La modernité de la poésie française du XXe siècle autour des

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La modernité de la poésie française du
XXe siècle autour des notions <présence>
et <immédiateté>1)
Kwak, Minseok (Université Yonsei)
I. Introduction
Dans son courant général, la poésie moderne française nous semble bien
associer les quotidiens de la vie au monde poétique, et elle se constitue comme
courant esthétique, culturel et même sociopolitique en ne se résumant pas à
une seule tendance poétique ou littéraire. Elle s'oppose dès le début au
rationalisme qui a dominé la pensée occidentale jusqu'au bouleversement de la
Première guerre mondiale en voulant congédier une culture et une histoire. Elle
veut reprendre tout savoir, en remontant à un non-savoir, comme l'affirme
Breton : «L'oeil existe à l'état sauvage.»2) Par exemple, la poésie surréaliste est
contre la tradition rationaliste qui bride le désir perçu comme antinomique à
l'ordre de la logique, et qui génère son refoulement volontaire en le plaçant à
la périphérie des motivations et des activités humaines. Ainsi, le but de celle-là
1) "This work was supported by the National Research Foundation of Korea Grant funded
by the Korean Government (NRF-2012S1A5B5A07035808)"
2) A. Breton, C'est la phrase qui ouvre Le surréalisme et la peinture (1928).
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est de poser le désir au centre de l'existence, de l'élucider et de lui rendre une
liberté inconditionnelle affranchie du poids millénaire de la censure.
L'admiration des surréalistes pour Sade est un exemple de cette visée de liberté
totale du sujet désirant, qui veut porter au jour tous les composants du désir en
atteignant les zones les plus secrètes de l'être. Le désir, dit Breton, est le
«seul ressort du monde», la «seule rigueur que l'homme ait à connaître»3). Il
«reste depuis l'origine le seul acte de foi du surréalisme»4). Mieux encore,
l'auteur de ces propos se définit, dès l'époque dada, comme un homme «n'ayant
au monde d'autre défi à jeter que le désir»5).
De ce fait, dans la poésie moderne française, notamment du XXe
siècle, le regard des poètes semble se diriger le plus souvent vers « les
instants fragiles du quotidien, sans ambition métaphysique ni volonté
emblématique, comme chez les poètes de l’ontologie ». Les petits faits
quotidiens y sont consignés avec émotion et modestie. C’est un
lyrisme sans emphase, plutôt sur le mode mineur, toujours « dans la
conscience de la fragilité de la voix », conscient aussi de la critique
par laquelle il est passé.6)
En ce sens, la poésie moderne française accorde une place majeure à l'image
non univoque (fortuite, insolite, fragmentaire, répétitive, etc.) qui est un de ses
traits distinctifs les plus importants. Par là on voit que l'image dans la poésie
moderne est mise au service d'une opposition à la logique du discursif, typique
de la poésie moderne et «celle qu'on met le plus longtemps à traduire en
langage pratique», recelant «une dose énorme de contradiction apparente»7), ce
que Breton considère comme caractéristique du texte «contemporain». Les
3)
4)
5)
6)
7)
A. Breton, L'amour fou, Gallimard ( folio ), p. 129
A. Breton, Qu'est que le surréalisme, 1934, Œuvres Complètes, tome I, p. 256.
A. Breton, La confession dédaigneuse, dans Les pas perdus, Gallimard, p. 8.
Christine Andreucci, La poésie française contemporaine: enjeux et pratiques, 2003. p. 32.
A. Breton, Manifeste du surréalisme (Paris: Gallimard, coll. «Idées » 1972), p. 52.
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images surréalistes, par exemple, visent la création d'une représentation
originale, qui se veut éloignée du domaine référentiel et vraisemblable : « il
suffit de relier [...] n'importe quel substantif à n'importe quel autre pour qu'un
monde de représentations nouvelles surgisse aussitôt »8).
Avec cette tendance poétique, ce qui est essentiel pour cette étude,
c'est le lien entre les traits poétiques contemporains et les concepts de
« l’immédiateté » et « la présence ». L'importance de ces concepts,
surtout dans le cadre du mouvement poétique, n'a pas été suffisamment
explorée 9); cependant, on pense que cela peut résumer l'essentiel des
idées et de la démarche de la poésie contemporaine, même si leur rôle
n'a pas été explicité dans les textes théoriques liés à la poésie. Ainsi,
par exemple, le désir qui relève de l’immédiateté, apparaît comme
immédiat par opposition à la censure de la raison ; sa dynamique,
indissociable de l'inconscient, se manifeste en tant qu'évidence qui
précède l'élaboration logique de la pensée; elle
peut être perçue
comme une voix du corps, comme un signal issu directement de l'être
profond du moi ; elle est fondée sur le vécu immédiat d'une évidence
par
laquelle
l'homme
et
le
monde
se
trouvent
être
d'accord
originairement.
