Famille et alcoolisme

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DOSSIER THÉMATIQUE
Famille et alcoolisme
Family and alcoholism
J.M. Havet*
L
e clinicien conduit à prendre en charge un
patient alcoolique dispose de plusieurs théories pour soutenir sa pratique. Il peut voir
dans l’alcoolisme le signe d’un dysfonctionnement
cérébral et tenter d’y mettre fin par la prescription
d’un traitement psychotrope adapté. Il peut, d’autre
part, se référer à la psychanalyse et proposer au
patient une écoute orientée qui l’aidera à accéder
aux motivations inconscientes qui sous-tendent ses
actes, lui permettant par là même d’y faire face et
d’y mettre fin. Il peut enfin, dans une perspective
cognitivocomportementaliste, l’aider à modifier son
comportement néfaste par l’analyse des pensées
automatiques qui l’accompagnent.
Chacune de ces approches est légitime et se justifiera par ses résultats, même si aucune d’entre elles
ne peut prétendre rendre compte à elle seule de la
problématique complexe de l’alcoolisme et être en
mesure de se proposer en tant que solution unique
et ultime au problème posé. Il n’est d’ailleurs pas rare
de constater, à simplement observer les pratiques
les plus habituelles, que les thérapeutes manquent
rarement de les associer entre elles, par exemple
en adjoignant une prescription médicamenteuse à
la psychothérapie.
Une autre façon d’aborder le problème de l’alcoolisme sera de le replacer dans un contexte, c’est-àdire de ne plus seulement se focaliser sur le patient
– voire sur ses neurones – mais d’élargir le champ de
l’investigation en observant le sujet dans son milieu
naturel (couple ou famille).
Deux vignettes cliniques
Notre conception individuelle des pathologies
psychiatriques nous conduit donc, en général, à
n’envisager l’alcoolisme que comme le problème
d’une seule personne qui en est à la fois le lieu et la
source. De ce point de vue, l’entourage du patient ne
peut qu’en subir les conséquences. Même s’il y a là,
incontestablement, une part de vérité, ne peut-on
cependant considérer le rôle actif que l’entourage
peut prendre dans le déroulement du processus ?
Le mari de Mme A. est convaincu que je ne crois pas
qu’elle est alcoolique. Aussi, afin de me fournir la
preuve irréfutable de l’éthylisme de son épouse, il lui
apportera, peu de temps avant la consultation que
je dois avoir avec elle, 2 bouteilles de vin auxquelles,
au grand étonnement et au grand désespoir de son
conjoint, elle refuse de toucher.
Mme B. est dépressive. Elle se plaint de ce que son
mari boive trop et cherche depuis fort longtemps,
mais sans succès, à contrôler sa consommation. Un
soir, sans doute convaincue par l’idée, que j’avais
émise, qu’il est préférable d’abandonner les comportements ne permettant pas d’aboutir aux résultats
escomptés plutôt que de s’obstiner, elle propose à
son mari de s’installer confortablement dans son
fauteuil tandis qu’elle lui sert un verre de vin. Lors
de la consultation qui suivit, elle me rapporta qu’il
s’était mis en colère, lui avait demandé si elle ne se
moquait pas de lui et avait refusé de boire le verre
qu’elle lui tendait, la menaçant même de le lui jeter
à la figure si elle insistait.
Ces 2 exemples montrent à quel point il est important de prendre en considération les interactions
entre les individus si l’on veut appréhender la signification des comportements.
Points de vue classiques
sur la famille
L’aspect familial des pathologies psychiatriques n’est
le plus souvent envisagé que dans la perspective de
déterminer la part respective de l’inné et de l’acquis
et de décrire les conséquences fâcheuses des troubles
sur l’entourage des patients. Ces derniers ont d’ailleurs en général des points de vue semblables à ceux
* Pôle de psychiatrie des adultes,
hôpital Robert-Debré, Reims.
La Lettre du Psychiatre • Vol. IX - no 2 -mars-avril 2013 | 61
Mots-clés
Alcoolisme
Famille
Couple
Contexte
Approche systémique
Summary
The alcoholic patient is rarely
alone. His/her family circle
frequently interfere with the
treatment. Giving his/her family
a place allows the practitioner
to increase the initial prognosis
by acting specific strategies.
