Doc. 1 ‐ PROTECTIONNISME OU LIBRE ECHANGE ? Face à la difficulté d'isoler l'économie nationale des turbulences de l'économie mondiale et de coordonner les réponses à la crise, le protectionnisme est une tentation politique répandue. La plupart des écono‐ mistes comme les institutions internationales mettent en garde contre les risques d'aggravation des diffi‐ cultés économiques que porte cette tentation. Pourtant, l'histoire et la théorie donnent de sérieux argu‐ ments en faveur du protectionnisme. Mais celui‐ci se révèle très difficile à mettre en oeuvre efficacement et apparaît souvent néfaste à l'intérêt général. 1. L'ouverture a des effets positifs, le protectionnisme aussi La question du choix politique entre libre‐échange et protectionnisme est une question classique de l'éco‐ nomie politique, depuis ses débuts. Elle a aussi une forte dimension idéologique, puisqu'elle n'est qu'un aspect de la question plus vaste de la régulation du marché, à laquelle chacun répond différemment selon la confiance plus ou moins grande qu'il accorde aux mécanismes de ce marché. Ramener le problème à un choix radical entre tout protectionnisme et tout libre‐échange est simpliste. Ce sont des situations extrêmes, irréalistes dans la plupart des pays. Il s'agit plutôt de déterminer le degré approprié d'ouverture et de régulation des échanges internationaux ainsi que les critères qui doivent gui‐ der la politique commerciale. Protectionnisme et ouverture ne sont pas contradictoires si on prend soin de distinguer l'ouverture du libre‐échange, et le protectionnisme de l'autarcie. Cette dernière n'est envisagée par personne. L'ouver‐ ture internationale est essentielle au développement, bien au‐delà des gains résultant de la spécialisation que la théorie du commerce international met en avant. Elle favorise en effet l'accès à des marchés bien plus vastes que le marché intérieur et peut stimuler la concurrence sur ce marché intérieur. Surtout, l'ou‐ verture donne accès à des facteurs de production rares, en particulier les techniques développées ailleurs et les capitaux. Cependant, il n'est évidemment pas suffisant d'ouvrir grand la porte pour que débarquent les entreprises étrangères, ni pour que celles‐ci aient une influence positive sur l'économie locale. Les premiers plaidoyers des économistes en faveur du libre‐échange datent de la fin du XVIIIe siècle. De‐ puis, les phases de libéralisation des échanges et de fermeture relative se sont succédé et aucun pays n'a, aujourd'hui comme hier, totalement ouvert ses frontières. Plus: historiquement, aucun pays ne s'est déve‐ loppé sans recourir au protectionnisme. Aux Etats‐Unis, la question fut en partie à l'origine de la guerre de Sécession, qui opposa le sud libre‐échangiste (ses exportations agricoles l'y incitaient) et le nord protec‐ tionniste (il s'agissait de se prémunir de la concurrence britannique). De fait, à chaque époque, le libre‐ échange est surtout soutenu par les puissances dominantes qui n'ont rien à en craindre du fait de leur supériorité technique. C'est ainsi que l'Angleterre n'a milité pour le libre‐échange que durant la seconde moitié du XIXe siècle et les Etats‐Unis un siècle plus tard, une fois leur suprématie établie. Certes, à l'exception de l'expérience soviétique, interrompue par l'histoire, la plupart des processus de développement réussis s'appuient sur la mise en place d'une économie de marché ouverte. Mais l'ouver‐ ture sur l'extérieur n'est qu'un aspect de ces réussites, de sorte qu'il est assez difficile d'en isoler l'effet propre. De plus, l'intégration d'un pays dans l'économie mondiale est d'autant plus grande que le marché intérieur est à l'origine petit, car la production efficace de nombreux biens ou services nécessite un mar‐ ché suffisamment vaste. L'économie de Taiwan est forcément plus ouverte que celle des Etats‐Unis avec son vaste marché intérieur, une caractéristique initiale dont on devrait tenir compte dans la comparaison des taux d'ouverture des pays. La question du lien empirique entre ouverture et croissance fait l'objet de polémiques incessantes dans la littérature économique. Selon un article souvent cité (1), au cours du dernier quart de siècle, les pays dont l'ouverture a le plus augmenté ont connu la croissance la plus rapide. Tout le problème est de savoir dans quel sens se fait la relation: est‐ce l'ouverture qui favorise la croissance ou la progression des perfor‐ mances qui favorise à la fois la croissance et l'ouverture? Il est bien difficile de répondre à cette question, d'autant que ces pays sont aussi ceux qui ont la protection douanière la plus importante. La comparaison entre les droits de douane dans un pays et le taux de croissance de ce dernier ne donne d'ailleurs aucun résultat probant. Le cas des pays d'Asie orientale comme la Corée du Sud ou, plus récemment, la Chine a été beaucoup dis‐ cuté récemment. La région a en effet connu un développement d'autant plus remarqué qu'il s'est accom‐ pagné d'une intégration spectaculaire dans les échanges internationaux. Mais, là encore, cet exemple peut aussi bien être utilisé pour montrer que l'ouverture des frontières est bonne pour la croissance que pour montrer, au contraire, que le protectionnisme est nécessaire. En effet, ces pays ont utilisé l'ouverture sur l'extérieur dans leur stratégie de croissance, mais il ne s'agit en aucun cas de libre‐échange. Le cas de la Chine, dont les exportations dépassent désormais celles des Etats‐Unis, mais qui utilise une monnaie vo‐ lontairement sous‐évaluée et demande aux Chinois d'acheter chinois, illustre bien cette ambiguïté. 2. Les arguments protectionnistes sont solides La plupart des raisonnements montrant l'intérêt du libre‐échange partent de l'hypothèse, rarement con‐ forme à l'observation, de marchés parfaitement concurrentiels. En présence d'économies d'échelle, les entreprises qui vendent le plus sont les plus compétitives. Il peut donc être justifié de protéger le marché intérieur, lorsque celui‐ci est vaste, pour permettre aux entreprises locales d'atteindre une taille suffisante pour être compétitives. Un cas de figure assez proche est celui où le coût d'entrée sur un marché dépend de l'expérience acquise. Les nouveaux entrants, qui ont du mal à être compétitifs, peuvent le devenir si un protectionnisme temporaire leur donne la possibilité d'accumuler l'expérience nécessaire. Cet argument a été développé dès le XIXe siècle par Friedrich List (1789‐1846) sous le nom de protectionnisme éducateur ou de protection des industries naissantes. C'est un argument important en faveur du protectionnisme. Lorsque l'échelle nécessaire pour être compétitif est telle qu'il n'y a place que pour un producteur sur le marché mondial, des subventions à une entreprise nationale peuvent donner à cette dernière un avantage qui la