Là est le théâtre : dans un lieu, le Palais Royal, dans un moment, le 5 Février 1669, qui réunit
acteurs et public. Souvenons-nous ni Shakespeare, ni Corneille ne se souciaient de la
publication de leurs pièces.
Pour retrouver cette théâtralité, Dario Fo remonte aux origines. Homme de théâtre
italien, il renoue une période mythique, celle de la commedia dell’arte, encore appelée
commedia all’improviso. C’est un théâtre du jeu où l’acteur-danseur-acrobate laisse libre
cours à son génie créatif. Même si on l’on peut parler à propos du canevas d’un géno-texte à
l’origine de l’improvisation, c’est une tradition orale. Le texte est celui qui se crée de façon
éphémère au cours du spectacle, celui que les acteurs, forts de leurs expériences, de leur don
d’observation, de leur mémoire autant que de leur imagination, vont « bâtir et tisser sur le
champ ». Le processus constructif du texte accompagne le jeu. Il y a interaction entre le texte,
le jeu et le public. Le travail d’acteur que propose ici le pédagogue se situe donc dans cette
tradition italienne. Il se réfère également au « gai savoir » (le gai saber) des troubadours et à
leurs joyeuses improvisations. Le titre français, pour le lecteur, évoque surtout Nietzsche, et la
recherche encore plus lointaine des origines du théâtre, avant même l’invention de l’écriture,
dans la Grèce mythologique. Dans sa production théâtrale, Dario Fo se réfère aussi aux
« mystères » de la fin de l’époque médiévale. Quand Paris le découvre dans les années 1970,
c’est un jongleur qui incarne à lui seul les dix personnages du Mistero Buffo. Or, dans les
mystères du Moyen Age, joués pendant plusieurs jours dans la ville pour la population toute
entière, et par des amateurs issus de cette population, le texte n’est qu’un élément parmi
d’autres tout aussi importants : en particulier, la machinerie qui va par exemple montrer des
anges au ciel, ou le feu que l’on allume dans des constructions pour montrer l’enfer, ou encore
les pitreries des diables, à la fois horribles et cocasses.
Dans le même temps, Dario Fo participe aux interrogations contemporaines sur la
théâtralité, dans la ligne des réflexions que mènent, dès le début du siècle, les metteurs en
scène. Edward Gordon Craig, ouvrant la voie d’une remise en question radicale, affirme
l’indépendance de l’Art du Théâtre. Il peut se passer du « littérateur » puisque sa spécificité
est, non pas dans la parole, mais dans le mouvement. Antonin Artaud en France, dans le
Théâtre et son Double, appelle de ses vœux un théâtre libéré de la sacralisation du texte : le
langage propre au théâtre n’est pas le dialogue, c’est un « langage concret, destiné aux senset
indépendant de la parole ». Ses conceptions seront radicalisées dans les années 60-70, années
de festivals internationaux, indifférents à la barrière linguistique, années des happenings, des
créations collectives, comme celles du Living Theater. Le théâtre montre aussi son
émancipation du texte en en faisant un prétexte. C’est ce que font Jean-Louis Barrault et
Madeleine Renaud avec leur Rabelais en 1669. L’auteur et le texte, choisi en dehors du genre
théâtrale, disparaissent derrière la représentation. C’est l’ère de la dictature du metteur en
scène qui s’approprie le texte. Même les indications scéniques ne sont plus forcément
respectées. Le texte peut être absent, le théâtre reste. L’américain Bob Wilson propose une
représentation de huit heures sans une parole : Le Regard du sourd. Une chaise qui descend
des cintres peut avoir une charge sémantique génératrice d’émotions, traduisant le temps qui
passe. Le théâtre sans texte visualise l’indicible. C’est l’apothéose du corps et du décor.
Roland Barthes écrit dans ses Essais critiques : « Qu’est-ce la théâtralité ? C’est le théâtre
moins le texte. »
Darion Fo est donc bien un représentant de la modernité théâtrale, à la recherche de la
théâtralité, en même temps conscient de ses racines, et s’il est si provocateur, c’est parce qu’il
s’insurge contre trois siècles de prééminence du texte.