
distingue un philosophe des autres penseurs plus imprégnés d'idéologie 
que lui, c'est la radicalité de sa pensée et le fait que les problèmes qu'il 
s'efforce de penser vont jusqu'au fondement des choses et de l'homme 
lui-même. Plus son questionnement sera original, plus il aura besoin de 
liberté et plus il devra s'éloigner de la place publique, des affaires, des 
institutions  même.  De  toute  façon,  il  n’apparaitrait  là  que  comme  un 
« mauvais esprit », ou comme un névrosé, un malade. 
 
 Toutes  les  institutions  se  prennent  au  sérieux  et  elles  ne  peuvent 
fonctionner  convenablement  que  si  les  individus  qui  y  sont  intégrés 
croient en leur valeur et, tout en assumant ses buts, entrent dans les rôles 
qu'elles distribuent, dans le « théâtre » qu'elles organisent. Certes, à la 
différence  des  institutions  traditionnelles,  les  institutions  des  sociétés 
modernes  tendent  à  se  fonctionnaliser,  c'est-à-dire  à  se  comporter 
comme si elles étaient des machines sociales plutôt que des théâtres. Il 
leur est néanmoins impossible d'éliminer entièrement toute théâtralité 
de  leur  fonctionnement.  Même  s'il  est  de  plus  en  plus  rare  qu'on  se 
costume  pour  exercer  son  rôle,  comme  les  policiers,  les  juges,  les 
militaires,  les  prêtres  le  font  encore,  il  reste  que  tels  des  acteurs,  les 
personnes jouent toujours aussi un rôle institutionnel en plus d'exercer 
une fonction ou d'accomplir un travail. Or, ce rôle exige un minimum de 
foi ou de croyance aux valeurs que l'institution représente, une adhésion 
à la culture et aux idéaux qu'elle s'efforce de réaliser. 
 
 Le monde social, avec sa théâtralité particulière, constitue ainsi une gêne 
pour  le  penseur, gêne d'autant  plus  grande  que  son  travail  de  pensée 
s'éloigne davantage des idéologies à la mode et que les institutions sont 
plus fortes, plus totales, comme la chose  se voit dans les pays dont le 
régime politique est totalitaire. Là, en effet, la théâtralité sociale n'est pas 
perçue  comme  une  théâtralité  particulière,  mais  comme  la  seule  et 
unique bonne façon de vivre et de penser, ce qui revient à dire que la 
théâtralité n'y est pas perçue comme théâtralité et que la foi exigée n'est 
pas une « foi théâtrale », mais une foi plus ou moins religieuse. 
 
 Le penseur est généralement contraint de vivre en retrait, en marge de la 
société et dans une relative solitude. Rompre entièrement avec la société 
et aller vivre seul dans la forêt, la montagne, le désert, en ermite, cela ne 
lui est pas  possible non plus, sinon exceptionnellement et temporaire-
ment. De fait, cet homme ou cette femme a aussi besoin, pour mener son 
œuvre  à  bien,  du  contact  avec  d'autres  penseurs,  qu'il  rencontrera  en