagne de la montée en puissance des incivilités.
Confronté au laxisme parental et à la désintégration de l’éducation nationale dans
une société dont les valeurs sont issues de mai 68, l’Etat est incapable d’anticiper
les dérives par une action de formation des futurs citoyens à l’école, d’autant que
42
la disparition du service militaire ne permet plus de faire une piqure de rappel.
N’ayant appris ni les règles de droit ni la morale de vie en société, confronté aux
difficultés de trouver un emploi satisfaisant, il est normal que de nombreux
citoyens basculent dans les trafics en tous genres.
Une réforme de la police de proximité est-elle souhaitable ?
En attendant que l’école reprenne toute sa place dans la formation et que la
justice avec le législateur trouve des solutions pénales efficaces pour lutter contre
la petite délinquance, la police reste le seul rempart contre les dérives. Mais ceci
implique des actions de surveillance répétitives, une capacité de contact régulier
dans la durée, et une permanence de la couverture du terrain que la police
nationale avec ses effectifs et ses moyens est dorénavant incapable d’assurer
dans les zones urbaines. C’est pourquoi il faut repenser le rôle et l’utilisation des
polices municipales auxquelles l’Etat doit déléguer une partie des tâches de la
police nationale. Ceci pose le problème du niveau de délégation, de la formation
des agents, et de la répartition des missions. L’expérience américaine de
séparation entre la police fédérale et la police locale me paraît une piste à
approfondir.
43
Eric Chalumeau – Quelle place pour l’échelon local dans les
politiques de sécurité ?
Éric Chalumeau est Directeur du Cabinet Icade Suretis (société conseil en
management des risques). Commissaire divisionnaire honoraire, il est également
Président du Syndicat du Conseil en Sûreté.
Vous avez beaucoup participé à la mise au point de nombreux travaux de
contrats de sécurité dans les villes de la région parisienne et en France, quel est
votre sentiment aujourd’hui ? Ces contrats ont-ils eu des résultats ?
Les contrats locaux de sécurité, mis en place à partir de la fin de l’année 1997 se
voulaient être le 3e sommet d’un triangle : police de proximité – Justice de
proximité – territorialisation du partenariat local de prévention – sécurité (CLS).
Plus de 800 CLS ont été mis en œuvre, dont une trentaine à l’échelle des réseaux
de transports urbains.
Des évaluations institutionnelles ont été menées par les corps d’inspection des
agences gouvernementales mais aucune évaluation scientifique n’a été conduite
qui permettrait de se prononcer sur la pertinence et l’efficacité du dispositif.
Localement, l’impact des CLS aura été bénéfique pour mieux outiller les Maires et
les collectivités (coordinateurs CLS, observatoires locaux, etc.) mais sans
conséquence notable sur les modes d’organisation et de fonctionnement PoliceGendarmerie Nationales – Justice.
44
La loi du 5 mars 2007 a consacré la responsabilité centrale des maires dans la
politique de prévention de la délinquance: pensez-vous que c’est le cas ? Qu’estce qui manque ?
La loi du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance est un édifice qui
parachève les évolutions précédentes (rapport Bonnemaison et CCPD 1983 – CLS
1997 – CLSPD 2002). Elle met à disposition des acteurs locaux une « boîte à
outils » très complète (notamment procédure de rappel à l’ordre, conseil des
droits et des devoirs des familles) en matière de prévention de la délinquance.
Le Maire, président du CLSPD, est en effet consacré en tant que pilote en chef de
la politique locale de sécurité et de prévention. Cependant, ne nous trompons
pas, le Maire est le pilote d’un avion dont il ne tient pas le manche. Il ne fixe ni les
stratégies locales de la police nationale et encore moins celles de la Justice et il
n’a aucune autorité directe ou indirecte sur ces institutions.
Il a, néanmoins, et s’il se saisit de l’instance CLSPD, un bon outil pour tenter de
coordonner, avec l’Etat, les plans d’action locaux, baptisés désormais, en
remplacement des CLS « stratégies territoriales de sécurité et de prévention de la
délinquance».
La véritable force de frappe du Maire réside dans la mise en œuvre ou non de
deux outils, aussi puissants que coûteux, pour « tranquilliser » l’espace public que
sont la police municipale et la vidéoprotection.
Depuis la loi dite Chevènement de 1999, les « PM » (et les services adjacents
d’agents de surveillance de la voie publique) ont connu un essor sans précédent
(pour les seules PM, en 15 années, les effectifs sont passés de 12 à 20 000). Des
conventions de coordination renforcée avec la Police et la Gendarmerie sont
venues étayer le partenariat opérationnel Ville-Etat sur le terrain.
Quant à la vidéoprotection, devenue, après les attentats de Londres du 7 juillet
2005, « une évidence politique », elle a rallié autour de son « panache
technologique » une très grande majorité d’élus. Malgré un déficit d’évaluations,
deux choses sont sûres à son sujet.

Premièrement, elle facilite le travail de la police en matière d’enquête et
d’élucidation ;
45

Deuxièmement, elle « booste » la coopération Ville-Etat sur le terrain,
d’une part, dans le montage technique et financier des projets portés par
un fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) et
d’autre part, dans l’échange quotidien d’informations qu’entraînent
systématiquement les modalités d’exploitation des images via des centres
de supervision urbains (CSU).
En tant qu’acteur de terrain, que constatez-vous ? La criminalité de voie
publique, les trafics de toutes sortes sont-ils en baisse ou en expansion ?
Je ne suis pas un acteur de terrain mais un consultant en sûreté qui a conduit,
depuis la création de SUR&TIS en 2001, plus de 300 missions d’ingénierie et de
conseil en sécurité urbaine auprès du secteur public local (mairies et agglos,
réseaux de transports, bailleurs sociaux).
Je suis, par ailleurs, membre du Conseil d’Orientation de l’ONDRP et je vous invite
à vous reporter aux publications et aux sages rappels de méthode scientifique que
met systématiquement en avant l’observatoire national.
