La France du marché noir (1940–1949) (review)
Cédric Perrin
Le mouvement social, Number 226, janvier-mars 2009, pp. 113-114 (Review)
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Notes de lecture n 113
Le Mouvement Social, janvier-mars 2009 © La Découverte
Fabrice Gr e n a r d . La France du marché noir (1940-1949). Paris, Payot,
2008, 351 pages.
C’est à une plongée dans la France des années 1940 que nous convie Fabrice
Grenard. L’ouvrage, tiré d’une thèse de doctorat soutenue à l’Institut d’études
politiques de Paris en 2004 et dirigée par Jean-Pierre Azéma, s’intéresse à ce qui fut
la forme la plus importante de délinquance durant la guerre et l’Occupation. Plus
d’un million de procès-verbaux furent dressés entre 1940 et 1944 pour infraction à
la législation économique. Il existait bien sur ce sujet le livre de l’historien américain
Paul Sanders 21, mais celui-ci traite principalement des bureaux d’achats allemands
et ne va pas au-delà de 1946 alors que la carte de pain n’est supprimée qu’en 1948 et
que les derniers rationnements (pneus, denrées importées…) disparaissent en 1949.
Le premier intérêt du travail de Fabrice Grenard est donc de prendre le phénomène
depuis son apparition, en 1940, jusqu’à son extinction. Il trouve ainsi sa place dans
l’historiographie récente de la France occupée qui s’interroge sur la postérité des
situations et des mesures nées sous Vichy. Surtout, dépassant la seule question des
bureaux allemands et des gros trafics, il apporte une vision plus globale de la réalité
de ce que fut le marché noir. L’ambition de l’auteur est d’étudier celui-ci du triple
point de vue économique, social et politique. Pour cela, Fabrice Grenard a su mobi-
liser de nouvelles sources dont, particulièrement, celles de la Direction générale du
contrôle économique (DGCE) née en 1940 précisément pour conduire la répression
du marché noir ; ses archives sont maintenant ouvertes. L’analyse de ce fonds permet
à l’historien d’apporter des connaissances incontestablement neuves sur le sujet et
de remettre en cause bien des clichés nés souvent dès la guerre et véhiculés ensuite
par toute une littérature dont le célèbre Au bon beurre de Jean Dutourd. Pour mieux
suivre le développement du marché noir, l’auteur adopte opportunément un plan
chronologique qui dégage quatre périodes : 1940-1941, automne 1941-1943, prin-
temps-été 1943/été1944 et enfin été 1944-1949.
La première phase (1940-1941) est « le temps des mercantis », du nom des
profiteurs de guerre de la Première Guerre mondiale repris notamment dans la presse
pour dénoncer les premiers trafiquants dès les débuts de l’Occupation. Les lende-
mains de la défaite voient la naissance d’institutions pour gérer le rationnement : le
secrétariat d’État au Ravitaillement dans l’agriculture, les Comités d’organisation
et l’Office central de répartition des produits industriels dans l’industrie et les ser-
vices. Celles-ci tentent d’établir un circuit fermé de distribution dont les symboles
pour le consommateur final sont les coupons et les tickets de rationnement. Mais
les fuites qui alimentent le marché noir ne tardent pas à fragiliser ce circuit. Les
fraudeurs jouent sur les limites du système pour faire grimper les prix officiels (la
taxe). Les plus organisés constituent de véritables sociétés du marché noir avec leurs
entrepôts clandestins (les « clandés ») et leurs réseaux de rabatteurs. La clientèle
de ces premiers temps du marché noir est celle des populations aisées qui seules
peuvent y avoir recours. C’est aussi l’occupant allemand et ses bureaux d’achats,
dont le fameux bureau Otto, pour qui le marché noir est un instrument de pillage
du pays occupé. Ces inégalités d’accès au marché noir créent des tensions sociales
qui se cristallisent dans la dénonciation (et la délation) de la « tyrannie des épiciers »,
du paysan profiteur ou du supposé rôle occulte des Juifs. Ces scandales du marché
noir ont aussi un impact politique. En démentant les promesses et les valeurs de la
Révolution nationale, ils contribuent à en éloigner l’opinion. Pourtant Vichy tente
d’instaurer une répression exemplaire la voie administrative (avec des mesures
21. P. S, Histoire du marché noir, Paris, Perrin, 2001.
114 n Notes de lecture
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d’internement, par exemple) prime sur la voie judiciaire. Les délits du marché noir
sont élevés au rang de crime. Toutefois la diversité des procédures et des acteurs rend
la répression confuse.
