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La primauté (théorique) que nous accordons aux valeurs d'objectivité, de rationalité, etc. est un
phénomène récent, limité dans l'espace et tout à fait étranger à la mentalité traditionnelle.
Contrairement à une opinion persistante mais erronée, le rôle de la pensée religieuse n'est pas
d'« expliquer » quoi que ce soit.
En réalité, la démarche initiale et essentielle de toute pensée n'est pas intellectuelle mais
existentielle, c'est-à-dire qu'elle ne vise pas à édifier des constructions spéculatives abstraites,
mais à fonder la possibilité de vivre, de vivre d'une façon humaine, en assumant l'échec, la
souffrance, la vieillesse, la mort et, d'une façon générale, toutes les contradictions qui déchirent
notre existence. Il ne s'agit donc pas d'expliquer le monde et la vie, mais de les justifier, de leur
donner un sens, de les rendre tolérables.
Les idéologies réductrices à la manière de celle de Voltaire (religion = supercherie consciente
destinée à abuser les simples) ou de celle de Marx (religion = « opium du peuple ») n'épuisent pas
le sens du phénomène religieux. Critiquant (à partir de postulats scientistes) les aspects les plus
superficiels et les plus sclérosés de la religion, elles ont possédé une valeur polémique certaine,
mais ne constituent pas la seule voie d'accès à la compréhension de ce phénomène, ni même la
meilleure.
Démystification, désacralisation : ces mots sont à la mode. Et il est vrai que toute pensée
rationnelle, en premier lieu la science, ne progresse que contre des mythes qu'elle dissout à
mesure. Ainsi, la physique n'a été rendue possible que parce que Descartes, Galilée, etc. avaient
au préalable désacralisé le cosmos en le réduisant à un mécanisme, une machine.
Cependant on doit voir les limites d'une pareille entreprise et ne pas confondre une simple
hypothèse de travail, même féconde, avec une conception totale de l'univers. C'est-à-dire que,
domaine scientifique mis à part, où les concepts sont constamment confrontés avec l'expérience,
toute désacralisation consciente risque bien de s'accompagner d'une re-sacralisation inconsciente
d'autres objets. « Dieu est mort » a proclamé Nietzsche mais entre temps, l'homme avait trouvé
moyen de sacraliser, selon les cas, l'Histoire, la Nation, la Race, le Prolétariat, la Jeunesse, etc. Il
n'est pas prouvé qu'on y ait gagné... Le vrai problème n'est pas d'expulser les mythes, tâche
impossible, mais de savoir détruire ceux qui sont dangereux et de savoir en créer qui puissent
nous aider à vivre. Ce que toutes les civilisations ont plus ou moins réussi à faire.
Qu'en est-il de la nôtre?