Le chiffre unique de la criminalité n’existe pas. Il n’est donc pas possible,
raisonnablement, de répondre à une question binaire : est-ce que la criminalité
urbaine monte ou baisse ?
Je ferai deux remarques complémentaires :
1° Concernant les violences interpersonnelles, la France a, grâce à l’enquête
nationale de victimation, dite « CVS » (cadre de vie et sécurité) ONDRP – INSEE,
l’un des meilleurs outils de mesure d’Europe. Selon l’enquête CVS, les taux des
personnes victimes de violences physiques sont restés globalement stables et ont
même légèrement diminué au cours des dernières années (1,4 % des personnes
de 14 ans et plus ont déclaré avoir été victimes de violences physiques en 2012
contre 1,7 % en 2008).
2° Concernant les « trafics » (stupéfiants, armes, cigarettes, recels), nous ne
pouvons pas utiliser comme outil de mesure l’enquête CVS car il s’agit
« d’infractions sans victime » (ou en tout cas sans victime directe).
46
Les seules sources disponibles sont les « statistiques administratives » (police,
gendarmerie, douanes). Elles vont comptabiliser soit des infractions enregistrées
par les services de police soit des saisies effectuées par ceux-ci et par les services
des douanes. Ces statistiques ne mesurent ainsi que l’activité des services
répressifs, elles sont un indicateur de moyens et de résultats de ceux-ci mais en
aucun cas un indicateur des phénomènes de trafic eux-mêmes.
Peut-on aller jusque parler de zones de non droit dans certains cas ?
Le terme de « zone de non droit » est essentiellement une expression du langage
courant, largement utilisée par les élus et hommes politiques.
Elle mériterait d’être précisée :

distinguer des espaces privés (par exemple des halls d’immeubles HLM
occupés régulièrement par des groupes qui entravent et contrôlent
l’accès aux logements) ;

des espaces publics où la liberté d’aller et venir est, de fait restreinte : par
exemple, un étranger au quartier, dans certaines villes de banlieue, sera
rapidement identifié et apostrophé. Autre exemple, la présence devenue
exceptionnelle sur certains quartiers de jeunes femmes dans l’espace
public hors les trajets domicile-école.
La zone de non droit est ainsi un lieu où le contrôle social « bienveillant » et
protecteur a fait place à un contrôle social d’exclusion et où il n’y a plus de
présence préventive de forces publiques de sécurité.
Ce sont des territoires où le « maître des lieux » (bailleur social, commerçant,
municipalité) n’a plus la maîtrise du fonctionnement social.
Il n’existe pas de cartographie officielle de ces zones de non-droit (ou de moindre
droit). Elles sont pourtant une réalité importante, à la fois dans les quartiers de
grande précarité où le lien social est affaibli mais aussi dans des espaces
complexes de centralité urbaine appropriés par des groupes d’individus.
47
Le tissu social en général est-il affecté par la dérive mafieuse des banlieues ?
Les gangs (au sens de « street gangs » qui tiennent des milliers de points
géographiques de trafics affectent considérablement le « vivre ensemble » :

leur visibilité est forte dans l’espace public et leur présence plus continue
et plus prégnante que celle des agences publiques ;

ils renvoient à un sentiment d’impunité et d’impuissance de la sphère
publique.
Avez-vous des solutions à proposer pour améliorer la situation ? Des réformes à
faire ?
Les solutions à apporter se situent sur des registres très différents :
1. Renforcer la prévention sociale de la délinquance, seule à même d’agir sur
les causes premières du phénomène. Il s’agit d’actions de long terme sur
le soutien à la parentalité, la réussite éducative, la restauration des
relations d’autorité.
2. Reconsidérer les moyens et l’organisation du système français
d’administration de la sanction… également connu sous le nom de
Justice : transfert à des administrateurs la gestion du ministère et des
tribunaux pour libérer des effectifs de magistrats « poursuivant,
instruisant, jugeant ». Un travail sérieux de benchmark avec l’Allemagne
et l’Angleterre montrerait la voie à suivre en ce domaine. Il est également
nécessaire de restaurer et d’étendre « le parc pénitentiaire » par le faire
passer de 52 000 places réelles à 80 000 places (actuellement, 66 000
places occupées, soit une surpopulation égale à 25 % du total des places
disponibles).
3. En réformant la durée de temps de travail qui serait portée à 39 heures
dans la fonction publique et en payant les heures supplémentaires des
policiers sur les bases du code du travail, on projetterait sur le terrain
environ 30 % d’ETP policiers en plus. Ceci devrait permettre, dans la
48
centaine de zones prioritaires, de mettre en place un « policing » de haute
densité capable de renverser les situations en dérive.
Il faudra, en même temps se préoccuper des alternatives à l’économie parallèle.
Le seul trafic de stupéfiants sur l’agglomération lilloise mobilise un
« entreprenariat » employant de 3000 à 5000 personnes. Si l’éradication de ces
trafics (par une sur-répression… ou par la légalisation) devenait réalité, ce serait
un chantier considérable (et vertigineux) de réinsertion de ces emplois et
individus qui s’ouvrirait alors…
49
Pierre-Marie Bourniquel – Marseille, les trafics et « l’Approche
globale » : la possibilité d’un espoir ?
Pierre-Marie Bourniquel a notamment été DDSP de la Nouvelle-Calédonie à
Nouméa (1991-1994), chef du district d’Évry (1995-1997), DDSP des PyrénéesOrientales à Perpignan (1997-2001), DDSP du Var à Toulon (2001-2005) et DDSP
des Alpes-Maritimes à Nice (2005-2010). Il est diplômé de l’Académie nationale
du FBI et de l’université de Virginie aux USA.
Les trafics, nuages sur la ville
Cité portuaire avec des flux considérables de marchandises, Marseille a toujours
connu les trafics de l’économie souterraine. Vols sur le port et revente sauvage,
contrebande de cigarettes, tous les produits se retrouvent à la sauvette.
