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LA THÉÂTRALITÉ
DANS LES ROMANS D’ANDRÉ MALRAUX
Approches littéraires
Collection dirigée par Maguy Albet
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2012.
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Mamadou Abdoulaye Ly
LA THÉÂTRALITÉ
DANS LES ROMANS D’ANDRÉ MALRAUX
© L’Harmattan, 2012
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-56910-2
EAN : 9782296569102
A la mémoire de ma mère Mame Diarra Diallo
INTRODUCTION
S’intéresser à la théâtralité chez un romancier qui aurait, comme Albert
Camus ou Jean-Paul Sartre, écrit des pièces ou développé une réflexion
théorique sur le théâtre irait de soi, mais appliquer ce concept à André Malraux,
dont les romans traitent, pour la plupart, de révolution ou de métaphysique, a de
quoi surprendre. En effet, en dehors d’une thèse1 et de quelques études qui
évoquent la « structure tragique » de La condition humaine2, il n’existe pas, à
notre connaissance, d’étude globale des rapports de Malraux avec le théâtre ou
bien de la dimension théâtrale de ses romans. Notre projet, qui vise à interroger
quelques romans de Malraux du point de vue de la théâtralité, ressortit donc de
l’aventure et du défi. Aussi, le relèverons-nous en commençant d’abord par
préciser la notion de théâtralité avant de la confronter à la spécificité du roman
en général et du roman malrucien en particulier. La théâtralité est un concept
dont la définition est l’objet de controverses. Et c’est sans doute dans
Théâtralité et genres littéraires (1996)3 que les termes du débat sont les mieux
circonscrits et résumés.
La théâtralité y présente une acception à la fois restrictive et extensive.
De manière restrictive, elle est réduite à la représentation et à la mise en scène
au détriment du texte dramatique. Selon les tenants de cette approche, dont
Roland Barthes et Antonin Artaud sont les meilleurs théoriciens, la théâtralité se
limite au décor, à l’éclairage, aux mimiques, à la gestuelle et aux costumes des
acteurs. Antonin Artaud soutient d’ailleurs que « c’est la mise en scène qui est
le théâtre beaucoup plus que la pièce écrite et parlée »4 et Roland Barthes définit
ainsi la théâtralité :
Qu’est-ce que la théâtralité ? C’est le théâtre moins le
texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui
s'édifie sur la scène à partir de l’argument écrit, et c’est
cette sorte de perception œcuménique des artifices
sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui
1
On pense à la thèse d’État de Mawaf Al-Mkhlouf intitulée Le tragique dans l’œuvre
romanesque d’André Malraux et soutenue à l’université de Dijon en 1985.
2
Parmi ces travaux, on peut citer : W.M.FROHOCK, André Malraux and the tragic imagination,
Stanford University Press, Stanford (1952,1967).
3
Cet ouvrage, publié sous la direction d’Anne Larue, par le Centre de recherches sur la lecture
littéraire de l’université de Poitiers, envisage la notion de théâtralité sous trois grands aspects. Le
premier aspect traite de la théâtralité au théâtre et dans les arts plastiques. Le second aspect
s’intéresse aux rapports de la théâtralité et du réel grâce à la convocation de la religion et du
monde profane. Le troisième aspect confronte la théâtralité avec les genres littéraires : le roman,
l’autobiographie et la satire. Sur la théâtralité, on peut aussi consulter : Texte et théâtralité,
mélanges offerts à Jean-Claude, édité par Raymonde Robert, Presses Universitaires de Nancy,
2000.
9
submerge le texte sous la plénitude de son langage
extérieur.4
Le jeu de scène remplace donc la lecture et la mise en scène l’écriture.
C’est une tendance du théâtre du XXe siècle qui privilégie le spectacle et
l’incarnation du texte sur l’aspect purement littéraire du théâtre classique. Non
seulement la scène entend rompre avec le texte, mais aussi s’il lui arrive encore
de s’y intéresser c’est simplement pour y déceler des indications scéniques ou
des directives d’auteur relatives au mode de représentation des pièces. La
théâtralité est ainsi réduite à l'expression scénique et est renvoyée du côté des
autres arts du spectacle comme la danse ou l'opéra. Seuls comptent désormais la
performance de l'acteur, l'affichage de l’illusion théâtrale et l'exhibition des
artifices du théâtre. La théâtralité réside, dès lors, presque exclusivement dans
les mouvements du corps qui est envisagé soit comme signe linguistique soit
comme véhicule de l'inconscient5.