conduit au monopole mondial. Dans les années 1980, Barbara Brander et James Spencer ont présen‐ té des modèles s'inspirant de cette idée, en l'appliquant notamment au cas de la concurrence entre Airbus et Boeing. Ils ont montré qu'une "politique commerciale stratégique" peut donner un avantage décisif à une entreprise sur l'autre. Un cas très différent est la situation dans laquelle une activité économique dégage des externalités posi‐ tives. Si, par exemple, les industries culturelles comme le cinéma dégagent des externalités positives, sous la forme de cohésion nationale ou de capital humain, ces externalités peuvent justifier des mesures de protection. La difficulté est que ces externalités sont souvent impossibles à mesurer; le jugement à leur sujet est purement politique. D'autres arguments politiques sont invoqués en faveur des fournisseurs de la défense nationale, considérés comme ayant une fonction stratégique, ou de l'agriculture, au nom de l'autosuffisance alimentaire. Ces références à l'intérêt national sont vagues mais fréquentes, la plupart des pays possédant des lois soumettant les investissements étrangers à autorisation lorsque l'intérêt national est en jeu. Les instruments du protectionnisme Le droit de douane, taxe imposée aux produits importés afin d'accroître leur prix, est la mesure la plus classique. Ces droits ont été progressivement réduits depuis les années 1950 par une série de négocia‐ tions internationales. Dans les pays développés, ils sont aujourd'hui assez faibles. Définir un quota, c'est‐à‐dire un volume d'importations qui ne peut être dépassé, est une solution plus radicale. Une formule plus consensuelle est l'accord d'autolimitation des exportations, accord par lequel un pays limite volontairement ses exportations, généralement afin d'éviter une mesure contraignante. Les quotas sont acceptés lorsqu'une production est touchée par une situation exceptionnelle. Le pays peut alors activer une clause de sauvegarde. La règle de contenu local, utilisée par les pays en développement pour obtenir des transferts de technolo‐ gie, est une forme proche du quota: les biens importés sont frappés de droits très élevés, sauf s'ils s'inscri‐ vent dans le développement de processus locaux de création de valeur ajoutée. Des normes sanitaires ou techniques que tous les produits, locaux comme importés, doivent respecter peuvent également être édictées. De telles mesures ne sont évidemment pas toujours protectionnistes; elles peuvent viser la protection des consommateurs (jouets chinois jugés dangereux, par exemple). Mais il s'agit souvent d'un prétexte utilisé pour écarter les produits importés. Les subventions aux producteurs, sous couvert d'aide à la recherche ou de défense de l'emploi, sont par ailleurs utilisées de manière croissante par les Etats. Les subventions agricoles représentent ainsi une centaine de milliards d'euros par an dans les pays développés. Les subventions sont parfois destinées aux acheteurs de produits nationaux (5 milliards d'euros sont ainsi octroyés aux acheteurs d'Airbus). Enfin, en réduisant le taux de change de sa monnaie au‐dessous de sa valeur d'équilibre par des interven‐ tions sur les marchés des changes, en pratiquant le dumping fiscal (baisse des impôts destinée à attirer les entreprises étrangères) ou le dumping social (abaissement des normes sociales ou des cotisations sociales visant à améliorer la compétitivité), un pays peut artificiellement rendre ses produits moins chers. Pour que les avantages de l'ouverture puissent se concrétiser, la concurrence internationale doit être loyale. Ainsi, les entreprises issues d'un pays réglementant sévèrement les émissions polluantes sont dé‐ savantagées par rapport à celles qui sont installées dans un pays offrant des conditions plus laxistes. En l'absence d'accords mondiaux, il peut alors être justifié de taxer les importations des pays polluants (taxe carbone) afin de rétablir l'équilibre. Le même raisonnement est parfois employé à propos du dumping social, c'est‐à‐dire de législations sociales laxistes qui procurent un avantage compétitif (si le temps de travail des routiers est limité à 60 heures par semaine dans certains pays européens et à 48 heures dans d'autres, par exemple). Mais l'argument est plus faible dans ce cas, car il est difficile de parler de déloyauté à propos de choix de société différents. En outre, il ne serait pas forcément juste d'imposer aux pays pauvres les normes sociales des pays riches. Enfin, certains estiment que le protectionnisme est la seule façon d'empêcher la baisse de la part des sa‐ laires dans la valeur ajoutée des pays développés, liée à la concurrence entre salariés de divers pays. John Maynard Keynes doutait qu'il soit possible de concilier libre‐échange et plein‐emploi, car les actions de relance de la demande impulsées par l'Etat sont rendues inefficaces par l'ouverture internationale. Mais seul un ensemble de grande taille, comme les Etats‐Unis ou l'Union européenne, peut envisager ce type de protectionnisme. 3. Le protectionnisme est souvent contre‐productif Le principal problème soulevé par le protectionnisme est que les mesures arrêtées ne le sont pas toujours en fonction de l'intérêt général, mais en fonction des intérêts de groupes de pression particuliers. David Ricardo a développé sa théorie en faveur du libre‐échange dans le cadre d'un débat politique qui faisait rage en Angleterre sur l'éventuelle abrogation des Corn Laws (les lois sur le grain), qui protégeaient de‐ puis les guerres napoléoniennes le marché anglais des céréales. Les industriels, dont Ricardo était proche, étaient favorables à cette abrogation, car, rendant moins coûteuse l'alimentation des ouvriers grâce à l'importation de céréales moins chères, elle permettait de réduire leur salaire. Les propriétaires terriens, de leur côté, étaient bien sûr d'un avis opposé, le revenu de leurs terres ne pouvant se maintenir si la pro‐ duction et les prix agricoles diminuaient. Le salaire des ouvriers demeurant fixé au niveau de subsistance, l'abrogation des Corn Laws était pour l'essentiel un transfert de pouvoir d'achat des propriétaires terriens vers les industriels. Ricardo présenta donc un modèle ignorant la terre. Mais, s'il avait construit un modèle incluant un facteur spécifique comme la terre, utilisable seulement pour une production donnée, il aurait mis en évidence que le commerce international fait des perdants. Faut‐il alors refuser d'échanger? Si le commerce extérieur est globalement favorable, mieux vaut indemni‐ ser les détenteurs du facteur perdant en utilisant une partie du surplus obtenu grâce à l'échange. Cepen‐ dant, les perdants préfèrent demander des mesures protectionnistes, plus faciles à obtenir, car pénalisant en apparence les entreprises étrangères. C'est évidemment une