Récemment ils ont atteint des proportions considérables avec le deal de drogue
dans les cités. Celui-ci a engendré des organisations mafieuses composées de plus
en plus de jeunes, voire de mineurs, réglant leurs comptes à coups d’armes
automatiques jusqu’en plein centre-ville. Chaque année on compte une dizaine de
morts suite à ces affrontements facilités par le trafic d’armes qui a suggéré au
ministre de l’Intérieur un plan spécifique sur ce sujet dont on attend beaucoup.
Autre source d’économie criminelle : la ville ayant pris du retard dans ses
équipements, l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) vient d’y
investir un milliard, tandis qu’une nouvelle rocade, passant par les cités, est en
cours de construction. Un article du Monde du 25 octobre dernier montre
comment ces chantiers ont généré une nouvelle forme de racket à l’emploi et à la
demande de « protection » dans le plus pur style napolitain. Ces méthodes ne
datent pas d’hier. En 1995, à Amiens, je les ai combattues: les magasins de la
nouvelle zone franche se faisaient cambrioler la nuit par des jeunes du quartier,
recevaient une offre de « protection » le lendemain, émise par des grands frères
soit disant directeurs de sociétés de gardiennage jamais contrôlées, lesquelles se
faisaient payer leur « service » et la restitution d’une partie de la marchandise,
celle qui ne leur plaisait pas ou n’avait pas assez de valeur marchande. L’économie
50
souterraine, on le voit, est implantée depuis très longtemps : on fait mine de la
découvrir aujourd’hui : en fait elle gangrène la société depuis plus de trente ans !
Dans cette morosité, l’Approche globale est-elle un espoir de normalisation?
Récemment, le préfet de police de Marseille a communiqué des chiffres en baisse
sur la délinquance. En revanche rien sur les trafics qui sont pourtant le terreau de
la plus grande criminalité. Voulant en avoir le cœur net, j’ai profité d’un voyage
sur place pour procéder à une enquête de terrain et rencontrer les professionnels
de la sécurité. Les politiques et les journalistes phocéens contactés n’ont hélas pas
donné suite à ma demande. Il en ressort que la délinquance a effectivement
baissé dans la ville grâce à une action très volontariste de la police urbaine en
particulier. A mettre au crédit de ces bons résultats, on trouve une méthode et
une stratégie, composant ce qu’on appelle l’Approche globale, initiée en 2013 par
la Préfecture de Police.
La méthode repose sur la convergence du renseignement et de l’action par tous
les acteurs de terrain autour de thèmes ciblés. Au lieu de s’opposer stérilement
en silos, on essaie de travailler ensemble de façon pragmatique, même si les outils
ne sont pas parfaits. C’est la philosophie du dispositif. Prenez par exemple les vols
de chantiers : on recueille le renseignement de la police urbaine, de la police
judiciaire, des gendarmes, de la vidéosurveillance de la ville et on constitue une
petite équipe dédiée sur ce qu’on récolte. Celle-ci va utiliser les outils à sa
disposition : le CLSPD est insuffisant et trop large ? Qu’à cela ne tienne, faisons un
Groupe Local de traitement de la Délinquance, GLTD, impliquons les magistrats
sur ce thème et concentrons-nous sur l’obtention de résultats grâce à des
procédures parfaitement « bouclées ».
La stratégie policière se construit sur cette approche de terrain, en cinq phases de
reconquête de territoires abandonnés à l’économie souterraine, conçues comme
un préalable au lancement d’autres initiatives de service public. La première
campagne est répressive : elle consiste à interpeler, avec l’accord des magistrats
qui ont suivi les travaux de repérage, le maximum de trafiquants. La réponse
pénale est donc essentielle. La deuxième est dissuasive : on déploie quelques
semaines des CRS dans la cité pour finir de déstabiliser les trafics. S’ensuivent les
phases trois et quatre où, avec l’aide de services d’État et de services sociaux, on
51
va rétablir la normalité de la vie économique et sociale du quartier. Des Groupes
de pilotage et de suivi, GPS, sont alors mis en place ou réanimés pour s’assurer de
la réalité des progrès. Enfin la cinquième phase, désignée « service après-vente »,
consiste à redéployer de temps en temps des Unités de Police Mobile comme les
CRS pour empêcher les trafiquants de réoccuper les lieux.
L’Approche globale, une mise en œuvre difficile mais prometteuse
Dotés de cette méthodologie, les services de police de Marseille ont regardé en
2012 le terrain et les forces en présence. Et là commencent les problèmes.
Marseille a une superficie deux fois supérieure à celle de Paris pour un ratio
policiers/habitants trois fois inférieur à celui de la capitale. Ce n’est pas tout :
l’urbanisme de Marseille, c’est un gros centre-ville historique, certes, d’ailleurs
contaminé à cette date par de multiples trafics dont celui de cigarettes de
contrebande, mais c’est surtout une Zone de Sécurité Prioritaire Nord, ZSP,
regroupant environ 30 cités, et une ZSP Sud en contenant une dizaine. 6% de la
population parisienne se trouve en ZUS contre 26% à Marseille. Les étrangers sont
aussi beaucoup plus nombreux à Marseille où ils représentent presque un quart
des mis en cause dans les affaires judicaires. Des choix s’imposaient vu l’ampleur
de la tâche. En traitant une cité par mois il fallait plus de trois ans pour intervenir
sur les 40 cités. Il a été donc décidé de réadapter la stratégie de l’Approche
globale en traitant simultanément de façon lourde une cité majeure et de façon
plus légère et réactive les petites cités satellites de la cité mère vers lesquelles se
déporte immédiatement le trafic. Cette stratégie réadaptée permet de traiter tout
à la fois la cité mère et les cités avoisinantes, l’ensemble constituant une zone de
rayonnement de délinquance. Cette adaptation de la stratégie a été inaugurée au
début de l’année 2015. Plus souple, plus réactive, elle permet de traiter 4 à 5 cités
simultanément et donc l’ensemble d’entre elles (une quarantaine) sur 12 mois.
Trois facteurs représentent cependant un obstacle.