Comme l'affirme Robert Abirached, «la théâtralité n'est rien d'autre que,
au sens opératoire du terme, l'ensemble des dispositifs qui permettent à un texte
de prendre corps sur la scène et d'y installer matériellement un univers»6. Mais
cette conception de l'autonomie théâtrale apparaît quelque peu illusoire si l'on
considère que la relation entre le texte et la scène n'est pas une relation de
séparation ou de simple traduction mais plutôt une relation de transformation
complexe. La scène n'annule pas le texte mais au contraire le prolonge et le
réalise, d'autant que non seulement « il y a dans l'œuvre théâtrale un élément
permanent, le texte, et une variable, la représentation »7 mais aussi le texte
produit la scène, il contient en germe sa théâtralité, il la prévoit, il anticipe
même, parfois, les mutations du modèle de la représentation. Mais la scène
produit aussi le texte : elle le complète, elle le fixe, provisoirement ; parfois
même, elle l'engendre.
4
Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p.45.
Sur cette relation de la théâtralité, du corps et de l'inconscient, on peut lire : Michel Bernard,
L'expressivité du corps : recherche sur les fondements de la théâtralité, Paris, J. P. Delarge, 1976.
L'ouvrage situe l'émergence de la théâtralité dans l'exposition voire l'exhibition du corps et la
mettent en rapport avec la fête, les rites et le jeu à l'intérieur de la société.
6
La crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994, p.421. Au sujet de cette
importance de la scène dans la définition de la théâtralité, cf. Eugène Ionesco, Notes et contrenotes, Paris, Gallimard, 1966. L'auteur insiste sur à la fois la dissociation du texte et de la
représentation et l'importance de la scène dans l'appréhension du théâtre. Voici ce qu'il déclare :
«Tout est permis au théâtre : incarner des personnages mais aussi matérialiser des angoisses, des
présences intérieures. Il est donc non seulement permis, mais recommandé, de faire jouer les
accessoires, faire vivre les objets, animer les décors, concrétiser les symboles. » (Notes et contrenotes, p.63)
7
Henri Gouhier, Le théâtre et les arts à deux temps, Paris, Flammarion, 1989, p.200.
5
10
Ce qui pose le problème de l’articulation entre le texte de théâtre et la
représentation. Le corps de l’acteur est-il en mesure de rendre toutes les
subtilités de la langue littéraire ? La scène sauve-t-elle une mauvaise pièce ou,
au contraire, affaiblit-elle un bon texte ? N’existe-t-il pas une théâtralité
spécifique au texte lui-même ? Doit-on se priver du prolongement de la
représentation par la lecture ? Ne faut-il pas ménager une possibilité de critique
réciproque du texte et de la scène et un dialogue du metteur en scène et de
l’auteur ? Ce sont autant de questions que soulève cette définition étriquée de la
théâtralité.
Ce qui nous conduit à envisager une définition beaucoup plus générale
de la théâtralité. Celle-ci est considérée ici de manière philosophique et
conceptuelle comme une grille de lecture théorique indépendante des bornes des
genres littéraires traditionnels. Elle acquiert, en fait, une dimension
métaphorique et idéale. Et voici comment Anne Larue la définit : « Théâtre hors
du théâtre, la théâtralité renvoie non au théâtre, mais à quelque idée qu’on s’en
fait. […] La théâtralité invite […] à préférer la métaphore au réel ; elle
privilégie un renvoi spéculaire, et non l’objet lui-même (le théâtre en
l’occurrence). »8
Mais cette définition large l’expose à la confusion avec d’autres notions
proches : la littérarité, le frappant et l’altérité. Malgré leur gémellité et la
contemporanéité de leur vogue au XXe siècle (vers 1950 pour la théâtralité et
vers 1965 pour la littérarité), la théâtralité se distingue néanmoins de la
littérarité par son potentiel de transposition dans d’autres genres non
dramatiques.9 Elle se différencie aussi du frappant comme la fiction se sépare du
réel : frappant n’est pas synonyme de théâtral10. Cette distinction du frappant et
du théâtral repose le problème des rapports de la théâtralité et du quotidien, à
travers notamment la notion de théâtre du monde. Ce dernier, en vogue au
Moyen Age, possède une double dimension religieuse et morale.
Le théâtre du monde renvoie à la fois à une vision sacrée de l'univers
qui consiste à considérer que ce monde-ci n'est qu’illusion et que la vraie vie est
ailleurs et à une vision moraliste de « la comédie humaine » dans laquelle il
8
« Avant propos » in Théâtralité et genres littéraires, Publications de la Licorne, 1996, p.3.
Ibid, p.6. Anne Larue y précise ainsi la différence entre la « littérarité » et la « théâtralité » : «La
littérarité se rapporte à la littérature, considérée comme un donné immédiat, un corpus d’objets
existants (les textes) ; la théâtralité se réfère à un ‘théâtral’ qui n’est pas assimilable au théâtre luimême, qui suppose une première médiation par rapport au théâtre. »
10
Ibid, p.52. Dans « Théâtre et théâtralité : une fausse tautologie », Véronique Sternberg met
aussi en garde contre la confusion des deux notions en soutenant que « l’assimilation de l’une à
l’autre est abusive et entraîne une confusion entre deux domaines : le réel dans lequel le théâtre,
comme les autres genres littéraires, puise ses objets de représentation, et l’œuvre dramatique,
produit de la mimesis. »
9
11
s'agit d'observer et parfois de brocarder le spectacle de faux-semblant,
d'exhibition et d'outrance qu'offre l'homme en société. Ce concept est donc la
propriété de l'église et des moralistes et assimile la totalité de la vie au théâtre.