illusion: le protectionnisme entraîne la hausse des prix, car des concurrents efficaces sont éliminés du marché ou pénalisés, et provoque un trans‐ fert de revenu des consommateurs vers les entreprises protégées. Dans leur manuel Economie internationale, Paul Krugman et Maurice Obstfeld donnent l'exemple des conséquences de mesures de protection du marché du sucre prises aux Etats‐Unis: les producteurs améri‐ cains sont gagnants, de même que les producteurs étrangers (car les prix élevés sur le marché américain leur assurent une rente), au détriment des consommateurs. Mais, pour ceux‐ci, la hausse du prix de la livre de sucre n'est que de quelques cents. La situation est donc asymétrique: d'un côté, le protectionnisme est vital pour certains groupes de producteurs; de l'autre, il coûte cher à l'ensemble des consommateurs, mais ne représente qu'une petite somme pour chacun d'entre eux. Les premiers sont prêts à se battre pour obtenir une protection, les seconds sont d'autant plus indifférents qu'ils sont mal informés. Les groupes de pression seront d'autant plus facilement entendus que leur capacité de nuisance ou leur poids politique est élevé. Ainsi, le protectionnisme agricole est d'autant plus fort que la surreprésentation électorale des paysans l'est également (2). Il est alors facile de comprendre qu'un Etat risque de prendre des mesures protectionnistes contraires à l'intérêt général. Même dans le cas où les décisions politiques sont motivées par l'intérêt général, il n'est pas toujours facile de choisir quelles industries méritent d'être protégées. Parmi les industries naissantes, lesquelles seraient compétitives si le temps leur était laissé de grandir? Il est impossible de répondre avec certitude. Les me‐ sures peuvent être limitées dans le temps, mais que faire si les objectifs de compétitivité ne sont pas at‐ teints? Enfin, les méthodes protectionnistes concrètement employées, qui sont choisies pour leur discrétion, sont aussi celles qui ont le plus d'inconvénients. Ainsi, un droit de douane influe sur la concurrence, mais ne la supprime pas; il rapporte de l'argent à l'Etat, prélevé sur l'importateur, c'est donc une bonne mesure. Mais malheureusement très voyante et souvent interdite par les accords internationaux. Au contraire, imposer des normes sanitaires ou techniques élimine les concurrents étrangers sans inciter les producteurs locaux à faire mieux. Quant aux quotas d'importation, ils permettent aux importateurs de pratiquer des prix éle‐ vés au détriment des consommateurs (puisque leurs ventes sont de toute façon limitées) et d'accumuler des rentes. Il est également plus efficace de distribuer des subventions à la production, qui encouragent les exportations et la consommation, que d'abaisser le taux de change, ce qui encourage les exportations mais décourage la consommation. Malheureusement, les subventions à la production sont plus aisément repérées et condamnées que les manipulations du taux de change. Les politiques protectionnistes privilé‐ gient donc souvent des mesures à l'efficacité économique douteuse. (1) "Trade, Growth, and Poverty", par David Dollar et Aart Kraay, 2001. Cet article, disponible sur www.adb.org/poverty/Forum/pdf/Dollar.pdf, a fait l'objet de nombreuses réponses critiques. (2) Ainsi, en France, il y a un conseiller municipal pour 13 000 Parisiens, mais 86% des agriculteurs vivent dans des com‐ munes où il y a moins de 56 habitants pour un élu! Dans une circonscription législative sur cinq, les agriculteurs représen‐ tent au moins 10% de la population active (selon Bertrand Hervieu et Jean Viard dans L'archipel paysan, éd. de L'Aube, 2001) Arnaud Parienty – Alternatives Économiques – septembre 2009 Doc. 2 ‐ LE PROTECTIONNISME EST‐IL LA SOLUTION ? La crise actuelle traduit la faillite des dogmes économiques qui ont prévalu depuis trente ans. Sa profon‐ deur remet en particulier en cause la volonté d'aller vers toujours plus de liberté dans les échanges com‐ merciaux et les investissements internationaux. En France comme dans la plupart des pays développés, les appels se multiplient pour un retour à une forme ou une autre de protectionnisme. Le libre‐échange généralisé n'était évidemment pas la panacée qu'on avait essayé de nous vendre, mais un retour de bâton protectionniste comporterait lui aussi nombre de pièges et d'illusions. Examinons les principales ques‐ tions qui reviennent dans ce débat. Le protectionnisme aiderait‐il à sortir de la crise? Sur longue période, le libre‐échange généralisé est plutôt un handicap pour le développement. En re‐ vanche, dans les circonstances actuelles, l'adoption de mesures protectionnistes par les différents Etats risquerait au contraire d'aggraver la crise. En effet, alors que le commerce international est déjà en chute libre ‐ l'Organisation mondiale du com‐ merce (OMC) prévoit une baisse de 10% cette année ‐, un tel recours déclencherait probablement une réaction en chaîne. Imaginons que la France décide de limiter les importations de textiles ou de produits électroniques. Face aux mesures prises dans l'Hexagone, les pays qui se sentiraient lésés réagiraient pro‐ bablement en limitant leurs achats d'Airbus. Aggravant au final partout le marasme économique. Plus au fond, une bonne partie de nos importations sont difficilement substituables à court terme, qu'il s'agisse de produits de base dont nous sommes dépourvus ou de produits que nous ne fabriquons pas ou plus. En outre, du fait de l'internationalisation des processus productifs, une grande partie des importations est intégrée au sein des produits made in France et contribue à leur compétitivité. Enfin, une montée du pro‐ tectionnisme risquerait de faire grimper la température des relations politiques entre Etats, à un moment où l'action internationale coordonnée est plus que jamais nécessaire tant pour combattre la récession que pour mettre ‐ enfin ‐ en place les régulations indispensables pour éviter le retour de crises de ce type. Le problème ne se pose pas seulement au niveau mondial, mais aussi au sein même de l'Union européenne. L'incapacité des gouvernements européens à développer une réelle réponse commune face à la crise a favorisé des actions nationales désordonnées sous la forme d'aides massives à tel ou tel secteur écono‐ mique. Une dynamique qui pourrait menacer l'avenir de la construction européenne. L'argument le plus convaincant en faveur de mesures protectionnistes en temps de crise a été apporté par Paul Krugman en février dernier, dans le New York Times (1) à propos du plan de relance présenté par Barack Obama et du "buy american" qui conditionnait certaines des mesures. Tout en reconnaissant les risques associés aux enchaînements protectionnistes, l'économiste plaidait en faveur de ce plan considé‐ rant qu'il fallait donner le sentiment au peuple