Le premier est que l’on ne peut faire qu’une ou deux cités à la fois. Or quand vous
arrivez à la dernière, la première en est au stade après-vente, peu consolidé. Il
faudrait plus d’effectifs et d’engagement des autres partenaires, comme par
exemple la police municipale, trop peu nombreuse et pas assez impliquée pour
des raisons juridiques (les policiers municipaux ne sont pas dotés de pouvoirs
52
judiciaires). Le deuxième facteur est que tous les territoires n’ont pas été visés. La
délinquance s’est déplacée en conséquence, atteignant aussi le centre-ville. Le
troisième est le manque global d’effectifs, Marseille, pourtant mieux lotie que
d’autres villes, n’ayant reçu qu’une centaine d’effectifs supplémentaires pour le
département et mener à bien cette politique.
Face à ces défis, la Direction Départementale de la Sécurité Publique, sous
l’impulsion de son Directeur M. Bourniquel, a pris des paris payants. On a d’abord
repensé l’organisation des services pour remettre sur la voie publique et dans les
enquêtes le plus possible de fonctionnaires opérationnels. Puis on a opté pour la
stratégie souple de la désignation des territoires en créant les zones de
rayonnement. Enfin la DDSP s’est montrée réactive sur les sujets d’actualité. Le
centre-ville par exemple n’est ni une ZSP ni un territoire ciblé au départ. Or des
trafics en tout genre y prospéraient, pourrissant la perception de la ville. On a
donc créé des Groupes de Voie Publique pour attaquer des infractions spécifiques
comme les ventes à la sauvette de cigarettes ou le deal de rue. Un autre exemple
est le « groupe chantier », fort d’une dizaine de policiers, chargé de mettre un
terme aux chantages relatifs aux Travaux Publics.
Les résultats sont globalement au rendez-vous malgré ce qui a pu être dit ici ou
là : trafics endigués, violences en diminution, satisfaction de la population des
sites concernés. Au centre-ville, l’avis est unanime : le visage des quartiers, y
compris du fameux Panier derrière le port, a changé. Moins de trafic et
d’attroupements de dealers, sécurité en forte hausse avec les patrouilles VTT :
même les chauffeurs de taxi se félicitent des progrès obtenus. La police a gagné
une manche. Sans entrer dans le détail, un simple regard aux statistiques sur les
huit premiers mois glissants entre 2014 et 2015 le confirme : – 15% de la
délinquance de voie publique, – 6% des violences aux personnes, +12% de garde à
vue, + 2 points du taux d’élucidation qui passe de28% à 30%, ce qui est
remarquable. La vente à la sauvette dans le centre-ville contribue largement à ce
succès puisque, depuis sa création en janvier 2015, le groupe dédié a procédé à
plus de 500 interpellations et saisi huit mille paquets de cigarettes. Quand on
veut, on peut, et tous les habitants de Marseille et de France s’en réjouissent.
Mais pourquoi se limiter à Marseille ? Parce que la situation y était encore plus
dégradée qu’ailleurs ? Est-ce à dire qu’on attend qu’une ville touche le fond pour
l’aider ? Cela n’a guère de sens en démocratie.
53
Des résultats toujours précaires en l’absence d’une véritable police de proximité
décentralisée
L’Approche globale a en tout cas séduit le gouvernement, le ministre de l’Intérieur
en particulier qui veut en faire l’alpha et l’oméga de l’emploi de la police nationale
si l’on en croit la presse phocéenne qui cite cependant dans le même temps les
grandes réserves de l’Observatoire régional de la délinquance et des contextes
sociaux. Dirigé par le sociologue Laurent Muchielli, cet organisme pointe du doigt
l’effet coup de plumeau de la stratégie qui ne ferait que déplacer le trafic rendu
nécessaire par le fort taux de chômage des cités. La remarque est pertinente mais
elle inverse le problème de façon troublante car elle valide indirectement les
trafics à cause de l’économie en berne des cités. Or la situation matérielle des
jeunes des cités semble très loin du seuil de nécessité. Les témoignages abondent
pour montrer le contraire. La seule question qui vaille est dès lors de se demander
si l’Approche globale permet de lutter contre la délinquance et si elle représente
une révolution de la doctrine d’emploi capable de s’appliquer en tout lieu.
Sur le premier point, soyons clair : l’Approche globale n’obtient pour l’instant que
des résultats temporaires à cause de la faiblesse des effectifs. Ce qui est
néanmoins beaucoup mieux qu’aucun résultat du tout. En fait son succès dépend
essentiellement de la qualité des première et deuxième phases pour que la
normalité puisse se réinstaller ensuite avec durabilité. Ce qui induit que beaucoup
repose sur la qualité des poursuites pénales exercées dès l’abord. Or, sur ce point,
les chiffres montrent que le compte n’y est pas tout à fait, comme le montre
d’ailleurs le rapport de l’équipe Muchielli sur deux cités. De plus les incarcérations
suite aux procédures ont baissé de 30% entre 2014 et 2015, ce qui est inquiétant.
Dès lors tout tient par la seule présence de terrain. Et c’est là que tout se brouille
car les CRS ne peuvent pas être une solution pérenne.
Il faut donc réfléchir de façon urgente à comment réinvestir des moyens humains
dans les cités et on voit difficilement comment le faire si ce n’est en développant
les polices municipales et en leur donnant les moyens juridiques de leur action. Ce
qui revient à dire que la France se trompe sans doute lorsqu’elle croit que la
police de proximité doit être exercée par l’État. La police nationale est faite pour
le maintien de l’ordre et le judicaire, pas pour occuper le terrain préventif dans les
cités. Assurer l’ordre et la cohésion sociale au plus près et au quotidien est une
compétence de la communauté locale assurée par son exécutif municipal ou
54
intercommunal, quitte à faire jouer à la région un rôle de coordination. Les
solutions techniques existent de plus pour que cette police décentralisée soit
contrôlée dans son exercice judiciaire par la police nationale, j’en reparlerai. Seule
cette police de proximité municipale est à même de soutenir les phases trois et
quatre de l’Approche globale en restant sur place.
