Expert influent en économie internationale, Moisés Naím explique l'ampleur du crime mondialisé,
l'apparition d'Etats voyous et de véritables «trous noirs» géopolitiques.
Rédacteur en chef de Foreign Policy , l'une des revues américaines les plus influentes en relations
internationales, Moisés Naím était au dernier Forum économique et mondial de Davos pour sensibiliser
les dirigeants aux enjeux du commerce illicite. Dans son dernier essai, Le Livre noir de l'économie
mondiale. Contrebandiers, trafiquants et faussaires , il brosse un état des lieux inquiétant sur l'essor
fulgurant des trafics à l'échelle planétaire. Pour ce spécialiste de l'économie internationale, ancien
ministre de l'Industrie et du Commerce au Venezuela et ex-directeur exécutif de la Banque mondiale, les
démocraties occidentales doivent lutter avec plus d'acharnement contre ces nouveaux trafiquants de la
mondialisation.
Quels sont les principaux trafics de l'économie internationale ?
C'est la face cachée de la mondialisation. Depuis le début des années 90, le commerce illicite n'a pas cessé
de prospérer. Le crime transforme même le système international. Cinq secteurs connaissent un essor
fulgurant : la vente d'armes légères et les réseaux de prolifération nucléaire, le business florissant de la
drogue, le boom du trafic d'êtres humains, le blanchiment de l'argent sale et le pillage de la propriété
intellectuelle (contrefaçon de marques textiles et de médicaments, copies illégales de DVD et de CD,
piraterie informatique...). L'ampleur de ces activités est immense. Par exemple, le montant du blanchiment
d'argent représente entre 2 et 5% du PIB mondial, soit de 800 à 2 000 milliards de dollars. Certains
l'estiment même jusqu'à 10% du PIB mondial. Les contrefaçons de marques touchent de plein fouet nos
économies. Les Etats-Unis situent entre 200 et 250 milliards de dollars leurs pertes annuelles dues aux
contrefaçons. L'Union européenne estime qu'environ 100 000 emplois disparaissent chaque année.
Dernier chiffre. Prenez l'esclavage, l'une des facettes les plus sombres du trafic d'êtres humains : chaque
année dans le monde, 4 millions d'individus, des femmes et des enfants principalement, en sont victimes
et rapportent entre 7 et 10 milliards de dollars aux organisateurs !
Comment ont évolué ces commerces illicites ?
Les trafics ont toujours existé, de l'apparition de la contrebande au début de l'humanité jusqu'au pillage
informatique aujourd'hui. Durant les années 90, les trafiquants sont devenus plus internationaux, plus
riches et politiquement plus influents que jamais. Ce qui s'est passé, c'est une puissante mutation du
commerce illicite avec la révolution des transports, des communications, des hautes technologies, de
l'accélération de la mondialisation et de l'effacement progressif des frontières. Tout est matière à trafic
aujourd'hui, pourvu que ça rapporte gros : les organes humains pour les transplantations, l'ivoire, les
espèces en danger (têtes et peaux d'animaux, plantes rares), les déchets dangereux (résidus chimiques,
cendres, composants électroniques), les objets d'art (chefs-d'oeuvre, antiquités)...
Comment s'organisent ces réseaux ?
Les réseaux sont déconnectés, horizontaux, décentralisés. Il n'y a plus de hiérarchie. Les responsables ne
sont pas soutenus par un Etat et sont passés maîtres dans l'art d'utiliser les technologies modernes (cartes
téléphoniques, internet, cartes bancaires...). Ces nouveaux outils ont facilité le business de réseaux illicites
nomades et très mobiles. Il n'y a plus de centralisation, comme à l'époque des mafias. Il n'y a plus de boss
et d'exécutants sous la forme d'une pyramide. Maintenant, les trafiquants sont capables d'alliances
temporaires et d'interactions dans les secteurs les plus lucratifs. Ils sont des spécialistes de la logistique et
touchent à tout. Dans les pays en développement et dans ceux qui sortent du communisme, les réseaux
criminels sont de véritables puissances politiques. Ils contrôlent les partis, possèdent les médias les plus
importants ou sont les mécènes d'organisations non gouvernementales.
De plus, la révolution internet et la disparition progressive des frontières dans un monde globalisé
semblent avoir profité aux trafiquants.