Keywords
Alcoholism
Family
Couple
Context
Systemic approach
Résumé
Le patient alcoolique est rarement isolé. Son entourage intervient fréquemment dans la prise en charge.
Prendre en compte celui-ci doit permettre aux cliniciens d’améliorer le pronostic initial par la mise en
œuvre de stratégies spécifiques.
des professionnels. L’idée sous-jacente est de déterminer la cause de la problématique et, pour cela, de
remonter à son origine.
C’est ainsi que l’on continue à rechercher le ou
les gènes responsables. Même s’il est absurde de
vouloir nier l’aspect biologique de toute conduite,
je rejoindrais volontiers Jean Maisondieu quand il
écrit : “Je commencerais à envisager sérieusement
que l’alcoolisme peut être héréditaire le jour où des
études dignes de foi auront démontré que, si les
petits anglais boivent du thé comme leurs parents et
leurs grands-parents, c’est à cause de gènes spéciaux
qui n’attendaient que la conquête des Indes pour se
manifester” (1).
Reste alors à chercher du côté de la transmission des
manières d’être et des habitudes, la famille demeurant
le lieu premier et privilégié pour l’apprentissage des
comportements dont le futur patient aura bien du
mal à se défaire. On évoquera dans cette reproduction
de la surconsommation de boissons alcooliques la
loyauté envers le milieu d’origine et l’attachement
aux parents. C’est oublier que les termes de la loyauté
peuvent se négocier, que le sujet n’est pas simplement condamné soit à reproduire, soit à trahir, et que
l’attachement n’est jamais absolu.
En outre, pour intéressante que puissent être ces
2 pistes, elles comportent une certaine dose de pessimisme de par l’inéluctabilité de la répétition qu’elles
portent en elle. Comment le thérapeute pourrait-il
les utiliser dans sa prise en charge ?
Des données objectives ?
Afin de mieux comprendre l’importance de la famille
dans la problématique alcoolique il est tentant,
par l’analyse de larges populations concernées, de
rechercher des données générales, statistiques, sur
lesquelles s’appuyer pour sortir, autant que faire se
peut, de la subjectivité inhérente à toute approche
psychopathologique.
C’est ainsi que l’association de lutte contre l’alcoolisme Vie libre a mené en 1991 une enquête auprès
de 1 000 buveurs guéris, 84 buveurs non guéris,
725 conjoints et 467 enfants (2).
Au-delà de l’avalanche des chiffres, il en ressort
un certain nombre de pistes de réflexion utiles à
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la compréhension des rapports du couple ou de la
famille avec l’alcoolisme et des facteurs intervenant
dans l’évolution des troubles.
Comme on pouvait s’y attendre, la vie de la famille
est très perturbée par l’alcoolisme et la souffrance
des enfants est grande. S’ils sont 74 % à éprouver
du dégoût envers le parent malade, ils sont cependant 64 % à lui conserver leur affection. En cas de
séparation des parents, les enfants ressentent un
manque affectif, surtout si c’est la mère qui est
alcoolique, car les pères n’assument pas avec la
même facilité les responsabilités familiales que
les conjointes de malade. Ces enfants ont un rôle
aidant très important auprès des mères alcooliques
qui, bien souvent, ne peuvent compter que sur leur
soutien. Il y a donc là un risque de parentification
potentiellement délétère auquel le thérapeute
devra porter attention.
Le rôle du conjoint est extrêmement important pour
l’évolution de la pathologie. Les hommes alcooliques
bénéficient d’un soutien plus fréquent de la part
de leur conjointe que les femmes alcooliques, qui
ont beaucoup de difficulté à s’appuyer sur un foyer
solide pendant et après la maladie. Soixante-seize
pour cent des conjoints ont entrepris des démarches
pour aider le patient et 40 % d’entre eux ont décidé
d’adhérer à l’association Vie libre (2). L’épreuve des
rechutes ne semble pas démobiliser les conjoints. Si
la séparation est souvent envisagée (dans 58 % des
cas), elle n’est pas effective pour 71 % des couples.