Quant au deuxième point, savoir si l’Approche globale est une innovation
marquante, on peut être tout aussi clair : l’Approche globale n’est pas plus une
révolution que ne l’était la police de proximité des années 2000. Il s’agit
simplement d’une tentative (trop ?) tardive de rétablissement du pacte
républicain rompu. On n’a que trop tardé, on en voit les résultats aujourd’hui. En
revanche, la méthode ne se trompe pas sur un point : c’est l’ensemble des trafics
qu’il faut éradiquer. La concentration sur la seule drogue est un leurre, l’arbre qui
cache la forêt de tous les rackets et expédients. En cela Marseille, du fait de son
histoire, fait figure de précurseur.
Critiquer la méthode est donc peut-être utile si c’est pour l’améliorer. Mais
vouloir la remettre en cause au nom de principes sociologiques compassionnels
sans vision d’avenir relève de l’utopie totale. La seule chose à revoir est la
question des effectifs, le contrôle de ceux-ci et les objectifs de tranquillité
publique. J’y reviendrai encore et toujours.
Hervé Pierre
Interview de M. le Directeur Départemental de la Sécurité Publique des Bouches
du Rhône, M. l’Inspecteur général Pierre-Marie Bourniquel.
L’Approche globale est-elle une méthode payante ?
Oui. Elle est logique dans son déroulement et vise à rétablir un tissu social fait de
normalité et de responsabilité. Elle nécessite cependant la mise en convergence
55
de nombreux facteurs. La chaîne pénale se doit d’être sans faille. La police en
amont sans la justice en aval ne peut pas à elle toute seule rétablir une situation
très dégradée. Il faut que tous y participent : police, justice, mairie, bailleurs,
éducation nationale, chambre de commerce, pôle emploi… Nos groupes de suivi
ont fait beaucoup de progrès dans la collégialité et le partage d’informations mais
il faut accentuer cela et que d’autres services de l’État fassent également preuve
du même engagement que la police, ce qui n’est pas toujours le cas.
Les effectifs sont un problème ?
Tout ne dépend pas que de cela. La qualité des procédures, les groupes de travail
thématiques ont aussi une forte productivité. Il faut du transversal pour
progresser. Ceci dit, Marseille compte 3 500 policiers courageux mais c’est
insuffisant quand on voit les problèmes de terrain, bien plus graves qu’à Paris qui
a pourtant un ratio de policiers par habitants triple du nôtre. Je ne demande pas
neuf mille policiers en plus. Mais dans le meilleur des mondes, si l’on rêvait et que
si par un coup de baguette magique on nous en donnait un millier en plus, cela
crédibiliserait plus encore l’Approche globale s’appliquant simultanément dans les
40 cités Marseillaises et nous aiderait plus sûrement encore à éradiquer une
grande partie de l’économie souterraine qui gangrène la ville. Il est vrai pourtant
que si notre action actuelle a dans les cités des effets spectaculaires (découvertes
d’armes et stupéfiants exponentiels, saisies des avoirs criminels en augmentation
constantes (225 000 euros en 2012 – 1 000 000 en 2013 – 2 000 000 en 2014 –
objectif 3 000 000 en 2015)), on constate dans le même trait de temps un
déplacement de la délinquance lié aux trafics de stupéfiant vers le pourtour de
Marseille (Port de Bouc, Aubagne voire Toulon). Mais sur Marseille, même si nous
sommes très présents dans les cités, une chose est certaine : je ne lâcherai pas le
centre-ville qui est une vitrine de la ville et qui ne saurait être livré aux petits
trafics et à la peur.
Comment appréciez-vous l’efficacité des structures multiples mises en place ?
Elles ont toutes une forme d’utilité. Les ZSP ne doivent pas être multipliées car à
mon sens leur effet positif serait immédiatement dilué, à l’instar de ce qui s’est
56
passé avec la Police de proximité quand, sans moyen supplémentaire, on a
subitement voulu pour des raisons politiques l’étendre à marche forcée sur
l’ensemble du territoire. Pour obtenir des résultats, il faudrait y investir beaucoup
d’hommes et être capable de suivre toutes les procédures. Or nous nous heurtons
à une situation bien implantée et à des questionnements superflus sur
l’opportunité de la répression. Mais dans l’ensemble les ZSP ont ranimé les
anciens CLSPD et remis les acteurs autour d’une table et c’est un bien. Les CLSPD
souffrent du manque de moyens des maires. Il faut s’employer, non à s’opposer
sur les grands principes de prévention ou de répression mais les mettre en action
dans une convergence intelligente. L’objectif est d’avoir une union sacrée de tous
contre l’économie économique et souterraine. Une structure qui m’aide
beaucoup est le GLTD où les magistrats du parquet sont investis. Normalement on
fait des GLTD sur des zones précises. Je pense qu’en faire non sur des territoires
mais sur des thématiques, comme les chantiers, est une excellente chose. Plus
vous impliquez les substituts tôt dans une enquête, plus vous avez des chances
qu’elle aboutisse. Le lien entre la police et la justice est primordial, quels que
soient les problèmes.
Seriez-vous en faveur de renforcer les pouvoirs de police et les habilitations
judicaires de la police municipale si cela s’accompagnait d’une augmentation
des effectifs pour vous aider sur le terrain?
Oui et non. L’État doit garder la main sur la police judiciaire et son exercice. C’est
un premier point important. Un deuxième point est que l’unité de
commandement ne peut être remise en cause. Je ne vois pas comment on
pourrait, dans l’état actuel des choses, placer une partie de la police municipale à
disposition de la police nationale. Ce serait une vraie révolution. Mais comme
toute proposition mérite réflexion, j’y penserai quand je serai en retraite, ce qui
arrive, hélas, car j’adore mon métier et cette ville.
57
Marc Alain – La police de proximité et son apport à la sûreté
publique
Marc Alain, docteur canadien en criminologie, est professeur titulaire au
Département de psychoéducation de l’Université du Québec à Trois-Rivières
(UQTR) depuis 2005 et chercheur régulier à l’Institut universitaire du Centre
jeunesse de Québec. Il est également un collaborateur du Centre international de
criminologie comparée, regroupement UQTR (CICC-UQTR).