Le réel et le théâtral communiquent ainsi sans frontières nettement délimitées
car « le théâtre participe au mouvement du vécu et ne peut être circonscrit,
isolé, reconnu comme catégorie et comme mode »11.
Mais une telle extension de la théâtralité à l'échelle du monde pose un
problème de spécification de la théâtralité au théâtre. En effet, on peut se
demander ce qui distingue, dans ce cas de figure, le langage théâtral du langage
réel. Cette question est soulevée et traitée par Josette Féral12 qui montre que la
théâtralité ne saurait être un simple donné du quotidien, même si elle a partie
liée avec lui, mais qu'elle est plutôt le fruit d'une reconstruction du réel.
Ainsi la théâtralité théâtrale se distinguerait du théâtre du monde par la
création d'un espace autre que le quotidien, la fabrication d'une relation
intentionnellement théâtrale entre un regardant et un regardé et l'existence d'un
processus fictionnel. Autrement-dit, la théâtralité est la construction d'une
fiction à partir d'une relation d'altérité entre un acteur qui joue et un spectateur
qui regarde dans un espace différent de l'espace réel. Elle se constitue donc dans
un univers imaginaire conquis sur le monde et dans lequel le théâtral se sépare
du frappant.
Elle ne se confond pas également avec le concept sémiologique
d’altérité, car celle-ci est une condition nécessaire mais non suffisante de la
théâtralité. Avec toutes les autres formes de communication, les deux notions
partagent certes le schéma de base de l’adresse d’un émetteur à un récepteur,
mais la théâtralité donne une tournure spécifique à l’interlocution en
introduisant les catégories du jeu et de la recherche de l’effet dans la
représentation du réel13. En prenant ses distances avec la réalité et les normes
génériques, la théâtralité apparaît comme une idée, une valeur, un concept qui
privilégie l’image sur le référent théâtral et se prête à une exportation dans
d’autres genres que le théâtre, le roman notamment. Aussi, malgré sa réduction
à la description des références théâtrales et son assimilation au réel, préférerons11
Naïm Kattan, Le réel et le théâtral, (Editions HMH Ltée, Montréal, 1970), Editions Denoël,
1971, p.10.
12
Cf. Théâtralité, écriture et mise en scène, Canada, Hurtubise, 1985.
13
Sur les rapports entre la théâtralité et l’altérité, on peut citer les analyses de J. P. Piemme et
d’Anne Ubersfeld. Voici un condensé de leurs positions : « La théâtralité naît dès qu’il y a adresse
d’un émetteur à un récepteur (…). L’altérité est à la base de la théâtralité. » J. P. Piemme,
«Théâtralité » in Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Bordas, 1991, p.820 ; « Tout discours
de théâtre a deux sujets d’énonciation, le personnage et le je écrivant (comme il a deux
récepteurs, l’Autre et le public). » Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, Scanéditions Editions
sociales, 1993, p.130.
12
nous cette définition assez souple et générale pour s’appliquer au texte
romanesque.
Ce transfert de la théâtralité vers le roman nous ramène évidemment à
la problématique de la communication entre les genres littéraires. Mikhaïl
Bakhtine14 posait déjà les fondements de ce «dialogisme» et mettait en lumière
l’hybridité du roman. La question de la théâtralité du roman participe de ce
dialogue entre les genres littéraires et repose le problème de la conciliation du
narratif et du dramatique, deux genres que Aristote avait soigneusement pris la
peine de distinguer. C’est ainsi qu’il fixait les frontières entre ces deux
domaines en s’appuyant sur les différences entre la tragédie et l’épopée :
« L’épopée va de pair avec la tragédie en tant qu’elle est une imitation, à l’aide
du mètre, d’hommes de haute valeur morale, mais elle en diffère en tant qu’elle
emploie un mètre uniforme et qu’elle est un récit. […] La tragédie est
l’imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un
récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à pareilles
émotions. »15
Notre interrogation du récit romanesque à l’aune d’une catégorie
d’origine théâtrale (la théâtralité) trahit donc à la fois la rupture entre les deux
genres littéraires et la nostalgie, chez les romanciers, de l’imagerie et de la
présence théâtrales. Du point de vue de la rupture entre le roman et le théâtre,
Aron Kibédi Varga16 montre que la théâtralité introduit entre les deux genres
une distinction entre l'image théâtrale contraignante et l'image narrative libre, en
dépit du socle commun constitué par la représentation d'une image mobile.
