THÉÂTRE Jean Carmet a pris son rôle très au sérieux. S'il tient la scène tout au long de la soirée, ce qui est une prouesse, il n'a peut-être pas assez d'humour. Il s'attendrit trop sur son personnage pour tout à fait ressembler à son modèle. Ionesco est beaucoup plus fou, beaucoup plus triste et beaucoup plus drôle. C'est lui qui aurait dû jouer son propre rôle... Mais c'est sa faute, en grande partie, si Jean Carmet n'est pas le clown triste que nous espérions. Ionesco a renoncé aux métaphores et aux symboles dérisoires que, de « Victimes du devoir » au « Roi se meurt », il avait fait servir aux mêmes plongées dans la culpabilité et les tristesses d'une vie qui doit finir un jour. Cette fois, il ne transpose plus. Tout juste se sert-il des liberté que lui permet, à travers les arcanes du rêve, Son « Voyage chez les morts », comme -on l'a vu faire à Max Frisch dans « Triptyque ». Les policiers qui vérifient à tout bout de champ l'identité des gens, le consul gâteux qui pourrait octroyer un visa sauveur, les médecins et les infirmiers sadiques d'un hôpital où l'on pratique l'euthanasie pour libérer des lits appartiennent à une réalité déformée, certes, mais sans ambiguïté possible. Les grands:parents et les parents que Ionesco se retrouve dans ses rêves ou aux enfers sont vraiment les siens. Il les aime et les déteste à la fois. La peur de la Mort et, plus encore, celle d'un cataclysme mondial lui font douter de son métier d'écrivain, tout juste bon à dire cette peur. Le roi est nu °Pesci), ses cauchemars, essions, ses fantasm et ses limites Sans ambiguïté Jean Carmet dans le rôle-titre de Ionesco Le modèle est beaucoup plus fou, beaucoup plus drôle ION ESCO de Ionesco Théâtre national populaire (Villeurbanne). • C'était il y a trente ans. On découvrait Ionesco, Beckett, Adamov, la sacro-sainte trilogie du « théâtre de l'absurde ». Depuis, Beckett a eu le prix Nobel et n'écrit plus que des monologues parcimonieux. Adamov, après avoir vainement tenté d'être communiste, s'est suicidé. Ionesco est entré à l'Académie pour être bien sûr d'être français et définitivement échapper à son pays d'origine, en proie à une tyrannie plus absurde que ce que leur ancêtre à tous, Alfred Jarry, avait pu imaginer... Pour Ionesco, rien n'a pu prévaloir contre l'angoisse qui le mine. Comme il nous l'a dit longuement ici même, il y a trois mois (1), il s'est réfugié dans ses rêves, ses cauchemars plutôt, qui le ramènent à sa jeunesse, à sa famille défunte, au sentiment de n'avoir rien fait, d'avoir vécu pour rien. Il a raconté tout cela, pêle-mêle, dans une longue pièce parue chez Gallimard, sous le titre de « Voyage chez les morts », que Roger Planchon vient de monter, en lui adjoignant d'autres textes de Ionesco, dont « l'Homme aux valises », qui le peignait déjà en éternel émigré — (1) Voir « le Nouvel Observateur » n° 946, du 25 décembre 1982. un Charlot des nouveaux temps... Baptisé « Ionesco », ce spectacle devient une sorte d'autobiographie sans fard, le première de ce genre au théâtre, même l'on sait que Planchon avait déjà interprété une vie d'Adamov, à travers son théâtre et ses confessions. - Eloge funèbre D'ailleurs, pour que nul ne s'y trompe, on amène au début de la pièce deux cercueils devant lesquels le personnage nommé Ionesco prononce une espèce d'éloge funèbre. Les deux disparus se nomment Adamov et Sartre. Ionesco les a vilipendés de leur vivant. Aujourd'hui, il le regrette, ne serait-ce-que parce qu'il est lié à eux par une époque qu'ils ont décrite au même moment. Avec les défunts, c'est aussi l'instant que choisit son épouse pour lui annoncer que Beckett vient d'avoir « le premier prix de littérature mondiale ». Le pauvre « Ionesco » ne serait-il qu'un raté ? Cette autobiographie va être celle d'un échec perpétuel, d'une mise à nu semblable à celle qui dictait à Camus la Chute » ou à Sartre « les Mots ». Venons-en au spectacle. Pour jouer le rôle de Ionesco, Roger Planchon a réussi à ramener à la scène une vedette de cinéma, Jean Carmet, petit de taille, au visage malheureux, dont la voix est la même que celle d'un comédien qui jouait autrefois Ionesco, Claude Nicot. Sa sincérité est si grande qu'on devrait avoir honte de regretter le temps où, pour dire les mêmes choses, il inventait des vieillards qui accumulaient des chaises, une fiancée à trois nez, un cadavre qui ne cessait de grandir, un roi qui avait, lui aussi, peur de la mort. En même temps, Ionesco s'exprime avec une tendresse qu'on ne perçoit plus guère sur nos scènes ou nos écrans. Pessimiste et amer, il est plus généreux que bien des idéologues, envers lesquels il a même renoncé à se montrer agressif. La transposition .técessaire à tout art théâtral, - Roger Planchon U a réalisée dans une mise en scène à grand spectacle dont Carmet-Ionesco n'est que le protagoniste, le récitant. Un immense décor — de Thierry Leproust — rappelant un barrage ou une digue abrite une multitude de personnages qu'on dirait sortis d'un conte d'Hoffmann. Costumés par Jacques Schmidt et Emmanuel Peduzzi, qui travaillent aussi avec Chéreau, surgissent un vieux Roumain, des pleureuses en longs voiles de deuil, des dames court-vêtues ou en culotte de cuir. Celles-ci sont du genre géantes, écrasant de leur taille et de leurs mamelles le malheureux rêveur. Les mères en chemise de nuit, une lampe à la main, se multiplient à l'infini. Les scènes d'hôpital, de terrorisme sortent tout droit des films d'horreur ou des bandes dessinées. On voit même un Christ en robe de femme qui tient une rose — symbole dérisoire d'un infini que le Ionesco dé la pièce, « existant spécialisé », évoque en vain. Aucune pièce de Ionesco, jusqu'ici, n'avait bénéficié d'un tel concours de comédiens connus, de figurants, d'images, de sons, comme si Planchon s'était chargé d'indiquer les métaphores auxquelles Ionesco a renoncé. « Ce qui doit être présenté sur un plateau, dit-il, doit avoir l'évidence monstrueuse du réel et des rêves. » Il a tenu promesse. Ce grand homme de théâtre, le plus lucide que j'aie jamais connu, ne laisse rien au hasard. Sa mise en scène atteint à une sorte de perfection qu'on est forcé d'admirer sans être ému autant qu'on le devrait. GUY DUMUR Le Nouvel Observateur 93