II. La Poétique en état d’ «immédiateté »
La notion de l’« immédiateté » n'est pas seulement bien constatée
dans les manifestations poétiques contemporaines; elle exige, envers et
8) A. Breton, L'Amour fou (Paris: Gallimard, coll. « Folio », 1976), p. 116.
9) Voir, par exemple, Les pensée d'André Breton (guide alphabétique établis par Henri
Béhar avec le concours de M. Barbe et R. Fournier, L'Age d'homme, Lausanne, 1988),
on n'y trouve pas le mot «immédiat».
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contre la pensée surveillée par la raison, une satisfaction rapide. Il
nous semble que si le phénomène poétique d’aujourd’hui est difficile à
définir de manière stricte (compte tenu des divergences au sein de
divers groupes et des différenciations ultimes des œuvres des poètes),
nous pouvons distinguer dans toutes ses manifestations la même
volonté d'une affirmation de l’immédiat, avec ses conséquences : la
transgression des tabous conçus par un rationalisme dualiste, et la
valorisation du plaisir au présent. Du fait, si nous envisageons un des
termes importants avec la notion de l’immédiateté, le désir surréaliste
n'aspire pas à une satisfaction à long terme dans la continuité d'une
réalisation sociale ou personnelle : il oppose implicitement, au schéma
passé/présent/futur, l'idée d'un présent permanent où l'on retrouve la
liberté en refusant une durée organisée donc aliénante. Le pragmatisme
calculateur, la logique de l'utile, la recherche d'un bonheur prudent au
nom duquel on renonce aux exigences supérieures du rêve, sont autant
de signes du «règne de la logique» 10) que Breton condamne.
L'exigence surréaliste est ponctuelle et impérative : elle s'attache à
l'immédiat qu'elle préfère au futur de son existence.
«L'avenir aujourd'hui m'est plus obscur que jamais. Je ne songe point
à mon passé, je ne songe qu'à cette minute qui me brûle», proclame
Aragon dans sa préface au Libertinage. L'intérêt des surréalistes pour
les libertins correspond à leur volonté de jouir sans entraves sociales
ni spatio-temporelles: «tout de suite» comme le demande l'économie du
principe de plaisir tel qu'ils le conçoivent.
C'est encore dans le sens de la satisfaction immédiate des aspirations
humaines que les surréalistes valorisent le phénomène de la révolution,
par opposition à l'idée d'une progression lente des changements
10) A. Breton, Manifeste du surréalisme, Idées/gallimard, p.18.
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sociaux. Breton se révolte contre les illusions rationalistes qui
empêchent l'homme de parvenir à «être» ici et maintenant. Tandis que
le rationalisme rejette tout appel au sentiment et à l'intuition en
privilégiant la médiation du concept, la problématique surréaliste,
centrée sur l'immédiat, est incompatible avec les superstructures
laborieuses de la logique. S'insurgeant contre le nationalisme et
l'étatisme -dominés par le rationalisme- qui aliènent l'individu au profit
d'un ensemble et d'une politique, elle réprouve formellement l'idée de
patrie et de sacrifice pour les générations à venir. Même si la
révolution envisagée engage l'avenir le plus lointain, l'espoir du
«merveilleux» des surréalistes se situe dans un présent qui refuse la
patience. Breton, en prenant la direction de la revue La Révolution
surréaliste dès le numéro 4, souligne cet espoir non-différable et
non-aliénable : «Nous voulons, nous aurons "l'au-delà" de nos jours. Il
suffit pour cela que nous n'écoutions que notre impatience et que nous
demeurions, sans aucune réticence, aux ordres du merveilleux.» 11)
Les poètes contemporains ne cessent de vouloir situer la poésie
au-delà des conventions de toutes sortes, des exemples et des modèles
grandioses, des théories et des systèmes infaillibles; c’est afin d’y
prolonger le pur élan vital. Pour eux, l’univers poétique ne représente
pas la plus précieuse manifestation de la vie parce que c’est la vie qui
est, sans conteste, beaucoup plus intéressante que l’art, comme
affirmait toujours Tzara dans la Conférence Dada 1922. Ainsi la
poésie devrait se transformer à chaque instant et éviter tout cliché. À
ce point le dadaïsme qui est le commencement de la poésie
contemporaine, se rapproche visiblement du futurisme. Toujours à ce
11) A. Breton, « Pourquoi je prends la direction de la Révolution surréaliste », La
Révolution surréaliste, N°4, 1925.
