Revue des sciences religieuses
84/3 | 2010
Varia
L’apport d’Yves Ledure
rard Rémy
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/316
DOI : 10.4000/rsr.316
ISSN : 2259-0285
Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition imprimée
Date de publication : 1 septembre 2010
Pagination : 289-296
ISSN : 0035-2217
Référence électronique
Gérard Rémy, « L’apport d’Yves Ledure », Revue des sciences religieuses [En ligne], 84/3 | 2010,
document 84.302, mis en ligne le 11 novembre 2015, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://
rsr.revues.org/316 ; DOI : 10.4000/rsr.316
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
© RSR
L’APPORT D’YVES LEDURE
L’apport d’Yves Ledure à la pensée philosophique et religieuse ne
sera envisageable que dans ses lignes maîtresses à partir d’un choix
significatif et non d’un inventaire exhaustif de ses publications. Pour
apprécier cet apport, un rapide coup d’œil sur la bibliographie décèle
la place privilégiée qu’y occupe la pensée de Nietzsche. Cet auteur
fait figure de favori, puisqu’une recherche est entreprise sur le rapport
entre Nietzsche et la religion de l’incroyance, titre que porte une
première publication. Celle-ci présente une typologie des libres
penseurs qui vivent de ce qu’ils nient, mais sans parvenir à s’en
affranchir. C’est précisément cette impuissance que Nietzsche
voudrait surmonter par un nouvel art de philosopher, fondé sur l’a
priori de l’athéisme, centré sur le devenir et la temporalité de l’exis-
tence et soucieux d’une critique radicale du christianisme.
Toujours à l’ombre de Nietzsche, paraît Si Dieu s’efface, enten-
dons de la modernité, qui se donne ses propres repères. Quelle sera
alors la réaction de la pensée chrétienne ? Si Dieu est exclu du champ
de la métaphysique, réapparaîtrait-il ailleurs ? Au dualisme platoni-
cien affirmant la suprématie de l’âme sur le corps, Nietzsche oppose
l’identification du « je » avec le corps : « Leib bin ich », « corps suis-
je ». C’est, en effet, à partir de là que l’homme se comprend. C’est le
corps que Freud tentera de faire parler. Il est le lieu où l’homme fait
l’expérience de la vie. Partant de la sensibilité moderne à la corpo-
réité, ne serait-il pas possible de mettre en relation le désir de vivre du
corps et Dieu qui deviendra une dimension de la corporéité sans
jamais se confondre avec elle ? Car Dieu est vie. Il existe ainsi une
similitude, une complicité entre lui et l’homme. Ils sont les termes
d’une relation de réciprocité où intervient le choix de la liberté. Cette
problématique sera reprise dans Transcendances. Je n’en signalerai
que la réflexion finale sur la mort et son rapport avec le divin qui « est
une conquête sur l’opaque négativité de la mort ». Cette réflexion
trouvera un écho dans un article sur « La corporéité et sa conscience »
(RevSR 1995/2). La réhabilitation du corps, à laquelle contribue le
siècle des Lumières aboutira à l’affirmation de l’autonomie de
Revue des sciences religieuses 84 n° 3 (2010), p. 289-296.
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l’homme, en rupture avec le transcendant ; la religion est désormais
pensée par rapport à l’homme qui en est le terme, selon Feuerbach.
Une redécouverte, voire une réhabilitation, du corps est un
exemple de mise à profit de l’héritage nietzschéen comme le montre
une contribution sur : « Nietzsche et la réappropriation du corps. Un
nouvel exercice de la philosophie » (G. Vincent éd., Le corps. Le
sensible et le corps, Strasbourg 2004). Méconnu par le courant idéa-
liste, le corps est un donné originaire, à reconnaître dans sa singula-
rité et dans lequel se constitue le « je » aussi bien que la pensée. La
jonction du « je » avec le corps est un symptôme de la modernité,
l’avènement du « je » et du corps étant respectivement imputable à
Descartes et à Schopenhauer.