américain (et à ses élus) que l'argent dépensé profiterait d'abord à l'économie du pays. C'était la condition pour faire accepter la forte hausse de la dette publique et, donc, des impôts futurs. A contrario, c'est bien le problème que nous connaissons en Europe: la timidité des plans de relance s'explique précisément par la crainte qu'ils ne profitent d'abord aux voisins… Pour Paul Krugman, le protectionnisme reste cependant clairement un "second best" vis‐à‐vis d'une re‐ lance coordonnée à l'échelle internationale. Mais, pour l'instant, ce sont surtout les gouvernements euro‐ péens qui s'y refusent. Le protectionnisme aiderait‐il le Sud à se développer? Les pays du Sud sont aujourd'hui sensiblement plus ouverts au commerce mondial que les pays riches. Pourtant, ce commerce, favorisé notamment par les avancées vers le libre‐échange promues dans le cadre de l'OMC, n'a guère hâté le développement de la plupart d'entre eux. Comme l'a montré le grand historien de l'économie Paul Bairoch (2), les Etats qui proclament les vertus du libre‐échange sont toujours les plus puissants et les plus avancés économiquement. C'était le cas du Royaume‐Uni au XIXe siècle. Et les Etats‐Unis ne leur emboîtèrent le pas qu'après que les deux guerres mondiales eurent fait d'eux la puissance dominante incontestée. Ce qui ne les a jamais empêchés de main‐ tenir de sérieuses protections pour eux‐mêmes dans les domaines où ils le jugeaient utile… La pression des plus développés en faveur du libre‐échange est logique: sur un marché ouvert, les concur‐ rents les plus innovants et les plus productifs ont toutes les chances de gagner des parts de marché. Les firmes les plus compétitives sont aussi celles qui peuvent faire appel, dans leur pays d'origine, à des in‐ frastructures collectives de qualité, en matière de recherche, d'éducation, etc. Que le développement des échanges se traduise aujourd'hui par un déficit commercial massif comme c'est le cas outre‐Atlantique est sans doute une manifestation du déclin relatif des Etats‐Unis (et contribue à expliquer les revirements de certains économistes américains sur les vertus du libre‐échange…). Mais il traduit aussi les stratégies productives de leurs firmes multinationales, qui ont massivement délocalisé leur production pour bénéfi‐ cier du faible coût de la main‐d'oeuvre asiatique ou latino‐américaine, rapatriant ensuite les profits aux Etats Unis. Ce déficit était d'autant plus supportable pour les habitants des Etats‐Unis que la position do‐ minante de leur pays leur a permis, jusqu'à présent, de continuer à vivre au‐dessus de leurs moyens en attirant l'épargne mondiale. La marche vers le libre‐échange a eu en revanche des effets dévastateurs sur les pays en développement qui n'ont pas voulu ou pas pu s'en protéger. Le problème est particulièrement dramatique sur le plan agri‐ cole. On connaît la situation absurde des éleveurs de poulets africains ruinés par l'afflux de poulets euro‐ péens congelés, des producteurs de lait poussés à la faillite par les arrivages de lait en poudre (qui ren‐ daient les enfants malades du fait de la mauvaise qualité de l'eau), de producteurs de mil ou de sorgho réduits à la misère par les tombereaux de blé déversés par l'aide alimentaire occidentale… Le problème sur ce plan n'est pas tant que l'Europe, les Etats‐Unis ou encore le Japon disposent de politiques pour sta‐ biliser l'activité de leurs propres agriculteurs, mais surtout que les pays du Sud avec lesquels ils commer‐ cent n'en aient pas. A contrario, le protectionnisme serait‐il la clé du développement des pays du Sud? Evidemment non s'il s'agit tout d'abord d'un protectionnisme accru de la part des pays riches. Au cours des dernières décen‐ nies, la Corée et la Chine ont pu sortir du sous‐développement parce qu'elles ont su protéger leurs propres marchés, mettre en oeuvre des politiques publiques volontaristes, mais aussi parce qu'elles ont pu accé‐ der de manière relativement aisée aux marchés des pays riches. Ce qui leur a permis de se confronter aux exigences du marché mondial et de développer des unités de production disposant de la taille critique pour être compétitives. La capacité éventuellement rendue aux pays du Sud de protéger davantage leurs propres marchés n'aurait elle‐même aucun effet miraculeux. Si le dogme du libre‐échange s'est imposé à partir des années 1970, c'est aussi sur la base des échecs antérieurs. L'Algérie, l'Argentine, l'Egypte et beaucoup d'autres n'avaient pas réussi à développer, à l'abri de droits de douane élevés, une industrie réellement compétitive et diver‐ sifiée. Quel que soit le cadre dans lequel on agit en termes d'échanges extérieurs, le développement est toujours le fruit d'une alchimie très délicate. Il implique en effet de trouver un consensus au sein de sociétés pauvres pour que les surplus engrangés grâce à la croissance économique ne soient pas affectés à la con‐ sommation mais à l'investissement. Investissement sous forme de capital productif bien sûr, mais aussi et surtout d'infrastructures collectives: routes, logements, adductions d'eau, système éducatif et de santé… Ce qui implique en particulier un Etat efficace et non corrompu, doté d'un système fiscal qui ne laisse pas passer les gros poissons à travers les mailles du filet… L'insistance mise depuis trente ans par les institutions internationales à promouvoir le libre‐échange et la privatisation des services publics n'a manifestement pas accéléré le développement économique dans la plupart des pays du Sud. Mais il ne suffirait pas simplement de faire l'inverse pour y parvenir. L'Europe doit‐elle devenir protectionniste? En Europe, plus personne ou presque ne prône un protectionnisme dans le cadre national. La question est désormais posée au niveau de l'Union, comme le propose par exemple Emmanuel Todd (3). L'Europe est en effet une des zones économiques les plus ouvertes sur l'extérieur. Devrait‐elle mieux protéger son marché intérieur? Probablement, mais les raisons qui l'en empêchent pèsent très lourd. Il convient tout d'abord de relativiser les déséquilibres qu'impose le reste du monde à l'économie euro‐ péenne. Sur ce plan, elle est en effet dans une situation très différente de celle des Etats‐Unis: même en 2008, quand il avait fallu acheter beaucoup de pétrole et de gaz à des prix très élevés en dehors de l'Union à 27, ses échanges extérieurs avaient été quasiment équilibrés; le déficit commercial s'est limité à 1% du produit intérieur brut (PIB). La Chine est le seul pays vis à vis duquel le déficit soit massif. Les phénomènes de dumping social qui affectent négativement la situation des salariés de pays comme la France sont pour une bonne part internes à l'Union; ils ne seraient donc pas réglés par un éventuel protec‐ tionnisme européen. L'élargissement de l'Union aux pays de