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point le Dada et le Surréalisme se rapprochent visiblement d’une
philosophie de la vie qui lui est propre; en définitive, il s’agit d’un
savoir-faire et d’un savoir-vivre selon ses propres (non)-conformismes.
Les poètes modernes, surtout à partir de ceux de surréaliste, aspirent
à vivre selon le principe de plaisir, au détriment du principe de réalité,
et veulent mettre en pratique cette aspiration dans l'ici et maintenant.
Contact immédiat avec le principe de plaisir sans détour : parce que,
sans cela, les poètes contemporaines ne se distinguent pas des
non-surréalistes et des «banquiers» qui consentent à différer la
réalisation
du
plaisir
et
supportent,
en
attendant,
un
déplaisir
momentané.12) Cette aspiration à l'immédiat, à «la vie immédiate»
devient
un goût du plaisir à l'excès, de la dépense sans réserve, qui
s'expose sans difficulté à la conscience de la mort. Un texte comme
La Revendication du plaisir (dans La Révolution surréaliste N°3)
explicite l'antagonisme entre les surréalistes amoureux des excès, et les
banquiers figurant le pouvoir d'une économie - financière et libidinale gérée
par
le
principe
de
déraisonnable, sans mesure,
réalité.
Cette
opposition
du
plaisir
«jusqu'au bout», au plaisir raisonnable -
perçu comme salissant et corrupteur («Tout ce que vous touchez se
change
en
excréments. Et ces
femmes
adorées, nous
ne
les
reconnaissons plus dès qu'elles vous appartiennent.») - est maintenue
«au nom de l'amour essentiel que seuls nous savons traîner dans notre
ombre.». Essentiel, c'est-à-dire excessif : «Nous n'aimons que la neige
12) Dans Au-delà du principe du plaisir (1920), Freud écrit : « Sous l'influence des
pulsions d'auto-conservation du moi, le principe de plaisir est relayé par le principe de
réalité;celui-ci ne renonce pas à l'intention de gagner finalement du plaisir mais il exige
met en vigueur l'ajournement de la satisfaction, le renoncement à toutes sortes de
possibilité d'y parvenir et la tolérance provisoire du déplaisir sur le long chemin
détourné qui mène au plaisir. » Essai de psychanalyse, Payot, 1981, p. 46.
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et le feu, les tourmentes glacées du pôle, les victimes encore chaudes
de l'espoir, les arêtes vives de flammes ou d'eau qui rongent notre
ossature.» Il est clair qu'il s'agit de revendiquer une pureté du plaisir à
la limite de la souffrance et de la mort. Dans sa lecture de cet excès
du plaisir, Monique David-Ménard précise avec justesse que «les
surréalistes se sont fait les témoins ou les hérauts de la proximité entre
plaisir et mort» 13) et explique ce fait en recourant à la théorie
freudienne:
« Eros n'est concevable que dans la proximité transformée de Thanatos. Eros,
c'est l'érotisation, dans la rencontre d'un objet autre et dans la jouissance sexuelle,
de l'inassimilable du destin. Ce point situe la rencontre entre Freud et le
Surréalisme. »14).
Nous voulons préciser, ici, le sens du terme d'immédiateté qui
détermine la perspective de notre travail. Dans l'usage courant, il
signifie l'absence d'intermédiaire spatial ou temporel. Cependant, la
temporalité y est privilégiée aux dépens de la spatialité : les locutions
telles que «départ immédiat», très nombreuses, illustrent la primauté de
la perception temporelle du mot. L'usage philosophique, plus vaste et
plus précis, le renvoie à la sensation et à l'évidence qui constituent
cette étape de la connaissance qu'est la perception. La perception en
général procède d'une absence de médiation entre le sujet saisissant et
l'objet saisi. Nous savons que ce mot «l'immédiat» a été utilisé très
fréquemment dans la philosophie de Hegel cependant presque toujours
13) Monique David-Ménard, "Penser l'excès du plaisir, est-ce laisser se désorganiser la
pensée ?" dans le recueil d'articles Du Surréalisme et du plaisir, éd. José Corti, 1987,
p.101
14) Ibid., p.109.
