d’ailleurs – est une voie qui réunit toutes les conditions que nous venons d’évoquer (Poirée,
1986 et 1993). Aussi, nous nous proposons, dans les pages qui suivent, de tout d’abord
décrire phénoménologiquement cette expérience de la souffrance pour montrer en quoi elle
n’est pas une simple expérience parmi d’autres, mais fait office de réduction jusque dans
l’abandon à soi ; ensuite, de cerner au plus près ce que cette épreuve révèle de nous quand
nous y sommes complètement exposés ; ce que nous aurons découvert de nous-mêmes
devra encore être fondé phénoménologiquement ; enfin, nous esquisserons ce que nous
pouvons tirer d’une telle descente en soi-même : en quoi une telle odyssée
phénoménologique peut être éclairante pour la vie du sujet ?
La souffrance comme réduction radicale
La souffrance se présente d’abord comme ce qui vient interrompre le cours de l’existence
(Porée, 1999 et Romano, 1999 a et b). C’est en cela qu’elle opère comme un processus de
réduction en accéléré, et sans détour, qui suspend tout ce que nous ne sommes pas, pour ne
garder que l’essentiel, ce que même la souffrance ne peut nous enlever.
En effet, on en resterait à une approche trop superficielle si l’on envisageait cette
interruption comme une simple parenthèse dans le cours de la vie. C’est tout l’inverse qu’il
faut souligner. Tout d’abord, une fois abandonné à l’expérience de la souffrance, on y est
tout entier ramassé sans la moindre possibilité d’une prise de recul : on est soi-même
l’instant de la souffrance et rien d’autre. Nos habitudes, nos rôles, nos projets, notre
histoire, même notre souci pour les autres, tout cela qui remplissait une vie, tout cela qui
était « nous », n’est plus rien. Mais plus fondamentalement encore, la souffrance nous
arrache non seulement à notre passé comme à notre avenir, mais également au passé et à
l’avenir : il n’y a plus que l’instant d’une éternité insupportable. C’est pour cette raison que,
dans le temps de l’épreuve, la souffrance n’est jamais une simple parenthèse : elle se donne
comme un point final qui, pourtant, n’en finit pas, autour duquel notre vie s’enroule. Et
c’est pourquoi, dans ces moments-là, la mort devient soudain enviable (Lévinas, 1983)
Il est à noter que dans ce mouvement par lequel la souffrance nous arrache à notre « vie-
dans-le-monde », à nos projets et même aux autres, se révèle ce que nous sommes vraiment.
Car si nous pouvons perdre « tout ce qui faisait notre vie » du fait de l’épreuve de
l’insoutenable, c’est que tout cela n’était pas vraiment nous – ce qui ne signifie pas que
nous n’y tenions pas. La souffrance nous met donc à nu et révèle ce qui reste de nous quand
nous ne sommes plus que nous : un être rivé à lui-même comme souffrance, et donc comme
pur affect, sans possibilité aucune de se déprendre de lui-même, de se mettre à distance
pour s’échapper l’instant d’un sursis. Deux caractéristiques méritent d’être soulignées.
D’une part, ce qu’il reste de nous quand tout s’effondre (c’est-à-dire toute représentation,
toute objectivité, toute idée), c’est un pur affect, un pur ressenti. D’autre part, celui-ci nous
révèle comme être passible, c’est-à-dire qui devient ce que l’affectivité que nous sommes
fait de nous (Henry, 2000 ; Kuhn, 2003). En effet, nous ne sommes pas, ultimement, une
conscience souveraine – une substance imperturbable, impassible pour le dire avec la
tradition philosophique – qui traverserait les événements qui la concernent comme de
simples phénomènes de surface, la titillant de loin, comme un film peut toucher, sans plus,