On parle souvent de police communautaire, de police de proximité ou bien
encore d’ilotage. Pouvez-vous nous éclairer sur cette vision de la sûreté
publique ?
Hé bien, pourrait-on dire sur le ton du renard au Petit Prince, c’est une chose trop
oubliée…La question, en fait, pourrait en partie être abordée en établissant tout
d’abord la différence entre le soldat et le policier. Pendant longtemps, ces deux
rôles n’en faisaient pratiquement qu’un; encore aujourd’hui, dans le cas des
gendarmes, cette fusion des rôles demeure, bien qu’elle soit plutôt symbolique.
Le premier devoir du soldat consiste à défendre son pays et sa souveraineté, à
l’intérieur et aux pourtours du territoire national et parfois aussi, faut-il le
reconnaître, bien à l’extérieur de ce même territoire. Le policier, au contraire est
tout d’abord complètement astreint à un territoire donné, qu’il s’agisse d’un pays,
voire même d’une municipalité.
Ensuite, autre différence notoire, son premier devoir et d’assurer la paix publique,
sous-entendu bien sûr, dans l’espace citoyen et non, comme c’est le cas du soldat,
la défense de la souveraineté d’un pays, c’est-à-dire l’espace national.
Malheureusement, si l’on se fie à ce qui se passe un peu partout en Amérique du
Nord notamment, la confusion du citoyen pour reconnaître les particularités de
ces deux rôles est non seulement encore très présente, mais on peut affirmer
qu’elle a même tendance à s’accroitre… Pour preuve, des indices extérieurs
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comme le recours à des uniformes paramilitaires, l’utilisation d’une panoplie
d’armes de plus en plus puissantes et meurtrières, un matériel technique qui n’a
que de moins en moins à envier à ce que les militaires utilisent, et j’en passe..
Et ce ne sont là que des signes plus extérieurs ! Car ce sont peut-être les signes
beaucoup moins tangibles qui sont les plus inquiétants de cette tendance qui, elle,
n’a rien d’exclusif à l’Amérique : le citoyen n’est plus, dans ce contexte, le
dépositaire du devoir policier. Il est devenu, ce même citoyen, peu à peu et dans
des circonstances de plus en plus nombreuses, l’ennemi potentiel…
La police de proximité, ou communautaire, ou encore, la police d’ilotage, peu
importe sa déclinaison, ne constitue en réalité qu’un retour vers les fondements
mêmes de l’institution policière : avenante, préventive dans ses efforts à atténuer
les inégalités, proche et toute entière au service des citoyens les plus démunis de
nos sociétés et, surtout, axée sur les devoirs et soucieuses non de ses propres
droits, mais de ceux de la population qu’elle sert. Mais quels seraient alors les
principes généraux nécessaires pour qu’une telle police puisse exister
réellement ? Voilà déjà posée la seconde question générale…
Sur quels principes généraux le modèle prend-il appui ?
Pour y répondre, il nous faut cette fois, retourner un peu dans l’histoire… On
pourra penser en fait que l’éventuelle « dérive » du sens de ce qu’est la police
s’est amorcée en Europe continentale au moment même où les Anglais
envisageaient, au tournant de la Révolution industrielle, de se doter d’une police
moderne et susceptible de remplacer le système vieillot des milices populaires
volontaires.
Plus prosaïquement, le fait est aussi qu’en cette période de rapide
industrialisation, les villes voyaient les propriétaires d’usines se constituer des
milices armées privées afin de « protéger » leurs avoirs, une situation qui
risquerait sans doute de mener à l’instauration d’un système policier à deux
vitesses : une police de protection pour les riches, et le recours aux militaires pour
mater les éventuels mouvements de protestation des masses populaires pauvres.
59
Mais par quel genre de police fallait-il alors remplacer le système des milices
volontaires en Angleterre ? C’est à cette question que le politicien Robert Peel
(1788 – 1850) a du s’attaquer. Fort de son expérience en Irlande à titre de
responsable de la sécurité intérieure et très conscient des limites de l’armée à
tenter de régler des problèmes de paix publique dans l’espace civil, Peel craignait
aussi d’éventuelles dérives d’une police toute entière au service du
gouvernement.
Les Britanniques, en fait, voulaient éviter la constitution d’une police du type de
celle qui employait François Vidocq dans le France napoléonienne, où, à tout le
moins, l’image de ce type de police telle que les romanciers Balzac et Hugo l’avait
dépeinte.
Comme l’explique très bien Marc Alain, pour ce faire, Peel commence par
réinterpréter la grande condition de base des milices populaires, celle voulant que
tous les citoyens ont le devoir d’assurer une part de la sécurité de l’espace public.
C’est une partie de ce devoir que les citoyens acceptent volontairement de
remettre à des professionnels que seraient les policiers, en échange d’une
sécurité accrue, plus efficace et, surtout, complètement neutre par rapport à
quelque entité autre que l’ensemble des citoyens. Évidemment, en retour,
l’établissement de cette relation s’appuie sur le principe que le policier aura
toujours beaucoup plus de devoirs que de droits, et que ces devoirs sont dus aux
citoyens qu’il sert.
Pour Peel, la police telle qu’il l’envisageait constitue une extension officielle de la
responsabilité de tous et de chacun de veiller à sa propre sécurité et à celle de ces
concitoyens les moins fortunés. Cette police, toujours pour Peel, « reste en
principe politiquement neutre puisqu’elle sert le droit et non le gouvernement ».
Ce grand principe, Peel va l’articuler autour des quatre grands mandats qu’il
entend confier à la police ; en y regardant de plus près, nous serons à même de
commencer à comprendre jusqu’à quel point beaucoup de nos organisations
policières ont un peu perdu de vue ces notions de base…
Premier mandat : c’est celui de la prévention, ou encore, comme le disait Peel,
« prévenir le crime sans utiliser de sanctions légales répressives de manière à
éviter des interventions de style militaire dans les affaires domestiques ».