Mais en même temps qu'elle consacre la différence de traitement de
l'image et de fonctionnement de la représentation dans les deux genres, la
14
Dans Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Moscou,
Khoudojestvennaia Literatoura, 1975, Paris, Gallimard, 1978, Bakhtine affirme le caractère
«pluristylistique, plurinlingual et plurivocal du roman » et déclare que « le roman parodie les
autres genres : il dénonce leurs formes et leur langage conventionnel, élimine les uns, en intègre
d’autres dans sa propre structure en les réinterprétant, en leur donnant une autre résonance. »
C’est la démonstration du « dialogisme » du roman et l’ouverture du champ des études
intertextuelles.
15
Poétique, traduite par Roselyne Dupont - Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980, pp.49 -50, 49 b9
- b10. Sur cette question, on peut se référer également à : Platon, République : « Livre III »,
traduite par Pierre Pachet, Paris, Gallimard, 1993.
16
« Les paradoxes de la théâtralité » in Théâtralité et genres littéraires, pp.21-26. On peut
également se reporter, sur cette question de la différence entre les deux genres romanesque et
théâtral, à : Albert Thibaudet, Réflexions sur le roman, Paris, Gallimard, 1938. Dans cet ouvrage,
M. Thibaudet situe la différence entre les deux genres dans le traitement du temps et de l'espace.
Alors que le théâtre obéit aux contraintes temporelles et spatiales imposées par la représentation,
le roman en revanche a le temps et l'espace et repose par conséquent sur une composition
desserrée de ces deux éléments.
13
théâtralité révèle l'extraordinaire souplesse du genre romanesque par rapport au
genre théâtral. Cette fluidité du texte romanesque justifie la nostalgie des
romanciers pour les techniques dramatiques et autorise l'application du concept
de théâtralité à l'univers du roman. En effet, comme l'affirme Marthe Robert,
«de la littérature, le roman fait rigoureusement ce qu'il veut : rien ne l'empêche
d'utiliser à ses propres fins la description, la narration, le drame, l'essai, le
commentaire, le monologue, le discours [...] ; aucune prescription, aucune
prohibition ne vient le limiter dans le choix d'un sujet, d'un décor, d'un temps,
d'un espace [...] »17.
Le comblement de cette carence du roman pourrait toutefois s’effectuer
par le biais de la notion de mise en scène commune au roman et au théâtre. Et
même si Michel Corvin fait remarquer, à juste titre, que « le théâtre est le
domaine du faire […] tandis que le roman est celui de la mémoire, de l’avoir
fait et de ses traces dans le faire d’aujourd’hui » 18, il n’en demeure pas moins
que les deux genres présentent un point de convergence que François Couprie
expose admirablement en ces termes : « Ainsi que le théâtre, le roman ' met en
scène ' des personnages différents et opposés, des voix multiples, des décors,
un espace de temps, des maisons, des prés et des lointains, aussi factices et aussi
illusoires que des accessoires de comédie, sur la scène d’une langue. »19
Le roman met en effet en scène des signes sur du papier et le théâtre des
corps sur une scène. Pour le roman comme pour le théâtre, la mise en
scène fabrique de la fiction, du mouvement et de la présence. Ainsi, pour René
Girard, « le romancier ressemble un peu au directeur besogneux d'une troupe
théâtrale qui transforme ses acteurs en figurants dans l'intervalle des grands
rôles »20. Nous placerons, par conséquent, ce concept de mise en scène au cœur
de notre réflexion sur la théâtralité romanesque, d’autant qu’il présente
l’avantage de transcender les clivages génériques. On le distinguera
soigneusement toutefois de la représentation théâtrale et on le considérera
simplement comme un concept opératoire qui renvoie au mode de construction
du récit.
Cette confrontation de la théâtralité avec le roman nous pousse
naturellement à évoquer les relations de Malraux romancier avec le théâtre. Ces
rapports offrent un visage à la fois théorique et pratique. Sur le plan théorique,
Malraux se livre à une réflexion d’historien de la littérature en analysant le
passage d’un « imaginaire de l’illusion » correspondant à l'Age d’or du théâtre
17
Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972, p.15.
« Roman et théâtre » in Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Bordas, 1991, p.719.
19
« Le loup n’est pas là » in Roman 'La théâtralité', n°19, Paris, Presses de la Renaissance, juin
1987, p.49.
20
Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961, p.166.
18
14
(XVIIe siècle - XIXe siècle) à un « imaginaire de l’écrit » marqué par le sacre du
roman (XIXe siècle - première moitié du XXe siècle)21.
A cette histoire des imaginaires du théâtre et du roman, s’ajoute une
lecture comparée du cinéma, du théâtre et du roman et un plaidoyer pour
l’avènement d’une « troisième dimension » du roman fondé sur l’importation du
dialogue dramatique et sur la mise en scène. C’est l’affirmation d’un besoin de
fabriquer, conjointement à la narration, de la présence dans le roman. A cela
s'ajoute une similitude de fonctionnement et de rôle entre la page blanche et
l'entracte en ce sens que ces deux outils permettent, dans les deux genres, à la
fois de remplir les instants morts, d'occuper les plages de silence et en outre de
séparer les parties et les actes du roman et de la pièce de théâtre.