l'Europe centrale et orientale (Peco), indis‐ pensable politiquement, a en effet considérablement creusé les écarts au sein même de l'Union: le PIB par habitant d'un Luxembourgeois est vingt fois plus élevé que celui d'un Bulgare et le coût du travail d'un Polonais était en 2007 en moyenne 4,9 fois plus faible que celui d'un Français, soit l'équivalent de celui d'un ouvrier de Hongkong ou de Taiwan. Sans oublier non plus la politique non coopérative de l'Alle‐ magne qui freine sa demande intérieure depuis de nombreuses années. Au‐delà de ce problème, l'Union européenne se distingue des Etats‐Unis (ou de la Chine) par l'incomplé‐ tude du marché unique. Non seulement l'insuffisante coordination macroéconomique encourage la con‐ currence entre Etats membres, mais l'Europe n'a pas de politique industrielle. Elle fait comme si la poli‐ tique de la concurrence pouvait en tenir lieu. Les Etats ont dévolu à la Commission le pouvoir de leur in‐ terdire d'aider telle ou telle activité aux dépens de celles des voisins. En revanche, les politiques de re‐ cherche et développement demeurent nationales, ce qui engendre des surcoûts et des concurrences inu‐ tiles. Chacun s'accorde à considérer qu'il faudrait investir en commun dans la recherche en développant le budget européen, afin de lutter à armes égales avec les Etats‐Unis ou le Japon. Mais le mouvement ne suit pas, faute de volonté politique. Pourtant, dans les rares domaines où l'Europe a su unir ses forces, non sans difficultés persistantes, le succès a été au rendez‐vous: on l'a vu avec Airbus, on le voit aussi dans la téléphonie mobile grâce à l'adoption de normes communes. Facteur aggravant: le primat de la concurrence a aussi conduit à freiner la constitution de géants propre‐ ment européens par la fusion d'entreprises de différents pays de l'Union. Compte tenu des frontières lin‐ guistiques et des susceptibilités politiques héritées de l'histoire, ce processus est de toute façon très com‐ pliqué. Mais la Commission européenne a sa part de responsabilité car elle a longtemps défendu une in‐ terprétation intégriste de la lutte contre les positions dominantes au sein de l'Union. Du coup, les diffé‐ rents champions nationaux n'ont plus l'Europe pour seul, voire même pour principal horizon. Leur straté‐ gie de croissance se déploie désormais autant aux Etats‐Unis, en Asie ou encore en Amérique latine. Ce qui les rend très hostiles à un protectionnisme européen, qui ne pourrait que les gêner ailleurs. Est‐ce à dire qu'il n'y aurait rien à faire pour limiter le dumping social mondial? Non. En dehors des pro‐ blèmes intraeuropéens, seul un pays menace de manière significative l'emploi et les revenus des salariés de l'Union: la Chine. L'UE peut et doit agir davantage, conjointement avec les Etats‐Unis, pour que la Chine réévalue sa monnaie et développe le niveau de vie de sa propre population au lieu d'accumuler des excé‐ dents extérieurs considérables. De plus, l'arrivée de Barack Obama à la présidence américaine change la donne sur un autre terrain essen‐ tiel. Les Etats‐Unis et la Chine sont en effet les deux principaux pays qui refusaient jusque‐là les principes de base définis par l'Organisation internationale du travail: ils ne reconnaissent pas en particulier la liber‐ té syndicale et le droit à la négociation collective. Or une nouvelle loi, l'Employee Free Choice Act (EFCA), est actuellement soumise au Congrès américain (4). Si elle est adoptée, la Chine se trouverait désormais isolée dans son refus. Et il faudra accentuer les pressions pour l'obliger à reconnaître à son tour la liberté syndicale. Un moyen plus sûr que les droits de douane pour combattre le dumping social qu'elle exerce. Le protectionnisme serait‐il bon pour l'environnement? Le discours en faveur du protectionnisme s'est enrichi ces derniers temps d'un nouvel argument: la crise écologique impliquerait elle aussi d'aller dans cette direction afin de relocaliser l'économie. Sur le plan des échanges, il faut bien sûr limiter fortement et rapidement les transports effectués par des moyens très émetteurs de gaz à effet de serre. Or les carburants utilisés par les bateaux et les avions ne sont pas soumis aux taxes que subissent pratiquement partout les combustibles fossiles. Cette aberration explique notamment le développement du fret aérien observé au cours des dernières décennies. Cela dit, l'essentiel du fret lié à la mondialisation des échanges emprunte actuellement la voie maritime et une taxation croissante du fuel lourd utilisé par les navires ne serait probablement pas de nature à infléchir notablement le volume des marchandises échangées de cette façon. Exporter une voiture de l'Europe vers les Etats‐Unis émet moins de gaz à effet de serre que de la déplacer d'Est en Ouest de ce pays sur un semi‐ remorque: les enjeux écologiques liés au transport sont autant nationaux qu'internationaux. De plus, une part croissante des échanges internationaux est dématérialisée. C'est le cas d'une grande partie des échanges de services, mais aussi de multiples activités dont la production matérielle est réalisée à proximité du lieu de consommation. Ainsi, l'activité de multinationales parmi les plus emblématiques; de McDonald's à Coca‐Cola en passant par Walt Disney ou Microsoft et Google, implique peu d'échanges phy‐ siques internationaux. La nécessaire régulation de leur activité n'est donc pas liée aux enjeux écologiques du transport. Mais c'est surtout à propos d'une éventuelle taxe carbone aux frontières de l'Europe qu'on débat du pro‐ tectionnisme écologique. Une telle taxe compenserait les surcoûts subis par les industriels européens du fait des efforts qui leur sont imposés dans la lutte contre le changement climatique. La menace d'une telle taxe peut être utile dans les négociations internationales en vue d'un accord général qui prendrait la suite du protocole de Kyoto après 2012. Mais il faut d'abord espérer que ces négociations aboutissent, ce qui rendrait du même coup cette taxe inopportune. Davantage encore qu'en matière économique, le protec‐ tionnisme écologique n'est qu'un "second best" de mauvaise qualité par rapport à la coopération interna‐ tionale. En effet l'essentiel des problèmes qui menacent la planète ne peuvent être résolus qu'à l'échelle mondiale… (1) Voir http://krugman.blogs.nytimes.com/2009/02/01/protectionism‐and‐stimulus‐wonkish (2) Dans Victoires et déboires, coll. Folio Histoire, éd. Gallimard, 1997. (3) Dans Après la démocratie, éd. Gallimard, 2008. (4) Voir www.aflcio.org/joinaunion/voiceatwork/efca/whatis.cfm Guillaume Duval ‐ Alternatives Économiques n° 281 ‐ juin 2009 N° 365 – Mai 2016 La Lettre du La régionalisation, moteur de la mondialisation Historiens et économistes identifient généralement deux périodes modernes de mondialisation commerciale : la première