60
Deuxième mandat : faire respecter l’ordre public, mais de façon non violente, ou
avec l’application de la violence uniquement en dernier recours et toujours de
manière absolument proportionnelle à la menace.
Troisième mandat : minimiser et, si possible, annuler la frontière entre le public et
la police.
Quatrième mandat : démontrer l’efficacité de la police en faisant chuter le crime,
et non en exposant les activités de la police contre le crime. Difficile, à la lecture
de ce quatrième mandat, de comprendre comment nos polices contemporaines
justifient la tenue de ces conférences de presse où l’on expose, sur de grandes
tables décorées des blasons policiers, les fruits de leurs opérations contre le
crime : paquets de drogues, liasses de billets de banques, armes de tous ordres…
Mais que s’est-il donc passé pour que nos organisations policières occidentales
aient à peu près toutes perdu de vue ces principes fondamentaux ? Il nous faudra,
pour répondre à cette question, passer en revue certaines des principales
difficultés à passer des principes d’une police au service des citoyens à leur mise
en application réelle.
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CIPD – Rencontre d’un acteur central de la prévention de la
délinquance
Le Comité interministériel de prévention de la délinquance est une structure
interministérielle chargée du pilotage et du suivi de la politique de prévention de
la délinquance, il veille à l’application de la loi du 5 mars 2007 relative à la
prévention de la délinquance.
La France, sans le dire, a fait le choix en 2007 de la répression verticale13 pour
traiter la délinquance. La loi de 2007 positionne le maire comme le pilier de la
prévention de la délinquance. Tout vient d’en haut. Le Gouvernement actuel n’a
pas radicalement modifié cette vue. A sa décharge, il faut reconnaître que l’autre
approche, celle de la prévention décentralisée sur le terrain, exige beaucoup
d’effectifs et de coordination entre tous les acteurs. En avons-nous les moyens ?
On hésite encore sur la réponse. Le problème est qu’en attendant nous laissons
prospérer tous les trafics dont se nourrit la petite délinquance de rue. A force, elle
finit par se hiérarchiser et devient le véritable terreau de la grande criminalité,
voire du terrorisme dans le pire des cas.
Premier obstacle auquel doit faire face la prévention, c’est sa difficulté technique
à sensibiliser. En effet, à la suite des attentats de Charlie Hebdo, des attaques
informatiques ont obligé le CIPD, comme beaucoup d’autres structures
gouvernementales, à revoir leur site internet. Or celui-ci n’a pas retrouvé, loin de
là, son pouvoir d’information en direction du grand public.
Le second obstacle réside dans la capacité de coopération des différents acteurs
de la sécurité publique. La mission de prévention de la radicalisation entre plus ou
moins en concurrence avec de multiples structures jalouses de leurs prérogatives :
la communication entre elles est loin d’être naturelle.
13
http://blog.economie-criminelle.fr/2015/08/police-de-proximite-et-si-nous-nous-inspirions-a-nouveau-dumodele-anglais/
62
Le plus grand sujet d’inquiétude est cependant les CLSPD, quasiment au point
mort. Relancés en 2013 mettant en avant les nouvelles stratégies territoriales, ils
ont peu avancé. Sur 900 CLSPD attendus, le CIPD n’a eu à ce jour que 150 retours.
Soyons clairs, les élus ne s’impliquent pas malgré la loi de 2007. Pour eux la police
de terrain reste une prérogative nationale et cela arrange tout le monde de se
retourner vers l’Etat qui, c’est vrai, ne fait rien pour lâcher prise. La Justice, par le
biais des procureurs, pourtant responsables de la politique pénale, se mobilise
peu dans le processus. Chacun est dans sa logique de silo et communique
difficilement sur un exercice auquel personne ne croit et qui manque de puissance
opérationnelle : pas de fiches d’objectifs précis, l’échange des noms dans les
groupes thématiques vient seulement d’être autorisé par la CNIL sur simple
déclaration. Autant d’exemples de la lourdeur et de la lenteur du dispositif qui
aboutit à ce que nombre de CLSPD soient des coquilles vides, alors qu’ils
pourraient constituer la clé de la tranquillité publique.
Comment revitaliser les CLSPD ? Je propose deux choses.

Il faut d’abord en faire des outils puissants, sachant remettre en cause
tous les tabous. Posons la question d’une plus forte coopération entre les
polices municipale et nationale dans un cadre nouveau. Lançons une
réflexion sur l’encadrement régional des objectifs et l’évaluation des
résultats, absente pour le moment. Pensons l’action depuis le terrain et
non depuis Paris. Obligeons les procureurs à s’en mêler plus activement.

Mon deuxième axe est plus audacieux. Puisque le CIPD a dans ses
missions la prévention de la radicalisation, il faut en profiter pour que
cette mission soit au cœur de chacun des CLSPD. Pour cela des échanges
devront avoir lieu avec les cellules préfectorales mise en place dans ce
sens sur le territoire et qui, pour l’instant, ont trop tendance à travailler
directement avec la Justice en vertical.

Sans profonde évolution, sans saisir les acteurs de terrain, le risque est
d’encore plus isoler les CLSPD, c’est-à-dire diminuer la responsabilisation
des gens de terrain.
63
Rappelons que la prévention en France est fondée sur la détection des jeunes
exposés à la délinquance (70% de son budget) et la violence faite aux femmes
(30%). L’actualité a poussé à ajouter à ces compétences celle de la prévention de
la radicalisation, pour laquelle 20 millions d’euros ont été débloqués, ce qui ajoute
une structure de plus ciblant cette question fort éclatée entre les services
administratifs et judicaires. La tranquillité publique, essentiellement laissée aux
soins des Conseils Locaux de Sécurité et de Prévention de la Délinquance, CLSPD,
où les maires jouent un rôle primordial depuis la loi du 5 mars 2007.
Enfin, trois questions au CIPD
Comment pensez-vous que nous pourrions relancer la dynamique des CLSPD ?