La guérison conduit à une redistribution des rôles dans
la famille, ce qui suppose la nécessité d’une grande
souplesse et d’une capacité d’adaptation par rapport à
la nouvelle situation : il n’est pas si simple de changer
et le seul arrêt de l’alcoolisation n’y suffit pas. En effet,
seuls 58,3 % des rapports de couple redeviennent
harmonieux après la guérison et seul 1 couple sur 2
voit sa vie affective et sexuelle améliorée. L’alcool
n’était donc pas le seul responsable des difficultés
relationnelles, alors que c’est souvent lui seul qui est
mis en avant en tant que source de problèmes dans
nos consultations.
Quant au rôle des familles d’origine, il est surtout
important pour les femmes qui deviennent précocement dépendantes, tandis que les hommes
paraissent beaucoup moins sensibles aux effets
familiaux de l’alcoolisme.
DOSSIER THÉMATIQUE
La femme de l’alcoolique
On peut se demander pourquoi c’est d’abord et en
priorité à elle que se sont intéressés les psychiatres,
le plus souvent d’obédience psychanalytique (3).
Peut-être est-ce parce qu’à cette époque l’alcoolisme
concernait en premier lieu les hommes, l’alcoolisme
féminin, alors plus honteux, étant moins visible
car plus dissimulé. On peut aussi penser, comme
l’enquête citée précédemment l’a montré, que les
épouses étaient très présentes et actives vis-à-vis
de leur conjoint alcoolique.
Quelle que soit la réponse, il a été dressé de ces
femmes un portrait peu flatteur et, par ailleurs, loin
d’être spécifique, les auteurs reconnaissant qu’il
pourrait s’appliquer à des épouses de conjoints non
alcooliques. En voici quelques traits.
Ces femmes infantilisent leur mari en gardant
la mainmise sur le budget du ménage et en leur
donnant parcimonieusement de l’argent de poche,
tout comme une mère en donne à son enfant.
Ce sont des femmes autoritaires qui ont décidé de
façon unilatérale du moment du mariage.
Elles ont un tel souci de respectabilité qu’elles
peuvent interrompre la prise en charge de leur mari
dont l’hospitalisation ferait rejaillir sur elles la honte
d’une maladie inavouable.
Elles ont le fantasme d’un mari destiné à mourir et se
plaignent plus de son impuissance sexuelle que de sa
déchéance physique. Ce sont des mantes religieuses :
le mâle peut disparaître après la fécondation.
Le médecin doit se dégager de cette atmosphère
fantasmatique en refusant d’officialiser la puissance
qu’elles convoitent afin de permettre au conjoint
d’accéder à la dignité de sujet.
Cette description de l’épouse de l’alcoolique l’inscrit avec son conjoint dans un destin auquel il leur
est impossible d’échapper et permet d’expliquer la
répétition, sans donner véritablement les moyens
du changement : cette femme retrouvera un autre
homme alcoolique et cet homme recherchera et
trouvera sans doute une épouse identique à la
précédente.
On peut s’illusionner en pensant que la compréhension de ce qui motive le choix du partenaire
empêchera justement la répétition, comme si la
conscience d’un processus était suffisante pour
y mettre fin. L’expérience devrait pourtant nous
permettre de percevoir combien il est difficile de
changer, même quand nous savons parfaitement
que nos comportements nous sont néfastes. Il n’est
pas si rare que nous reproduisions les mêmes erreurs
au cours de notre vie.
Quant aux quelques conseils très généraux donnés
par les auteurs, ils ne seront pas d’un grand secours
pour le praticien et pourront même avoir des conséquences négatives dans la mesure où ils peuvent
induire la suspicion vis-à-vis de ces épouses, la prise
de distance, voire le rejet.
L’apport de la thérapie
familiale systémique
Les travaux sur la communication (4) nous ont permis
de comprendre qu’il est artificiel de vouloir étudier de
façon isolée les comportements. De fait, et en particulier au sein d’une famille, les comportements sont
reliés entre eux, chacun des membres de la famille
étant à la fois acteur et réagissant aux comportements des autres qui, à leur tour, ne peuvent pas ne
pas répondre, et ainsi de suite. On entre alors dans
un processus circulaire dont il est illusoire de vouloir
dire lequel des partenaires de l’interaction en a été
l’initiateur, bien que chacun soit en général incapable
de percevoir sa propre contribution au processus et
attende de l’autre qu’il change.
Dans le cas de l’alcoolisme, celui qui doit changer, c’est
à l’évidence le buveur, puisque son comportement
est préjudiciable tant pour lui-même que pour son
conjoint et ses enfants. Mais, peut-il le faire seul ?