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au profit de la médiation (médiat/médiatisé). L’immédiateté est
l'essence de la certitude sensible qui se donne elle-même pour vraie.
Selon ce grand rationaliste (surtout dans La phénoménologie de
l'esprit), l'immédiat s'associe avant tout au champ de la perception, et
du sentiment -individuel, subjectif - dont toute sa philosophie a
entrepris de montrer la radicale pauvreté, toute richesse provenant,
selon ce philosophe, de la médiation et appartenant au concept
-collectif, objectif, universel -. «La certitude immédiate ne prend pas
possession du vrai, car sa vérité est l'universel», «cette certitude se
révèle expressément comme la plus abstraite et la plus pauvre
vérité» 15).
En prenant la notion de l’immédiateté comme problématique nous
pouvons dire que la poésie moderne est née d'une conscience de la
crise de la détermination rationaliste de l'immédiat. Dans le contexte
des idées de Breton, il s'agit tout d'abord de le rattacher à la pratique
de l'écriture automatique qui consiste en l'absence de médiation
rationnelle entre la pensée à l'état brut et le message verbal, entre le
sujet et l'écriture, en tendant à supprimer les contraintes, à suspendre
les intermédiaires, à repousser toute médiation. La définition du
surréalisme dans le premier Manifeste, qu'aucune étude du mouvement
ne se dispense de citer, indique clairement cette intention :
« Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit
verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de
la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison,
en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
15) Ibid. p.81.
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« ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité
supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la
toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée.[...] »
En amenant le désir à se dire et à se décrypter dans et par
l'immédiat, sans aucune intervention de la raison, l'écriture automatique
relève donc d'une «pensée non dirigée», indépendante des exigences du
réel, des contraintes sociales et des perceptions sensorielles, ce en quoi
elle diffère de l'immédiat hégélien. Il faut préciser que, pour Breton, la
perception sensorielle qui s'impose au sujet pratiquant l'automatisme, est
une contrainte tout aussi dangereuse que la vigilance exercée sur sa
pensée :
« L'une de ces contraintes et la plus grave, c'est l'assujettissement aux
perceptions sensorielles immédiates qui, dans une grande mesure, fait de l'esprit
le jouet du monde extérieur (je veux dire que dans les conditions normales de
l'idéation, nous ne pouvons nous abstraire que partiellement de ce qui tombe sous
nos yeux, frappe notre oreille, etc.) et que les impressions qui en résultent, du
fait de leur caractère parasite, ne peuvent manquer de fausser le cours de
l'idéation. Une autre contrainte, non moins rigoureuse et que nous éprouvions le
besoin irrésistible de secouer, c'est celle que fait peser l'esprit critique sur le
langage et, d'une manière générale, sur les modes les plus divers d'expression.»16)
L'immédiateté et la simplicité chez les poètes modernes, surtout
Breton n'excluent pas une médiateté et une multiplicité qualitative et
virtuelle, des directions diverses dans lesquelles elles s'actualisent.
Nous pouvons penser que l'immédiat bretonien serait pour Hegel un
16) A. Breton, Entretiens, op. cit., p.85.
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médiat qui s'ignore comme moment dans le devenir total de l'être et
du Logos. Le produit de l'écriture automatique ne vise nullement à
saisir le monde extérieur immédiatement mais à exprimer l'être. C'est
pourquoi, à la perception et à la logique dont découle l'illusion réaliste,
Breton oppose «l'absurdité immédiate» 17) du texte automatique dont les
images présentent «le degré d'arbitraire le plus élevé» 18).
Nous pouvons considérer l'immédiat selon un
l'aspect purement temporel (la vitesse) et
double aspect :
l'aspect d'absence de
médiation (l'exigence d'une prise directe sur l'objet du désir), qui se
traduisent, dans le domaine du textuel (verbal), sous la forme d'un
message enregistré sans contrôle de la raison, et, dans le domaine de
l'existentiel, par une éthique du désir qui exige la satisfaction de la
demande pulsionnelle dans l'ici-et-maintenant.