s’étendrait de la fin du XIXème jusqu’à la Première Guerre mondiale ; la seconde aurait débuté au milieu des années 1970. Ces périodes se caractérisent par une forte baisse des coûts de transaction, dynamisant les échanges commerciaux entre les pays. À partir d’une base de données inédite, la plus complète à ce jour sur le commerce bilatéral, cette Lettre suggère une amorce plus précoce de la Première Mondialisation, dès le début du XIXème siècle. Celle-ci serait donc antérieure aux grandes innovations technologiques telles que le bateau à vapeur et le télégraphe, comme aux politiques de soutien au commerce telles que les traités de libre-échange ou l’étalon-or. Ces deux vagues ont surtout été alimentées par une intensification du commerce intra-régional. De quoi confirmer le paradoxe selon lequel plus le commerce se développe, plus la distance compte. Retour sur la chronologie de la mondialisation Au cours des siècles passés, le monde a connu des périodes favorables aux échanges, comme la dynastie Song en Chine ou l’Empire arabe du VIIIème au XIIIème siècle, mais ces périodes n’ont pas duré et les échanges se sont ensuite durablement repliés. Jusqu’au XVème siècle, les échanges mondiaux n’auraient pas dépassé 1 % des richesses produites. Les conflits quasi permanents opposant la France et l’Angleterre aux XVIIème et XVIIIème siècles ont également limité leur ouverture au commerce à moins de 5 %. Il faut attendre le XIXème siècle pour voir les échanges commerciaux s’intensifier véritablement. Cette période, connue sous l’expression « Première Mondialisation », s’achève avec la Première Guerre mondiale. L’entre-deux-guerres est ensuite marqué par un repli massif du commerce mondial, avant que celui-ci ne reprenne son expansion à partir des années 1960, puis s'accélère après 1973. Une Première Mondialisation plus précoce La plupart des études font remonter la Première Mondialisation aux années 18701. Ces travaux reposent toutefois sur des données de commerce qui elles-mêmes débutent en 1870. Pour mieux comprendre la chronologie et les grandes tendances de la Première Mondialisation, nous avons assemblé la base de données de commerce bilatéral la plus complète à ce jour (encadré 1) : 1,8 million d’observations de 1827 à 2014. Notre recherche nous conduit à penser que la Première Mondialisation s’est amorcée en Europe dès le début du XIXème siècle, avant de se diffuser aux autres continents à la fin du siècle (Fouquin & Hugot, 2016)2. Les innovations technologiques de la fin du siècle (bateau à vapeur, télégraphe) et les politiques de soutien au commerce de la seconde partie du XIXème siècle (traités de libre-échange signés à partir des années 1860, généralisation de l’étalon-or à partir de 1870) n’auraient donc peut-être pas joué un rôle aussi majeur que celui qu’on leur attribue traditionnellement, puisque, d’après nos données, le mouvement d’internationalisation du commerce était déjà largement amorcé. Les enseignements limités du taux d’ouverture Le taux d’ouverture aux exportations, qui rapporte les exportations de marchandises au PIB, est un indicateur standard pour évaluer le degré d’insertion d’un pays dans le commerce mondial. Appliqué à nos deux siècles de données, le taux d’ouverture aux exportations rend compte des deux vagues de mondialisation. Le graphique 1 1. D. Jacks, C. Meissner & D. Novy (2003), « Trade Costs: 1870-2000 », American Economic Review: Papers and Proceedings, 2008, 98 (2) ; A. Estevadeordal, B. Frantz & A. Taylor, « The Rise and Fall of World Trade: 1870-1939 », Quarterly Journal of Economics, 118 (2). 2. M. Fouquin & J. Hugot (2016), « Back to the Future: International Trade Costs and the Two Globalizations », CEPII Document de travail, n° 2016-13, mai. 1 Encadré 1 – Une base de données inédite sur le commerce mondial Ce travail a nécessité la construction d’une large base de données de plus de 1,9 million d’observations sur les importations de marchandises, en livres sterling courantes, entre 1827 et 2014. Cette base présente une double originalité : elle couvre la période 1827-1870, absente des bases préexistantes sur lesquelles s’appuyaient jusque-là les études de la Première Mondialisation, et couvre une période particulièrement longue qui permet de comparer les deux mondialisations modernes. La base de données agrège six sources préexistantes*, que nous avons complétées à l’aide d’informations directement puisées dans les archives des douanes de nombreux pays, en particulier pour la période antérieure à 1870. Aux données de commerce bilatéral s’ajoutent des séries de commerce agrégé (importations et exportations totales par pays et par année), PIB, taux de change et distance bilatérale. * M. Fouquin & J. Hugot (2016), « Two Centuries of Bilateral Trade and Gravity data: 1827-2014 », CEPII Document de travail, n° 2016-14, mai. présente son évolution pour trois échantillons de pays entre 1827 et 2014. Entre 1830 et 1870, le taux d’ouverture double. Dans l’entre-deux-guerres, l’ouverture moyenne chute au-dessous de son niveau du début du XIXème siècle. Le taux d’ouverture croît de nouveau à partir des années 1960 et ce n’est qu’à la fin des années 1970 que l’on retrouve des niveaux comparables à ceux de la Première Mondialisation. Le taux d’ouverture constitue cependant une mesure assez fruste de la mondialisation. Par exemple, le taux d’ouverture moyen en 2014 atteint 22 % pour notre échantillon de 110 pays, mais ce chiffre est-il faible ou élevé par rapport à ce qu’il serait en l’absence d’obstacles au commerce ? En outre, il ne tient pas compte de la répartition géographique de l’activité économique mondiale. Supposons un monde où presque toute l’activité serait Graphique 1 – Taux d’ouverture aux exportations pour trois échantillons de pays Note : Le taux d’ouverture rapporte les exportations totales au PIB. Les trois échantillons couvrent un nombre croissant de pays. Pour chaque échantillon, la date initiale est indiquée dans la légende, ainsi que le nombre de pays qui constituent l’échantillon (entre parenthèses). L’échantillon qui débute en 1827 inclut 7 pays : Australie, Chili, Espagne, France, Royaume-Uni, Suède, États-Unis. L’échantillon suivant s’étend à 10 pays supplémentaires. Le troisième, le plus large, débute à partir de 1960 et compte 110 pays. Les interruptions dans les séries correspondent aux deux guerres mondiales, pour lesquelles certaines données sont manquantes. Les taux d’ouverture couvrent les périodes 1827-1912 ; 1920-1937 et 1950-2014. Source : Calculs des auteurs. concentrée dans un seul pays : le taux d’ouverture agrégé y serait relativement faible, puisque la plupart des biens seraient à la fois produits et consommés dans le même pays. À l’inverse, dans un monde où l’activité économique serait plus dispersée, les pays seraient naturellement