Mais Nietzsche dépasse ce dernier philosophe en posant l’identité
entre corps et je, celui-là jouant le rôle de sujet et celui-ci d’attribut.
Son corps étant malade, Nietzsche décide d’être son propre méde-
cin, en ce sens qu’il se réserve de déterminer la direction, le sens de son
existence. Pour lui, maladie et santé ne sont pas antithétiques mais sont
à penser comme des adéquations, négative ou positive, avec soi-même.
Sans une dimension philosophique, la médecine est un leurre, car
l’homme est un tout. Le corps est engagé dans un incessant dépassement
de soi dont il est l’agent. Vers quel horizon? Le cycle de l’éternel re-
tour serait-il en voie de rupture ? Si pour Nietzsche, la philosophie est
un art de la transfiguration, renouerait-il avec une vision religieuse ?
La philosophie du corps ouvrait inévitablement la voie à une
réflexion sur la mort dans un article : « La philosophie comme
mémoire de la mort » (NRTh 108, 1986). À la différence des autres
savoirs, la philosophie porte un regard global sur l’homme, prenant
« en compte le seul absolu qui s’impose, à savoir la mortalité de
l’homme », un absolu en lui-même impensable. Inscrite dans nos
gènes, la mort défie la pensée qui ne peut la penser sans se supprimer.
Il est au pouvoir de la philosophie de réveiller en tout vivant, en
commençant par soi, la conscience de sa mortalité.
L’immortalité était déjà une préoccupation des Grecs; ils en
dotaient les dieux et y aspiraient par des actions d’éclat, immortalité
artificielle dont le défunt est frustré. C’est à Socrate qu’il revient
d’avoir découvert l’identité personnelle de l’être humain. Ainsi appa-
raît le principe d’identité face à la réalité du devenir. Le sensible fluant
ne définit donc pas la totalité de l’homme.
Cette dimension d’intériorité, traditionnellement appelée âme,
dénie à la mort d’être l’ultime sens de l’homme. Vouée à la mort,
l’existence s’ouvre aussi sur une dimension de plénitude. On est ici à
la charnière de la philosophie et du religieux auquel elle sert au mieux
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de soutien. Dans le contexte de la modernité, qui occulte la réalité de
la mort et se laisse griser par ses prouesses, se ferme aussi la perspec-
tive de l’éternel, avec la complicité de la philosophie, oublieuse de sa
fonction contemplative.
Est particulièrement intéressant l’article sur la réaction de Nietz-
sche vis-à-vis de l’égalité des droits, dont le principe fait corps avec
notre culture au point que sa vigoureuse contestation par Nietzsche
prendrait un caractère de provocation, s’il ne fallait y voir une marque
d’estime à la hauteur du combat qu’elle motive. Dans ses différentes
applications, éthique, sociale, juridique, cette idée serait empoisonnée
par ses origines judéo-chrétiennes, étant la conséquence du mono-
théisme. Or, c’est avec la vie, essentiellement sélective, volonté de
puissance, expression de l’être qu’il faut confronter le principe d’éga-
lité pour retrouver la singularité de chacun en lui épargnant l’agréga-
tion au troupeau. Ainsi Nietzsche se fait le critique de la modernité. Il
en découle une question : sur quelle base fonder le principe d’égalité
dans une démocratie sécularisée ? Le principe d’égalité requiert aussi
un indispensable complément qui fasse droit au désir d’excellence. La
question finale serait de savoir lequel doit servir de correctif à l’autre.
Cette idée de modernité, marquée par la sécularisation, dont
Nietzsche fut un des promoteurs, alimente plusieurs études. Ainsi la
contribution intitulée « Humanisme chrétien et société sécularisée »
(Rev. Inst. Cath. 17, 1986) montre l’homme engagé dans un devenir
sans but, porteur d’une revendication d’autonomie qui le détache
d’une transcendance fondatrice et fait de l’anthropologie « le critère
d’évaluation des religions ». La victoire de la raison finit par se
retourner contre elle pour faire place au vouloir vivre, à la volonté de
puissance, au pulsionnel, à une constante recherche de soi. Un nouvel
humanisme est en train de naître, qui identifie transcendance et dépas-
sement dont l’humain fixe la clôture, sans finalité transhistorique. Un
humanisme chrétien ne pourra se repenser qu’à partir de cette donnée
élémentaire mais en fonction d’une transcendance qui finalise les
énergies humaines en tension. La redécouverte de Dieu est une
démarche libre ; le prix à verser est un combat spirituel.