Internet est en effet un des facteurs de développement du commerce illicite. C'est un outil puissant et
redoutable au service des trafiquants. Il a favorisé la rapidité et l'efficacité des trafics et élargi leurs
possibilités. Il a permis une puissante mutation : communiquer partout et simultanément. Autre facteur
d'explosion des trafics : l'effacement progressif des frontières. Elles sont devenues plus poreuses avec la
mondialisation, ouvrant de nouveaux champs d'action pour les contrebandiers.
Quels sont les réseaux de trafiquants les plus actifs et connus des services de police ?
Le réseau clandestin d'Abdul Qadeer Khan, l'architecte du programme nucléaire pakistanais et le «père»
de la bombe islamique , est l'un des plus connus en matière de trafic d'armes nucléaires. Le docteur Khan
exporte toujours des centrifugeuses et d'autres éléments à travers le monde, notamment en Iran et en
Corée du Nord. Au rou, Vladimir Montesinos, l'ancien chef des services de sécurité de la présidence et
de l'antiterrorisme au Pérou, était à la tête d'un important réseau international de prolifération d'armes,
de drogues et de blanchiment. Il purge aujourd'hui sa peine en prison. Rolandas Paksas, l'ancien président
de Lituanie, était également impliqué avec les réseaux criminels russes.
Vous parlez de «trous noirs géopolitiques» les réseaux illicites prospèrent. Pouvez-vous
expliquer en quoi cela consiste et donner des exemples ?
En astrophysique, les trous noirs sont des zones dans l'univers où les lois traditionnelles de la physique ne
s'appliquent pas. J'utilise cette métaphore de «trous noirs» en géopolitique moderne pour les lieux du
monde les lois traditionnelles ne s'appliquent pas, l'autorité n'est pas dans les mains du
gouvernement, le monopole de la force physique ne dépend pas du gouvernement, l'activité
économique est trustée par des criminels. Par exemple, la République moldave de Transnistrie, la jungle
dans les montagnes de Bolivie, le Triangle d'or aux confins de la Thaïlande, du Laos et de la Birmanie ou
encore la zone des trois frontières (Brésil, Argentine, Paraguay) sont des trous noirs géopolitiques. On les
trouve aussi au coeur de l'Europe, que ce soit à la City de Londres, l'une des meilleures places de
blanchiment d'argent au monde, ou sur la Costa del Sol, en Espagne, devenue le lieu de villégiature et de
business des malfaiteurs. Les trous noirs géopolitiques ne sont pas seulement identifiés à un territoire. Ils
correspondent parfois aux frontières d'un Etat. Des «Etats faillis» ou des «Etats voyou peuvent se
transformer en trous noirs géopolitiques. Aujourd'hui, il y a des parties du monde que vous ne pouvez pas
comprendre si vous n'incluez pas les trafics. Vous ne pouvez pas comprendre ce qui se passe en Chine, par
exemple, si vous ne savez pas que 8% de l'économie chinoise dépend de la production de copies de DVD
ou encore des migrations économiques...
Quelles sont les solutions pour tenter de lutter contre cette criminalité ?
A mon avis, la plus importante des prescriptions est de reconnaître l'importance du problème. Or,
aujourd'hui, la société n'a pas encore pris conscience de l'ampleur du défi. Le terrorisme international
reste la priorité de nombreux gouvernements, Etats-Unis en tête. Si vous comparez les conséquences du
terrorisme et celles du trafic sur la société, le trafic est plus important. Chaque année, il y a des dizaines de
millions de personnes impliquées. Chaque année, il y a des milliards de dollars générés par la production
et la vente de drogue. Chaque année, il y des centaines de guerres en Afrique ou ailleurs alimentées par le
trafic d'armes légères. Des secteurs entiers ont été transformés par la contrefaçon : l'industrie de la mode,
de la musique, etc. En proportion des personnes touchées, l'impact des trafics est beaucoup plus
important que celui du terrorisme. Pourtant, il ne retient pas autant l'attention que le terrorisme. Nous
sommes les témoins de l'explosion de la criminalisation de la politique et de la politisation du crime.
Partout, la politique s'immisce dans les affaires criminelles et des politiciens sont impliqués dans des
trafics. Il faut traiter ce problème au niveau international et lancer un vrai débat. Mon livre tente d'y
contribuer.
Le Figaro Magazine, 23 mars 2007
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