Les études concernant la famille étant toujours par
nature rétrospectives, s’appuyant sur ce que l’on
peut constater à partir du moment où le patient a
été identifié, il est difficile d’affirmer qu’il existait
une organisation familiale préalable au surgissement de la pathologie et qui serait en quelque sorte
responsable de sa survenue. Il est fort probable que
le dysfonctionnement familial que l’on constate se
soit mis en place à la suite de l’apparition des symptômes. Il peut bien sûr exister des facteurs familiaux
prédisposant et/ou contribuant à l’émergence du
trouble, mais, une fois celui-ci installé, il sera impossible d’agir sur eux, puisque leurs actions se situent
dans le passé. En revanche, ils seront importants à
prendre en considération dans la prévention des
rechutes.
Ce qu’il est tout à fait envisageable de déterminer
dans un premier temps, c’est la nature du fonctionnement familial qui s’est mis en place depuis
la survenue de la pathologie et qui peut contribuer
à son maintien, pour tenter de la modifier. C’est
l’hypothèse défendue par l’école de Palo Alto (5)
et qui a été résumée dans la célèbre formule : “Le
problème, c’est la solution” (appliquée au problème
pour tenter de le résoudre).
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DOSSIER THÉMATIQUE
Alcoolodépendance
Famille et alcoolisme
Pour les membres de ce courant, la tâche principale
de la thérapie est d’amener les patients à renoncer à
leurs tentatives inopérantes de solution. Ils impliquent
l’entourage en lui demandant comment ses membres
ont essayé – en vain – d’aider le patient à interrompre
son alcoolisation. Ces méthodes sont connues et
pleines de bon sens : surveiller, contrôler, chercher
les bouteilles cachées, se mettre en colère, vérifier le
contenu du bar, compter le nombre de verres bus, etc.
Ces efforts sont contre-productifs, car ils reposent sur
un paradoxe : “Tu dois oublier ce que je vais te rappeler
constamment.” Le thérapeute va alors proposer un
changement comportemental à l’entourage, changement consistant en une modification radicale des rôles
dans lesquels les partenaires étaient jusque-là coincés.
Il faut insister sur le fait qu’il n’existe pas de recette
simple pour l’établissement de la prescription thérapeutique contre-paradoxale et que l’élaboration
de celle-ci repose sur une analyse rigoureuse de la
situation présentée. Faute de quoi elle serait inévitablement vouée à l’échec.
Conclusion
L’implication de la famille dans la problématique
alcoolique est d’une évidence telle qu’il est fondamental d’en tenir compte dans la prise en charge.
S’il est nécessaire d’obtenir sa collaboration pour
augmenter les chances de succès, il n’en reste pas
moins que la mise en œuvre de stratégies thérapeutiques efficaces ne va pas de soi et se doit de
reposer sur des conceptions théoriques éprouvées
et, surtout, parfaitement maîtrisées par le clinicien,
conceptions que nous n’avons pu que suggérer dans
cet article.
■
Références bibliographiques
1. Maisondieu J. Comme ton père tu seras alcoolique mon
fils ! In : Prieur B (ed). Les héritages familiaux. Paris : ESF,
1996:87-95.
2. Vie libre. La famille et l’alcoolisme. Clichy, 1991.
3. Israël L, Subra-Charpentier N. La femme de l’alcoolique.
Confrontation psychiatrique 1972;(8).
4. Watzlawick P, Helmick Beavin J, Jackson DD. Une logique
de la communication. Paris : Seuil, 1972.
5. Fish R, Schlanger K. Traiter les cas difficiles. Paris : Seuil, 2005.
Agenda
“Les nouvelles technologies”
3es
États régionaux de la psychiatrie, Lille Grand Palais, mardi 14 mai 2013
9 h 00 - 12 h 30
Impacts des nouvelles
technologies sur le fonctionnement
et le développement psychique
avec Bernard Stiegler, Pierre Delion,
14 h 30 - 17 h 00
Apport des nouvelles technologies
à la pratique psychiatrique
avec Roland Jouvent, Nicolas Franck,
Renaud Jardri, Dominique Servant…
Louis Vallée, Sylvie Deheul…
Organisation : PSY 3000
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