plus interdépendants et le taux d’ouverture agrégé plus élevé. La différence entre les deux situations n’a pourtant rien à voir avec le poids des obstacles au commerce : elle ne fait que traduire une concentration plus ou moins importante de l’économie mondiale. Dans ce qui suit, nous appellerons « mondialisation » le processus de convergence entre le commerce mondial observé et une situation théorique dans laquelle les barrières au commerce international ne seraient pas plus contraignantes que les barrières domestiques au commerce. Pour évaluer le degré de mondialisation, il faut alors une prédiction théorique du commerce, en l’absence d’obstacle spécifique au commerce international. Le modèle de gravité, sur lequel s’appuie la théorie économique contemporaine du commerce international, permet d’obtenir cette prédiction. Le coût des obstacles au commerce comme indicateur de mondialisation Depuis le début des années 2000, les modèles de gravité ont acquis des fondements théoriques3. Cette évolution en a fait l’outil privilégié des analyses du commerce international. Comparer le commerce observé à la prédiction qui émerge du modèle de gravité permet d’évaluer l’importance des obstacles spécifiques au commerce international. Cet écart entre la situation réelle et la situation hypothétique d’un monde sans barrière commerciale reflète l’ensemble des coûts spécifiquement associés au commerce international : coût de transport entre pays, barrières douanières, mais aussi des coûts plus difficiles à observer tels que les difficultés à communiquer, l’incertitude liée aux taux de change, etc. Ce « coût agrégé du commerce » est converti en équivalent tarifaire. En neutralisant l’effet de la répartition géographique de l’économie mondiale sur le commerce international, cette mesure permet d’évaluer précisément le degré de mondialisation au regard de notre définition. Le graphique 2 montre l’évolution mondiale de ces coûts agrégés entre 1827 et 2014, mesurée par la variation de l’équivalent tarifaire moyen. Depuis 1830, la réduction moyenne des barrières au commerce international équivaut à une baisse de 30 points de pourcentage des droits de douanes. Entre 1830 et la Première Guerre mondiale, les barrières au commerce international chutent d’environ 15 points de pourcentage. Les coûts de commerce augmentent de manière fulgurante durant l’entre-deux guerres avant de retomber après la guerre, puis chutent à nouveau de plus de 10 points de pourcentage depuis le début des années 1990. 3. On trouvera une synthèse de ces différents apports dans : K. Head & T. Mayer (2014), « Gravity Equations: Workhorse, Toolkit, and Cookbook », in G. Gopinath, E. Helpman & K. Rogoff, eds., vol. 4, Handbook of International Economics, Amsterdam, The Netherlands: Elsevier. 2 Des mondialisations plus régionales que globales Graphique 2 – Évolution moyenne des coûts de commerce À chaque route commerciale sa mondialisation Note : La variation moyenne des coûts de commerce (équivalents tarifaires) est estimée à partir d’échantillons cylindrés sur des fenêtres de deux ans. Les coefficients obtenus sont ensuite chaînés pour obtenir un indice qui couvre l’ensemble de la période. Source : Calculs des auteurs. À l’appui de ces observations, on peut affirmer que la Première Mondialisation s’est amorcée dès le début du XIXème siècle, bien avant que les bateaux à vapeur ne traversent les océans, bien avant également que la généralisation de l’étalon-or ne réduise les incertitudes de taux de change et que les pays d’Europe occidentale ne signent des traités commerciaux multilatéraux. Ce qui a déclenché la Première Mondialisation serait ainsi à chercher plutôt du côté du climat de paix et de stabilité qui s’installe en Europe après le Congrès de Vienne. La pacification des relations internationales après 1815 est notamment associée à des baisses unilatérales du niveau de protection commerciale (sans attendre des partenaires commerciaux qu’ils en fassent de même). Ces politiques de libéralisation unilatérale du commerce sont bien documentées pour le Royaume-Uni, avec l’abolition en 1846 des Corn Laws ; mais d’autres pays européens, notamment la France, sont aussi concernés. Dans les années 1870, la baisse des prix agricoles liée à l’augmentation des importations en provenance de Russie et d’Amérique provoque un retour du protectionnisme en Europe, concentré toutefois sur les produits agricoles. Mais ce retour du protectionnisme semble avoir été compensé par la baisse d’autres barrières aux commerce. Après 1918, les tentatives de reconstruction du monde libéral d’avant-guerre se heurtent au désordre économique et à l’émergence de régimes totalitaires en URSS puis ailleurs en Europe. Les mesures protectionnistes prises à la suite de la Grande Dépression condamnent toute possibilité de retour au libéralisme commercial de la seconde moitié du XIXème siècle. Les relations économiques de l’après Seconde Guerre mondiale se reconstruisent dans un environnement initialement très protectionniste, hérité de la Grande Dépression et amplifié par la décolonisation et la création d’un bloc communiste. À partir de 1947, les cycles de négociation du GATT engagent un processus multilatéral de libéralisation commerciale. Dix ans plus tard, la signature du traité de Rome prévoit l’élimination totale des barrières douanières à l’intérieur de l’Europe. Enfin, la conteneurisation, qui débute à la fin des années 1960, réduit considérablement les coûts de transport4. Le graphique 2 représentait une évolution moyenne pour l’ensemble de notre échantillon et masquait ainsi toute tendance qui serait propre à un type particulier de route commerciale. Il paraît donc intéressant d’isoler l’évolution des coûts de commerce séparément pour chaque route commerciale. Cette étape montre notamment que la baisse durable des barrières commerciales intra-européennes (années 1840) précède celle des barrières transatlantiques (à partir des années 1890). La baisse des coûts de commerce auxquels font face les pays d’Europe du Sud vient également bien après celle des coûts de commerce entre les pays de l’Europe de l’Ouest et du Nord. De manière générale, les coûts de commerce baissent d’abord entre les pays les plus proches, ce qui bien sûr interroge quant au rôle de la distance dans la mondialisation. Plus le commerce se développe, plus la distance compte L’effet de la distance entre les pays est ensuite isolé pour mesurer son impact sur l’intensité du commerce qui les lie. Le graphique 3 représente l’élasticité du commerce à la distance, c’est-à-dire la force du lien entre le commerce bilatéral et la distance qui sépare les pays. En 1830, une augmentation de 10 % de la distance entre deux pays réduisait en moyenne le commerce bilatéral de 3 %. À la veille de la Première Guerre mondiale, la même