Dans une fidélité sans fêlure à Nietzsche paraissent Lectures chré-
tiennes de Nietzsche. Cette nouvelle étude a pour particularité de
passer par la médiation des lectures tentées par six auteurs. L’on est
en présence d’un examen d’interprétations diverses d’une même
œuvre. Si Maurras y cherche un appui pour fustiger les méfaits de la
culture allemande, Papini retourne contre lui le chantre de la puis-
sance de vie, jugé trop faible pour être chrétien. Les autres,
M. Scheler, H. de Lubac, G. Marcel ou E. Mounier l’abordent de front
pour dégager la ligne de rupture entre Nietzsche et le christianisme,
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qu’il s’agisse des valeurs, de l’amour, de la dimension spirituelle de
l’homme, de la prétention au surhomme ou du tragique.
Enfin pour emprunter une image au rythme grégorien, constitué
d’arsis et de thésis, on peut dire qu’après l’élan vers les sommets de
la réflexion philosophique, on descend vers une aire de repos en
découvrant Y. Ledure biographe du fondateur de sa congrégation : le
P. Dehon. Il fait face à Nietzsche comme une seconde polarité de
l’œuvre d’Y. Ledure. Le style change avec la nature du sujet. L’im-
pression de tension que l’on ressent parfois entre des concepts qui
tentent de s’ajuster, de se corriger au moyen d’une abstraction crois-
sante, se métamorphose en passant de l’effort qu’a dû s’imposer le
lecteur au plaisir de lire une prose vivante, imagée, concrète, en
accord avec les aventures ambiguës et nébuleuses du héros, ce qui
maintient la curiosité du lecteur en éveil. Cette biographie fait appa-
raître dans l’action du P. Dehon, en cela beaucoup plus clairvoyant
que dans son engouement pour telle fausse mystique, un partisan de
la démocratie en fidèle disciple de Léon XIII, un pasteur préoccupé
par la place de la religion et de l’Église dans la société nouvelle, souci
dont héritera Y. Ledure avec sa réflexion sur la place des mêmes
réalités dans une culture sécularisée.
Cette biographie du fondateur des Prêtres du Sacré Cœur se
complète par un article sur La Spiritualité du Cœur du Christ qui
retrouve la dimension de la corporéité susceptible d’équilibrer une
approche exclusivement spirituelle du mystère du Christ. On y
apprend que ce courant est issu de la grande période médiévale et des
milieux monastiques au point de créer une véritable complicité entre
la vie consacrée et la spiritualité du Cœur du Christ, laquelle est
d’abord contemplation avant de se traduire dans des exercices au
détriment de ce premier aspect d’intériorité. Cette spiritualité s’est
développée dans des couvents de femmes, équilibrant ainsi une
expression trop rationnelle et masculine de la tradition spirituelle, tout
en s’exposant, par manque de régulation réflexive, à une dérive dévo-
tionnelle.
La spiritualité du Cœur de Jésus se vit d’abord dans l’intériorité
du cœur, qui favorise la conscience de soi et l’ouvre sur une dimen-
sion d’infini. Ainsi apparaît la différence entre la spiritualité, en
accord avec la consécration religieuse, et la dévotion. Celle-ci se
vulgarisera avec Marguerite-Marie Alacoque et se traduira par un
ensemble d’expressions de piété de connotation affective, le cœur
servant d’organe à la rencontre de l’homme avec Dieu, au point de
créer une sorte de redoublement de la personne du Christ. Enfin le
Sacré-Cœur prendra une signification politique ou théocratique avec
sa représentation, à la demande de cette religieuse, sur les étendards
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