GYNÉCOLOGIE ET SOCIÉTÉ
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La Lettre du gynécologue - n° 232 - mai 1998
a littérature (surtout le roman, pour simplifier) peut-
elle aider le médecin dans sa pratique ? Oui, pour
aimer prendre le temps de susciter les questions et
écouter avec intérêt l'histoire des malades.
Le roman est le genre littéraire où domine la narration, l'action
de déployer un récit le long d'une expérience temporelle. La
narration dite littéraire et la narration médicale (recueil écrit de
cas ou consultation orale) constituent toutes deux des récits.
Toutefois, l'usage du langage obéit à des stratégies différentes
pour narrer un cas médical du point de vue du médecin ou
pour se raconter du point de vue de celui qui souffre, qui est
malade.
En termes de récit médical, les symptômes recueillis par le
médecin sont des péripéties qui se déroulent en trois temps (le
passé, ou anamnèse, le présent ou diagnostic et traitement, le
futur ou pronostic). Souvent, le savoir ou le savoir-faire du
médecin suffisent pour saisir des repères sémiologiques, les
grouper, les interpréter et pour nommer telle maladie. C'est
l'opération mentale du passage d'un ensemble de phénomènes
subjectifs du côté du malade vers le diagnostic objectif du côté
du médecin qui représente la fameuse objectivation médicale
que Roland Barthes nommait “la conscience objectivante du
médecin”.
Mais que se passe-t-il quand les phénomènes de la plainte ne
sont ni pensables, ni classifiables par le médecin, échappant
ainsi à la logique de l'anatomie et de la physiologie ? On pense
au “nervosisme” cher au siècle dernier, et à toutes les plaintes
dites fonctionnelles qui sont des signes du corps, parfois des
symptômes d'une douleur d'un autre ordre. Telle est la souf-
france du plus grand nombre qui s'adresse chaque jour à la
médecine et ne cesse de la mettre en échec.
Depuis des siècles, le récit littéraire nous entretient de cette
souffrance-là. En effet, il nous raconte soit ce qui échappe à la
nosographie médicale (le mal-aise, le mal-être), soit le point de
vue du malade sur la maladie nommée au sens de la science.
Un exemple : quelle différence entre le récit médical d'un cas
de cancer ou de sida dans un traité de pathologie et les récits
littéraires sur le même thème ? Eh bien, c'est un changement
de point de vue, une orientation différente du regard. L'un
n'annule pas la valeur de l'autre : l'un est différent de l'autre.
Les deux discours ne sont pas du même ordre. Le récit littérai-
re d'un être souffrant révèle au discours médical la limite de
son regard, son aporie.
De nos jours, ces deux regards différents ne peuvent plus
s'ignorer. En effet, si le discours littéraire s'est toujours emparé
du discours des sciences et de la médecine, l'inverse n'est plus
vrai depuis que la médecine multiplie ses techniques et rem-
porte des succès considérables. Le récit du patient, en dehors
des renseignements essentiels au diagnostic (souvent recueillis
en cochant des cases sur un questionnaire standard), n'a plus
vraiment cours en médecine. Il est jugé superflu ou sans valeur
pour le pronostic et le traitement. Cet effacement de la parole
du malade ne fait que croître depuis environ un siècle. La
valeur du langage est alors confiée à la psychiatrie et à la psy-
chanalyse. On ne manquera pas de nous objecter que l'écoute
est meilleure chez les médecins de famille, ceux qui ont fait
des études classiques, ou ceux qui pratiquent les groupes
Balint. Certes, mais ils sont peu nombreux. Cette objection ne
tient pas, car nous sommes tous formés dans l'institution hospi-
talière qui imprime l'ordre de son discours sur le corps médical
entier.
La médecine ne nous apprend pas qu'il revient en définitive au
malade, à son désir secret (une histoire personnelle dans un
entourage de vivants et de morts), de décider de guérir, de res-
ter malade, ou parfois de mourir. Tel cet exemple récent : une
dame âgée est hospitalisée pour un cancer avancé. Elle sait
parfaitement son état, et s'éteint rapidement, bien que les mar-
queurs biologiques de sa maladie soient redevenus normaux.
Qu'en penser ? Certains se sont étonnés d'une telle discordan-
ce. Il aurait pourtant suffi de considérer sur le même plan d'im-
portance tant la démarche médicale que la biographie pour
comprendre, sans ressentir d'échec, que la patiente n'espérait
plus rien de sa vie.
Toutefois, on observe depuis quelques années (peut-être avec
le sida) le besoin exprimé de réfléchir sur une pratique de la
médecine par l'étude de la philosophie et des sciences
De l'intérêt de la lecture littéraire pour la pratique médicale
●
G. Danou*
“La souffrance ne peut être tue,
elle appelle le récit.”
Paul Ricœur
L
* Centre de traitement de la douleur, CH Gonesse et Département de
littérature française, Université Paris VIII, Paris.
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