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De l'intérêt de la lecture littéraire pour la pratique médicale
● G. Danou*
“La souffrance ne peut être tue,
elle appelle le récit.”
Paul Ricœur
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a littérature (surtout le roman, pour simplifier) peutelle aider le médecin dans sa pratique ? Oui, pour
aimer prendre le temps de susciter les questions et
écouter avec intérêt l'histoire des malades.
Le roman est le genre littéraire où domine la narration, l'action
de déployer un récit le long d'une expérience temporelle. La
narration dite littéraire et la narration médicale (recueil écrit de
cas ou consultation orale) constituent toutes deux des récits.
Toutefois, l'usage du langage obéit à des stratégies différentes
pour narrer un cas médical du point de vue du médecin ou
pour se raconter du point de vue de celui qui souffre, qui est
malade.
En termes de récit médical, les symptômes recueillis par le
médecin sont des péripéties qui se déroulent en trois temps (le
passé, ou anamnèse, le présent ou diagnostic et traitement, le
futur ou pronostic). Souvent, le savoir ou le savoir-faire du
médecin suffisent pour saisir des repères sémiologiques, les
grouper, les interpréter et pour nommer telle maladie. C'est
l'opération mentale du passage d'un ensemble de phénomènes
subjectifs du côté du malade vers le diagnostic objectif du côté
du médecin qui représente la fameuse objectivation médicale
que Roland Barthes nommait “la conscience objectivante du
médecin”.
Mais que se passe-t-il quand les phénomènes de la plainte ne
sont ni pensables, ni classifiables par le médecin, échappant
ainsi à la logique de l'anatomie et de la physiologie ? On pense
au “nervosisme” cher au siècle dernier, et à toutes les plaintes
dites fonctionnelles qui sont des signes du corps, parfois des
symptômes d'une douleur d'un autre ordre. Telle est la souffrance du plus grand nombre qui s'adresse chaque jour à la
médecine et ne cesse de la mettre en échec.
Depuis des siècles, le récit littéraire nous entretient de cette
souffrance-là. En effet, il nous raconte soit ce qui échappe à la
nosographie médicale (le mal-aise, le mal-être), soit le point de
vue du malade sur la maladie nommée au sens de la science.
Un exemple : quelle différence entre le récit médical d'un cas
* Centre de traitement de la douleur, CH Gonesse et Département de
littérature française, Université Paris VIII, Paris.
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de cancer ou de sida dans un traité de pathologie et les récits
littéraires sur le même thème ? Eh bien, c'est un changement
de point de vue, une orientation différente du regard. L'un
n'annule pas la valeur de l'autre : l'un est différent de l'autre.
Les deux discours ne sont pas du même ordre. Le récit littéraire d'un être souffrant révèle au discours médical la limite de
son regard, son aporie.
De nos jours, ces deux regards différents ne peuvent plus
s'ignorer. En effet, si le discours littéraire s'est toujours emparé
du discours des sciences et de la médecine, l'inverse n'est plus
vrai depuis que la médecine multiplie ses techniques et remporte des succès considérables. Le récit du patient, en dehors
des renseignements essentiels au diagnostic (souvent recueillis
en cochant des cases sur un questionnaire standard), n'a plus
vraiment cours en médecine. Il est jugé superflu ou sans valeur
pour le pronostic et le traitement. Cet effacement de la parole
du malade ne fait que croître depuis environ un siècle. La
valeur du langage est alors confiée à la psychiatrie et à la psychanalyse. On ne manquera pas de nous objecter que l'écoute
est meilleure chez les médecins de famille, ceux qui ont fait
des études classiques, ou ceux qui pratiquent les groupes
Balint. Certes, mais ils sont peu nombreux. Cette objection ne
tient pas, car nous sommes tous formés dans l'institution hospitalière qui imprime l'ordre de son discours sur le corps médical
entier.
La médecine ne nous apprend pas qu'il revient en définitive au
malade, à son désir secret (une histoire personnelle dans un
entourage de vivants et de morts), de décider de guérir, de rester malade, ou parfois de mourir. Tel cet exemple récent : une
dame âgée est hospitalisée pour un cancer avancé. Elle sait
parfaitement son état, et s'éteint rapidement, bien que les marqueurs biologiques de sa maladie soient redevenus normaux.
Qu'en penser ? Certains se sont étonnés d'une telle discordance. Il aurait pourtant suffi de considérer sur le même plan d'importance tant la démarche médicale que la biographie pour
comprendre, sans ressentir d'échec, que la patiente n'espérait
plus rien de sa vie.
Toutefois, on observe depuis quelques années (peut-être avec
le sida) le besoin exprimé de réfléchir sur une pratique de la
médecine par l'étude de la philosophie et des sciences
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humaines. Certains, aux États-Unis, proposent des cours sur
"littérature et médecine" pour la formation éthique du médecin
(Brody, 1987 et la revue “Literature and medicine”, John
Hopkins University Press, Baltimore, 1987) (1). Mais, l'enseignement de la littérature en médecine ne va pas sans quelques
précautions. La littérature n'est pas la réalité, mais elle peut
permettre de mieux la comprendre en offrant un regard critique
que le quotidien ne laisse pas le temps de saisir. Le roman
double et prolonge l'expérience de la vie. L'expérience du livre
enrichit l'épreuve de la réalité. En explorant une multiplicité de
mondes possibles, la littérature serait pour certains une science
du vivre. En effet (rien n'est banal si on veut bien y porter
attention), comment oser de nos jours, dans un grand centre
anti-cancéreux parisien, faire entrer directement en slip dans la
salle de consultation des hommes et des femmes tenaillés par
la peur de la maladie grave et de la mort ? Oui, comment oser
cela et avancer, pour se disculper, l'argument du manque de
temps ? Quelle méconnaissance et quel mépris des autres et de
soi pour accepter une telle pratique ! Ceci, la littérature ne
cesse de le dénoncer. C'est sa force.
On comprend alors que la pratique assidue de la lecture puisse
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favoriser l'écoute des malades, eux qui n'enseignent pas seulement un savoir technique mais un savoir humain. Ce savoir sur
soi-même à travers les autres est fondamental, car il revient au
médecin de se représenter, comme le disait Georges Canguilhem : “qu'il est un malade potentiel et qu'il n'est pas mieux
assuré que ne le sont ses malades de réussir, le cas échéant, à
substituer ses connaissances à son angoisse”.
Le médecin agit contre la défaillance des corps. La pratique de
la littérature affine la qualité de son écoute des malades. Elle
implique aussi le médecin dans la question que les écrivains
contemporains ne cessent d'explorer : qui sommes-nous, et que
devons-nous faire en pratique, entre l'Histoire passée, notre
histoire personnelle et l'histoire en train de se dérouler ?
(1) Un enseignement sur “médecine et littérature” est aussi dispensé par nos
soins à la faculté de médecine de Bobigny (Paris-Nord).
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❏ Danou G. Le corps souffrant, littérature et médecine. Champ Vallon, 1994.
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