À partir de l’automne 1941, le marché noir prend une nouvelle dimension. Il
n’est plus l’apanage de quelques nantis et touche désormais toutes les catégories
sociales. L’écart se creuse entre la réalité et la réglementation économiques. Face
aux insuffisances du ravitaillement officiel, le marché noir devient une nécessité.
Se constitue alors un « marché gris » les consommateurs vont s’approvisionner
directement dans les fermes. C’est la période des pelotons de cyclistes commen-
cent à déferler sur les campagnes proches des grandes villes durant les week-ends.
Cette généralisation oblige Vichy à infléchir sa politique. Le gouvernement autorise
d’abord les colis familiaux qui, en n’ayant souvent de familiaux que le nom, s’impo-
sent rapidement comme les « colis officiels du marché noir ». Ensuite, la répression
se recentre sur les gros trafics, instaurant une certaine tolérance, mais non une totale
approbation, des petits trafics de survie. Ici, l’un des véritables apports du livre est de
réussir à établir, grâce aux documents de la DGCE, une géographie et une sociologie
du marché noir. L’auteur peut ainsi montrer que le marché noir profite plus aux
négociants ou aux grossistes qu’aux détaillants ou aux paysans stigmatisés par la
rumeur. Et, s’il y a bien des « rois du marché noir » qui y font fortune, les trafics
sont de faible ampleur et constituèrent plus modestement un appoint ou un moyen
de continuer à vivre normalement ; ce qui peut déjà apparaître comme un privilège
quand les autres Français doivent se priver.
Une nouvelle période s’ouvre quand, en 1943, les Allemands renoncent au
marché noir pour privilégier des prélèvements plus rationnels, légaux, avec la colla-
boration de l’État français. Ils ont désormais intérêt à ce que la répression soit plus
efficace pour éviter que des productions soient soustraites à leurs prélèvements. Laval
décide de jouer pleinement le jeu de la répression des trafics dans l’espoir d’obtenir
un assouplissement des exigences allemandes. Cette politique ne fait que renfor-
cer l’impopularité des services de contrôle. La Résistance, jusque-là très réticente à
l’égard du marché noir, décide de l’encourager et de le légitimer en en faisant un acte
patriotique. Vichy tente bien de dénoncer les « pillards » de la Résistance, mais à la
fin de l’Occupation l’action du Contrôle économique devient impossible.
Après la Libération, le bilan limité de l’épuration, menée notamment par les
Comités départementaux de confiscations des profits illicites, confirme que la plu-
part des trafics de la guerre ont été de petite taille et sans grands profits à sanctionner.
Le marché noir, lui, perdure aussi longtemps que les restrictions. Il connaît même
ses plus beaux jours et de nouvelles personnes se lancent dans les trafics. Alors que
l’opinion espérait que la fin de l’Occupation verrait le retour à un marché normal, le
gouvernement provisoire doit conserver les organes de contrôle installés par Vichy.
Le rythme rapide auquel se succèdent les ministres du Ravitaillement témoigne de
l’incapacité de l’État à maîtriser la situation qui ne redevient normale qu’en 1948
quand la production retrouve son niveau d’avant-guerre. Les organes de contrôle
détestés des Français peuvent enfin être supprimés à la fin de l’année 1949.
On peut regretter les choix de l’éditeur d’avoir placé les notes dans une position
qui en complique la consultation et d’avoir fortement comprimé la bibliographie.
Cependant il reste un ouvrage fort qui en abordant enfin le marché noir dans sa
durée et sa globalité rompt avec le spectaculaire des gros trafics ainsi qu’avec les très
nombreux clichés, et donne une image plus juste de ce qu’a été la société française
des années noires. Cédric PERRIN
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