Bien que la prévention de la délinquance soit la compétence des élus locaux,
l’impulsion de cette politique se fait par l’Etat. Les outils sont présents (stratégie
nationale, plans départementaux,…), les préfectures et les élus doivent s’en saisir
pour faire bouger les lignes dans ce domaine.
Pensez-vous que la police de proximité est assez privilégiée en France ?
Cette question relève plus de la doctrine d’emploi de la police et de la
gendarmerie nationale. Aucun élément ne pourra être apporté sur ce point par le
CIPD.
Pourquoi les municipalités ne se mobilisent pas plus ?
La prévention de la délinquance est une matière protéiforme et certains maires
n’ont pas connaissance de l’ensemble des prérogatives qui sont les leurs en la
matière. C’est une des missions principales du CIPD : donner des outils aux élus
afin de leur permettre d’exercer pleinement leurs prérogatives.
64
Sébastian Roché – Trafics et chiffres, un vrai besoin de
connaissance : l’exemple du tabac
Sebastian Roché est docteur des Universités en Science Politique. Il est directeur
de recherche au CNRS (Pacte-Institut d'Etudes Politiques de Grenoble), enseigne à
l'Ecole Nationale Supérieure de la Police, à l'université de Grenoble et de
Bahcesehir (Istanbul). Ses travaux portent sur la sociologie du sentiment
d’insécurité et des incivilités, la mesure de la délinquance, de l’économie
souterraine et l’analyse des politiques publiques de sécurité et la gouvernance de
la police. Il est également consultant pour les Nations Unies, des instances
Européennes et des gouvernements étrangers.
L’économie grise se monterait à plusieurs points de PIB suivant différentes
évaluations. Pourtant, on connaît un déficit dans la production de données fiables
relatives au volume des trafics et de leur détail par types de produits. Des méga
chiffres circulent au plan international, mais au plan des États, et plus encore au
plan local, les choses sont plus confuses. L’importation parallèle (ou la
contrebande) se mêle à la contrefaçon (l’imitation des produits en portant le sigle
original), et au recel pour dessiner les contours de cette économie grise.
Le domaine est, d’une manière générale, l’objet de peu d’investigations. Mais,
dans certains cas, on voit émerger des éléments de connaissance mieux
documentés. C’est le cas du tabac, car il focalise sur lui l’intérêt de différents
groupes ou organisations. D’une part, les défenseurs de la santé publique qui
cherchent à mieux en chiffrer le coût social., lequel se décompose principalement
en coûts de santé pour les fumeurs et pertes de ressources pour l’Etat, (i.e. les
taxes qui ne sont pas perçues par définition dans l’économie grise). D’autre part,
les fabricants sur un marché national donné qui sont finalement concurrencés par
leurs vrais produits mais en provenance d’autres pays et aussi par les faux
produits qui n’existent que sur le marché parallèle. Ces différents acteurs se
confrontent, indirectement : les premiers veulent limiter la consommation, les
seconds veulent augmenter leurs profits et donc la consommation légale.
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Logiquement, parce qu’ils sont juge et partie, les industriels sont suspectés de ne
pas produire des chiffres suffisamment transparents et indépendants. Dans un
article publié par deux journalistes pour Slate.fr, Mathieu Martinière et Robert
Schmidt, le 13 juillet 2015, on peut lire que « La contrefaçon et les « illicit whites »
—des cigarettes produites exclusivement pour la contrebande, comme dans
l’enclave russe de Kaliningrad— constituerait le gros du marché noir. Mais difficile
d’avoir des chiffres précis, fiables et indépendants sur le trafic de cigarettes ». Les
chiffrages repris par les autres médias, poursuivent les auteurs, « comme l’étude
annuelle du cabinet d’audit KPMG, qui explique qu’un paquet de cigarettes sur
quatre vendu en France est issu du marché noir (…) sont commandés et financés
par le groupe Philip Morris International ». KPMG trouve que dans les sites
couverts en France, 22,6% des paquets en 2012 et 25,2% en 2014 sont réalisés
hors des bureaux de tabac.
Cette estimation de la perte de taxes pour l’Etat et de chiffre d’affaire pour les
fabricants est-elle crédible ? Une manière de le savoir serait de confronter ces
données avec celles issues d’autres travaux. Or, il se trouve qu’il en existe,
produites par des auteurs a priori peu susceptibles de connivence avec l’industrie
en question, comme celles de Christian Ben Lakdhar (à l’époque économiste à
l’OFDT) et de Pierre Kopp (économiste, spécialiste du chiffrage du coût social des
drogues en France, aussi bien le tabac que l’alcool et les drogues illégales), ce
dernier étant aussi avocat engagé contre l’industrie en question. Ces deux
universitaires ont conduit une analyse de terrain originale et rigoureuse publiée
en 2006 qu’on peut consulter en ligne, intitulée « Taxes et contrebande : le cas de
la France ». Selon elle, et à partir d’un dépouillement des paquets dans un centre
de tris des déchets urbains collectés sur une partie de l’Ile-de-France, on a pu
conclure que parmi les 570 paquets de cigarettes collectés, près de 15%,
provenaient illégalement de l’étranger ou du « duty-free ». Il ne semble pas
erroné en conséquence de dire que ces travaux confirment que les trafics sont
une réalité et sont volumineux.
Evidemment, 15% n’est pas 24%. Au moins, ces pourcentages haut et bas forment
une fourchette. Les chiffres KMPG ou universitaires semblent cohérents les uns
avec les autres : le marché a tendance à se développer entre ces deux dates,
(2005 et 2014), même s’il faudrait répéter l’étude Lakdhar-Kopp une seconde fois
pour en avoir le cœur le net.
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On aurait maintenant besoin d’établir une méthodologie incontestable et multi
sources pour évaluer plus précisément la taille de ce marché des trafics et pas
seulement pour le tabac. On pourrait également mobiliser d’autres méthodes et
en particulier les études « auto déclarées » où les personnes déclarent
anonymement leur comportement autrement peu avouable. Produire des
données sincères et de qualité est, faut-il le rappeler, un préalable à tout travail
sérieux.
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