différence de distance réduisait le commerce de 13 %. En 2010, la réduction atteignait 19 %. Ce résultat rejoint le constat établi par Combes et al. (2008) et Disdier & Head (2008)5 pour la seconde moitié du XXème siècle : plus le commerce mondial se développe et plus la distance entrave le commerce. Notre base de données révèle que ce phénomène apparaît en fait dès le début du XIXème siècle. Le rôle majeur joué par la régionalisation6 dans les deux mondialisations a de quoi surprendre, alors que l’accent est souvent mis sur le rôle du commerce à longue distance, colonial pour la Première Mondialisation, et euro/américano-asiatique pour la Seconde Mondialisation. Plusieurs hypothèses peuvent être explorées pour l'expliquer. Les politiques favorables au commerce ont été tournées en priorité vers les partenaires les plus proches. L’intégration européenne de l’après-guerre en est certainement l’exemple le plus flagrant. Une autre raison à cette régionalisation pourrait résider dans l’importance croissante de l’information pour établir des liens commerciaux. Or, les barrières culturelles et linguistiques sont moins importantes entre pays proches, facilitant des échanges de produits de plus en plus complexes. Il 4. D. Bernhofen, Z. El-Sahli & R. Kneller (2016), « Estimating the effect of the container revolution on world trade », Journal of International Economics, 98. 5. P.-P. Combes, T. Mayer & J.-F. Thisse (2008), Economic Geography: The Integration of Regions and Nations, Princeton, N.J., USA: Princeton University Press ; A.-C. Disdier & K Head (2008), « The Puzzling Persistence of the Distance Effect on Bilateral Trade », Review of Economics and Statistics, 90 (1). 6. La part du commerce intra-continental passe, par exemple, de 45 % au sortir de la Seconde Guerre mondiale à plus de 60 % dans les années 2000. 3 Graphique 3 – Elasticité du commerce bilatéral à la distance Note : Une élasticité égale à -1,5 signifie que le commerce est réduit en moyenne de 1,5 % lorsque la distance entre deux pays augmente de 1 %. Ainsi, plus l’élasticité du commerce à la distance est élevée (en valeur absolue), plus l’impact négatif de la distance sur le commerce est important. Source : Calculs des auteurs. se peut aussi que les coûts fixes liés au commerce (acquisition de l’information sur le marché de destination, chargement et déchargement, etc.) aient diminué, donnant relativement plus de poids aux coûts de transport qui, eux, varient avec la distance. Quelle mondialisation pour demain ? Du début du XIXème siècle jusqu’à l’aube du XXIème siècle, les pays européens ont mené d’ambitieuses politiques commerciales d’ouverture, que la Grande Dépression et les deux guerres mondiales ont gravement remises en cause. Contrairement à l’idée que l’on peut en avoir, ces politiques ont davantage profité au commerce de proximité. Cette tendance de long terme à la régionalisation s’estompe depuis la fin du XXème siècle : d’une part, l’OMC est devenue une organisation puissante de régulation du commerce au niveau mondial ; mais aussi et surtout, les années 2000 ont marqué un changement lié à l’adhésion massive des pays émergents au libre-échange. Les firmes multinationales ont ainsi pu lancer de vastes programmes de décomposition de leurs chaînes de production en tirant profit des différences de salaires entre les pays. La Chine a été le premier bénéficiaire de cette recomposition de la production mondiale. Ainsi, au début des années 2000, plus de 70 % des exportations chinoises étaient constituées de produits assemblés sur son territoire à partir de composants eux-mêmes importés7. Le dynamisme des échanges entre l’Asie et le reste du monde devrait se maintenir, notamment avec le relais pris par l’Inde et des pays comme le Vietnam et le Bangladesh. À l’inverse, l’atonie de la croissance européenne, si elle devait se prolonger, pourrait limiter la croissance du commerce de courte distance intra-européen. C’est donc sans doute dans le commerce à longue distance que la marge de progression reste la plus importante, ce qui confère de l’importance aux deux traités « méga-régionaux » en cours de négociation – l’accord Transatlantique entre les États-Unis et l’Union Européenne, et l’accord Transpacifique entre 5 pays d’Amérique et 7 pays d’Asie-Océanie. Mais il se pourrait tout autant que la période de mondialisation qui a débuté après la Seconde Guerre mondiale touche tout simplement à sa fin8, c’est-à-dire que l’intensification des échanges cesse, sans nécessairement que ceux-ci régressent. Plusieurs arguments vont dans ce sens. La réorientation de la croissance chinoise vers le marché intérieur devrait réduire sa dépendance au commerce international. Cela pourrait aussi ralentir la tendance à la décomposition des chaînes de valeur9. Les inégalités croissantes observées dans la plupart des pays engendrent des tensions sociales, qui aboutissent souvent à des remises en cause de la mondialisation. Les politiques de réduction de la consommation d’énergie devraient durablement réduire la croissance du commerce d’hydrocarbures. Enfin, le développement des investissements directs à l’étranger tend de plus en plus à substituer une production locale à du commerce international10. Michel Fouquin & Jules Hugot* [email protected] 7. F. Lemoine & D. Ünal-Kesenci (2002), « Segmentation of production processes », CEPII Document de travail, n° 2002-02. 8. S. Jean (2015), « Le ralentissement du commerce mondial annonce un changement de tendance », La Lettre du CEPII, n° 356, septembre. 9. S. Jean & F. Lemoine (2015), « Ralentissement du commerce mondial : vers une nouvelle ère de la mondialisation ? », Économie mondiale 2016, Éd. La Découverte, coll. Repères, septembre. 10. A. Subramanian & M. Kessler (2013), « The hyperglobalization of trade and its future », Global Citizen Foundation Working Paper, #3. * Michel Fouquin est conseiller au CEPII. Jules Hugot est professeur assistant à la Pontificia Universidad Javeriana. La Lettre du Directeur de la publication : Sébastien Jean Depuis le 1er janvier 2016, ISSN 0243-1947 (imprimé) ISSN 2493-3813 (en ligne) CCP n° 1462 AD Rédaction : Centre d'études prospectives et d'informations internationales 113, rue de Grenelle 75700 Paris SP 07 Rédaction en chef : Jézabel Couppey-Soubeyran & Sophie Piton La Lettre du CEPII est disponible en version électronique à l'adresse : http//www.cepii.fr/LaLettreDuCEPII Imprimé en France par la DSAF Pôle conception graphique-fabrication Tél. : 01 53 68 55 00 Réalisation : Laure Boivin Pour être informé de chaque nouvelle parution, s'inscrire à l'adresse : http://www.cepii.fr/Resterinforme diffusion par le cepii © CEPII, PARIS, 2016 www.cepii.fr 4 Cette lettre est publiée sous la responsabilité de la direction du CEPII. Les opinions qui y sont exprimées sont celles des auteurs.