Sur le plan du discours comme sur celui de la composition, le roman et
le théâtre partagent ainsi des dispositifs communs sur lesquels le besoin
malrucien de mise en scène peut se fonder. Malraux pose ainsi les jalons d’un
renouvellement du genre romanesque grâce au dialogue théâtral, même s’il
souligne, par ailleurs, la supériorité du roman sur le théâtre en termes d’analyse
psychologique et d’expression de l’intimité des personnages. Aussi, précise-til : « On peut analyser la mise en scène d’un grand romancier. Que son objet
soit le récit des faits, la peinture ou l’analyse des caractères […] ; que son talent
tende à une prolifération ou à une cristallisation […] il est amené à raconter c’est-à-dire à résumer et à mettre en scène - c’est-à-dire à rendre présent. […]
Chez presque tous, la marque immédiate de la mise en scène, c’est le passage
du récit au dialogue. »22
A côté de ces analyses théoriques, fleurissent les adaptations théâtrales
des romans de Malraux. La condition humaine, Le temps du mépris et
L’espoir subissent l’épreuve des planches grâce aux mises en scène de Thierry
Maulnier, d’Albert Camus et d’André Lazar.23 Ce qui démontre l’intérêt
dramatique de ces romans en dépit des projets d’adaptations avortées et de la
21
C’est dans L’Homme précaire et la littérature (1977) que Malraux analyse la transition entre ces
deux « imaginaires » en montrant comment la découverte de la lecture solitaire met fin au
«cérémonial » du théâtre en tant que « lieu magique de la fiction » et « imaginaire collectif » et à
son règne qui couvre la période comprise entre le théâtre classique et le drame romantique.
22
André Malraux, Esquisse d’une psychologie du cinéma in Œuvres complètes, T.IV, ‘Ecrits sur
l’art’, Paris, Bibl. de la Pléiade, 2004, p.12.
23
Dans Dits et écrits d’André Malraux, bibliographie commentée, Dijon, Éditions Universitaires
de Dijon, 2003, Jacques Chanussot et Claude Travi dressent la liste des adaptations théâtrales des
romans de Malraux : le projet du dramaturge russe Meyerhold, l’adaptation de Thierry Maulnier,
en collaboration avec Malraux, de La condition humaine récrite en 25 tableaux et représentée
pour la première fois au Théâtre Hébertot le 6 décembre 1954, l’adaptation de La condition
humaine envisagée par Jean Vilar dans les années 60, l’adaptation du Temps du mépris par
Albert Camus et la troupe du Théâtre du travail à Alger avec deux représentations, l’adaptation de
L’espoir en hongrois par André Lazar au Théâtre Thalia à Budapest en 1976.
15
réception mitigée des représentations24. Ce sont donc ces tentatives
dramaturgiques et les réflexions de Malraux sur le théâtre qui ont présidé au
choix de notre sujet et à l’application du concept de théâtralité aux romans
malruciens. Nous quitterons toutefois la scène et la réflexion esthétique pour
questionner les ressources théâtrales des textes romanesques proprement-dits.
Notre projet trouve sa justification aussi dans le fait que, contrairement
à l’influence du cinéma et de la peinture sur les romans de Malraux25, ni les
adaptations théâtrales ni les écrits de Malraux sur le théâtre n’ont fait jusqu’ici
l’objet d’une étude systématique. Après cette discussion sur les rapports entre la
théâtralité et les romans malruciens, il nous faut maintenant aborder la question
de notre option méthodologique. Etant donné la définition générale et
métaphorique de la notion de théâtralité, que nous avons choisie, l’approche
thématique, combinée aux outils de la narratologie et de la poétique des genres,
nous paraît la plus adaptée à notre entreprise, car elle relève d’une critique
interne de l’œuvre et s’intéresse à l’incarnation de l’abstraction du thème dans
les réseaux souterrains des textes, comme en atteste cette définition : « La
critique thématique […] s’est employée à mettre en évidence les réseaux
thématiques, leurs formes et leurs transformations et à les relier à l’imaginaire
de l’auteur. »26
Nonobstant, nous débattrons d’abord des interrogations que suscitent la
critique thématique et la définition du thème avant d’examiner les modalités
d’inscription de la théâtralité et des romans de Malraux dans cette grille de
lecture. Contrairement à la critique psychanalytique et à la sociologie de la
littérature avec lesquelles elle partage le courant des « critiques
herméneutiques » et qui, elles, font appel à des éléments extérieurs à l’œuvre27,
24
Toujours dans le même ouvrage, nos deux auteurs rapportent, entre autres réactions à la
représentation de La condition humaine, celle totalement négative de Roger Stéphane dans
France Observateur du 23 décembre 1954 : « La représentation de La condition humaine est un
peu au roman ce que serait à l’œuvre de Paul Claudel la représentation - en araméen - d’une
Passion par les élèves du Saint-Sulpice. » On peut aussi renvoyer au jugement de Louis Guilloux,
Carnets 1944-1974, Paris, Gallimard, 1982, p.339, reproduit dans Henri Godard, L’amitié
Malraux : souvenirs et témoignages, Paris, Gallimard, 2001.
25
On pense notamment à Jean Carduner, La création romanesque chez Malraux, Paris, Nizet,
1968.
26
Joëlle Gardes-Tamine et Marie-Claude Hubert, Dictionnaire de critique littéraire, Paris,
Armand Colin/Masson, (1993) 1996, p.217.
27
Dans La critique, Hachette, 1994, Anne Maurel montre que la critique thématique est une
critique interne à l’œuvre, alors que la sociologie de la littérature et la critique psychanalytique
font appel à la psychanalyse, à « l’inconscient », à l’histoire et au marxisme. Parmi les tenants de
ces deux branches, on peut citer Charles Mauron et « la psychocritique » et Lucien Goldman et
son approche marxiste de la littérature. Ce dernier est d’ailleurs l’auteur d’une « Introduction à
l’étude structurale des romans de Malraux » in Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard,
1964, pp.55-277, où il analyse la problématique du dépassement de l’individu par le groupe.
16
la critique thématique s’adresse à l’intériorité de l’œuvre. En dépit de ses
nombreuses déclinaisons, elle reste une critique de la conscience de l’auteur et
de l’imaginaire de l’œuvre.28
Ainsi ses précurseurs que sont Proust et Bachelard et ses continuateurs
représentés par Marcel Raymond, Albert Béguin, Georges Poulet, Jean-Pierre
Richard, Jean Starobinski et Jean Rousset s’inscrivent tous dans la même
logique d’étude du texte comme totalité et de critique « sympathique »29. La
démarche analytique est également commune car elle consiste à déterminer des
réseaux thématiques grâce à la combinaison des idées, de l’imagination sensible
et de la rêverie30. Elle repose sur une triple opération d'assemblage, de
généralisation et d'étiquetage, c'est-à-dire une construction à partir d'éléments
discontinus du texte31.
Ce qui fait dire à Michel Collot que « le thème en critique thématique
est un signifié individuel, concret ; il exprime la relation affective d'un sujet au
monde sensible ; il se manifeste dans les textes par une récurrence assortie de
variations ; il s'associe à d'autres thèmes pour structurer l'économie sémantique
et formelle d'une œuvre »32. Malgré cette convergence, la critique thématique
souffre de l’abstraction du thème. La définition du thème pâtit de ses
ramifications hétérogènes à la littérature et de sa proximité sémantique avec
certaines catégories du récit. Le thème, en critique littéraire, doit se distinguer à
28
C’est Jean-Yves Tadié, dans La critique littéraire au XXe siècle, Paris, Belfond, 1987, qui opère
cette division de la critique thématique en deux branches : la « critique de la conscience » qui
regroupe Marcel Raymond, Albert Béguin, Georges Poulet, Jean Rousset et Jean Starobinski et la
« critique de l’imaginaire » qui réunit Gaston Bachelard, Jean-Pierre Richard et Gilbert Durand.
29
Ce sont Proust dans Contre Sainte-Beuve (1954,1971) et Bachelard de La psychanalyse du feu
(1949) à La poétique de la rêverie (1960) qui constituent les précurseurs de la critique
thématique. Marcel Raymond dans De Baudelaire au Surréalisme (1933), Albert Béguin dans
L’Ame romantique et le rêve (1939), Georges Poulet dans Etudes sur le temps humain (de 1949
à 1964), Jean Starobinski dans L’Œil vivant (1961), Jean Rousset dans Forme et signification :
essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel (1962) prennent leur relève. Se
développent ainsi des lectures thématiques variées du texte littéraire : une lecture
phénoménologique (Bachelard), une lecture psychologique (Marcel Raymond), une lecture du
temps (Georges Poulet), une ouverture aux sciences humaines (Jean Starobinski) et aux formes
(Jean Rousset) et une lecture « sensationnelle » (Jean - Pierre Richard).
30
Joëlle Gardes-Tamine et Marie-Claude Hubert, op.cit, p.217.
31
Cette analyse est de Schlomith Rimmon-Kenan, « Qu'est-ce-qu'un thème ? », in Poétique, ' Du
thème en littérature ', n°64, 1985, pp.397-406.
32
« Le thème selon la critique thématique » in Communications, ' Variations sur le thème ', n°47,
1988, p.81. Sur cette définition du thème, on peut renvoyer aussi à : Pierre Brunel, Préface au
Dictionnaire des mythes littéraires, sous la dir. de Pierre Brunel, nouvelle édition augmentée,
Editions du Rocher, 1988, pp. 7-15. M. Brunel définit le thème comme un concept (l'invariant)
que le mythe littéraire (la variable) illustre. Le thème apparaît ainsi comme une idée générale
sujette à variations à l'intérieur du texte littéraire.
17
la fois de son emploi linguistique en opposition au prédicat et de son utilisation
en musique comme un élément sujet à variations et également se différencier
des notions de sujet, d’intrigue ou d’imagerie du texte. Ni la simple répétition ni
la formulation ouverte ne suffisent à le définir.
En linguistique, le thème est une fonction syntaxique de l'énoncé et
s'oppose au rhème ou prédicat. Autrement dit, le thème est ce dont on parle et le
prédicat ce qu'on en dit. Le thème linguistique partage avec le thème de l'œuvre
littéraire sa dimension sémantique mais s'en distingue par son étendue et son
fonctionnement textuel. Alors que le premier est essentiellement limité au
niveau de la phrase et exige un changement terminologique et critique 33 à
l'échelle de la narration complète, le second en revanche n'est pertinent que sur
de substantiels fragments ou sur la totalité du texte en raison de sa déclinaison
en réseaux thématiques.
En musique, le thème est une idée ou une phrase musicale - ce qui le
rapproche de l'existence phrastique du thème linguistique - appelée à reparaître
et à être développée dans la suite d'un morceau de musique. Comme le déclare
D. Pistone, « on entend par thème musical toute idée mélodique ou rythmique,
plus rarement harmonique, suffisamment caractérisée et susceptible d'être
développée ou variée »34. Le thème musical a donc en commun avec le thème
littéraire la récurrence doublée de variations mais s'en sépare par son caractère à
la fois formel et explicite tandis que le thème en littérature implique un travail
sous-jacent de construction textuelle. « Le thème musical est une unité
signifiante et se laisse délimiter dans son être-là, à la surface de l'énoncé, alors
que le thème, dans une œuvre littéraire, suppose un travail d'explicitation de la
part du lecteur. Le premier est de nature formelle et le second une construction
conceptuelle. »35
Le thème littéraire se caractérise donc par son « dynamisme créateur »,
son abstraction et son incarnation dans des formes concrètes36. C’est un « cadreidée »37 que développent et transforment des réseaux de sens. Et Jean-Pierre
Richard de préciser : « Le thème est un principe d’organisation, un schème ou
un objet fixe, autour duquel aurait tendance à se constituer et à se déployer un
33
Sur cette opposition, en linguistique, du thème et du prédicat et sur la déclinaison du thème en
parcours thématiques à l'échelle du texte littéraire, voir : A. J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique :
dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993.
34
« Thème » in Dictionnaire de la musique. Science de la musique (formes, techniques,
instruments), sous la dir. de Marc Honnegger, Paris, Bordas, 1977, p.1011.
35
Françoise Escal, « Le thème en musique classique » in Communications, n°47, p.95.
36
Ibidem, pp.216-217.
37
Gérald Prince, « Thématiser » in Poétique ' Du thème en littérature : vers une thématique ',
n°64, novembre 1985, p.428. C’est lui qui évoque cette notion de « cadre-idée » pour distinguer le
thème de l’intrigue (cadre action) et de l’imagerie (cadre-image).
18
monde. »38 Cette définition générale du thème engendre une série de critiques.
On reproche à la critique thématique à la fois son subjectivisme dans le choix
des thèmes, le caractère réducteur de sa lecture sympathique et son indifférence
aux structures formelles des œuvres.39 Tout en reconnaissant les insuffisances
d’une critique d’identification, on peut quand même se poser une série de
questions. Peut-on éliminer la subjectivité du critique, même dans des
approches à visée ouvertement scientifique et formaliste comme le
structuralisme ? Et quand on souligne l’absence de réflexion formelle dans la
critique thématique, ne fait-on pas bon marché de la démarche à la fois
thématique et formelle de Jean Rousset ?
Outre la thématique, nous ferons appel, dans l’étude de la structure des
récits malruciens, aux outils de la narratologie et de la poétique des genres
exposés notamment dans les travaux de Gérard Genette et de Mikhaïl Bakhtine.
S'il est vrai qu'« il n'est de thématique qu’exprimée par une poétique, et (que)
toute thématique est porteuse d'une poétique virtuelle »40 et qu'il est difficile de
séparer le fond de la forme dans l'analyse textuelle, il est légitime de mettre en
rapport la critique thématique, les études narratologiques et les analyses sur les
genres littéraires, d'autant que notre corpus est essentiellement composé de
récits romanesques auxquels nous appliquons un concept provenant du théâtre
ou du moins faisant d'abord référence au genre théâtral.
Sur le plan narratologique, nos trois romans ressortissent avant tout de
la catégorie du récit en général et du récit littéraire en particulier. A l'image de
tout récit, ils mettent en scène des personnages et une histoire et concrétisent la
fonction fabulatrice de représentation d'un monde fictif fait d'événements, de
paroles et de pensées41. Mais ils transforment ce socle narratif universel en
catégorie littéraire en se constituant en discours autonome par rapport au monde
réel. Cette mutation consiste à quitter le plan de la succession pour celui de la
configuration et de l'explication causale, c'est-à-dire à maîtriser la diversité des
événements et à assurer la cohésion et la lisibilité des énoncés42.
Le récit tend donc à se poser comme un élément spécifique et signifiant
du texte littéraire. Il n'est plus seulement la narration d'une histoire mais plutôt
un discours qui se suffit à lui-même et dispose d'un fonctionnement propre.
38
L’Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1961, p217.
Joëlle Gardes-Tamine et Marie-Claude Hubert, op.cit, p.217.
40
Pierre Brunel, Claude Pichois, A. M. Rousseau, Qu'est-ce-que la littérature comparée ?, Paris,
Armand Colin, 1983, pp.120-121.
41
Cette réflexion sur la fonction fabulatrice, nous la devons à Jean Molino et Raphaël Lafhail
Molino, Homo fabulator: théorie et analyse du récit, LEMEAC/Actes Sud, 2003.
42
Toutes ces analyses du fonctionnement du récit proviennent de Jean-Michel Adam, « Le récit »
in Le Grand Atlas des littératures, Encyclopaedia Universalis, 1990, pp.36-38.
39
19
Aussi devient-il au XXe siècle un objet d'analyse privilégiée de la critique
littéraire en raison notamment de ces multiples transformations. Ainsi depuis les
travaux des formalistes russes symbolisés par notamment La morphologie du
conte (1965,1970)43 et la remise en question des techniques narratives par le
roman américain des années 1930, le récit littéraire est appréhendé en termes de
fonctions, de rôles, de langue et de narration et étudié comme une entité
textuelle objective, grâce à l'essor du structuralisme et des théories
linguistiques44.
Ce développement des études narratologiques se traduit par deux
apports majeurs au renouvellement des modes de lecture du récit littéraire et du
récit romanesque : la distinction entre le mode et la voix (Qui voit ? Et qui
parle ?) et entre la narration et la focalisation45. Et c'est à ces deux niveaux
d'approche du texte narratif que l'analyse narratologique nous intéresse car les
romans de Malraux participent de ce refus de l'omniscience traditionnelle, du
recours massif au procédé de la focalisation interne et de la constitution d'une
forme hybride de narration. Ce qui explique qu'en raison de leur remise en
cause de l'ordre du récit et de leur fragmentation leurs techniques narratives sont
comparées aux techniques cinématographiques, picturales ou journalistiques.46
En complément aux outils de la narratologie, la poétique des genres
offre des ressources d'analyse pertinentes pour notre étude. Elle relève
également du courant des études formalistes qui connaît un renouveau au XXe
siècle. Tout comme pour le récit, il s'agit de redéfinir les liens d'appartenance du
texte littéraire à une catégorie générique. Tandis que, depuis La Poétique
d'Aristote et La République de Platon complétées par l'Esthétique de Hegel, la
43
Cet ouvrage envisage le récit non plus en termes d'histoire et de transformations mais plutôt en
termes de fonctions et de constantes et décrit les contes selon leurs parties constitutives tout en
analysant les rapports de ces parties entre elles et avec l'ensemble du texte. Il est complété par
toute une série de travaux des formalistes russes, travaux réunis et présentés par Tzvetan Todorov
dans Théorie de la littérature, Paris, Seuil, 1965.
44
Cette révolution dans l'étude du récit littéraire a donné lieu à une foule de travaux inspirés pour
l'essentiel par le structuralisme. On pense respectivement aux études réunies dans le numéro 8 de
la revue Communications (« L 'analyse structurale du récit ») en 1966, aux réflexions de Claude
Brémond sur les rapports du récit et des rôles narratifs (Logique du récit, Paris, Seuil, 1973), de
Paul Ricœur sur le temps dans le récit (Temps et récit, T.I, II, III, 1983-1985) et de A. J. Greimas
sur la sémiotique narrative (Du sens, Paris, Seuil, 1970.).
45
Cette distinction entre le mode et la voix est l’œuvre de Gérard Genette, Figures III, Paris,
Seuil, 1972. On lui doit également une réflexion sur la focalisation (la focalisation zéro, la
focalisation interne et la focalisation externe) et sur les niveaux narratifs (narration
intradiégétique, narration extradiégétique et narration métadiégétique).
46
On songe notamment à : Jean Carduner, La création romanesque chez Malraux, Paris, Nizet,
1968 et Philippe Carrard, Malraux ou le récit hybride : essai sur les techniques narratives dans
L'espoir, Paris, Lettres modernes, 1976.
20
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