Même si le terme «immédiateté» ne fait pas partie des mots clefs de
la théorie surréaliste, nous considérons qu'il peut être un outil efficace
pour analyser le phénomène du surréalisme en général et de l'œuvre de
Paul Éluard en particulier. En ce sens, le commentaire de Maurice
Blanchot sur le but fondamental de la recherche d'André Breton nous
semble très juste :
« Ce que cherche Breton (ou ce qu'il découvre dans une sorte d'hallucination
nocturne), c'est une relation immédiate avec lui-même, "la vie immédiate", une
mise en rapport sans intermédiaire avec son existence vraie. »19)
Le fait que Blanchot utilise le titre du recueil d'Éluard pour définir la
quête de Breton est très significatif. Malgré les divergences d'opinion
17) A. Breton, Manifestes, p.35.
18) Ibid., p.52.
19) M. Blanchot, La part du feu, Gallimard, 1949, p.91.
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et la différence de choix formels, les deux poètes aspirent à la même
relation directe de l'homme qui écrit avec son «moi». C'est pourquoi
nous ne partageons pas entièrement l'avis de Ferdinand Alquié qui
assimile la poésie et les idées d'Éluard à un retour au classicisme. Au
contraire, nous allons nous appuyer encore une fois sur la réflexion de
Blanchot : «La poésie d'Éluard a été essentiellement poésie du
surréalisme, poésie de cette vie immédiate que le surréalisme a senti et
exalté, non pas poésie transparente, mais poésie de la transparence» 20).
III. « La Présence» poétique et l'absence existentielle
Les termes modernité et moderne s'appliquent non au temps, mais à
la manière de voir et représenter le monde. En élargissant le présent
précaire, le poète voit s'agrandir son étendue où il peut entrevoir et
saisir une autre face du beau caché et passant. Nous pourrons, avec
Gérald Froidevaux, remarquer dans cette modernité esthétique la
relation dialectique entre la présence et l'absence du beau: «Modernité
et par contrecoup, moderne, désignent la beauté originale et éternelle
de l'époque présente, mais ils nomment aussi bien la condition précaire
du présent, son aliénation à la vulgarité envahissante, l'effacement
progressif de cette confiance primitive qui permettait d'éprouver, en
face d'une œuvre vraiment belle le sentiment d'un éternel présent».
En saisissant le présent comme «éternel présent» sans passé ni futur,
le poète moderne, surtout
Baudelaire, essaie d'y voir l'inconnu qui
passe et de l'éterniser, ce qui nous semble un refus du progrès, parce
que le progrès historique, en tant que cours linéaire du temps, fait
20) Ibid. p.94
106 유럽사회문화 제14호
obstacle à la recherche d'une vraie nouveauté, afin de sublimer le beau
présent et de lui attribuer le caractère de l'éternel. Avec cette idée du
temps présent comme suppression de la temporalité, la poésie du XXe
siècle est, selon Compagnon, «conscience du présent, sans passé ni
futur; elle est en rapport avec l'éternité seule» 21); de même, Robert
Kopp voit dans 1a modernité l'éternel du présent22). Un bon exemple
en est le paradis artificiel apparu avec l'usage de l'alcool, de l'opium,
du haschisch, toutes choses qui pouvaient être considérées par
Baudelaire comme moyens de prolonger ou d'abolir le temps. L'attitude
baudelairienne, en ce sens, est le refus de délaisser l'un des deux
aspects, tant la modernité du beau que l'éternité ou l'intemporalité, en
voyant dans le beau moderne l'expression contemporaine du beau idéal
et éternel: autrement dit, coexistence de «présence-absence».
En suggérant que la modernité littéraire met l'accent sur l'éphémère
aussi bien que sur le rejet des conventions formelles de la tradition et
l'émergence d'une nouvelle expression en accord avec les nouvelles
conditions socio-historiques, Antoine Compagnon propose quatre traits
de la modernité poétique: le non-fini (comme qualité d'exécution, non
comme jugement d'imperfection), le fragmentaire (importance du détail
mais aussi selon lui lien avec l'individualisme politique consacré par le
suffrage universel), l'insignification ou la perte du sens (refus de la
totalisation harmonique et responsabilité nouvelle du spectateur de faire
signifier l'œuvre selon sa subjectivité), et l'autonomie de l'œuvre (ou
réflexivité ou circularité ou autocritique ou autoréférentialité)23).
21) Voir A. Compagnon, pp. 29-31.
22) «Les Fleurs du mal ouvrent la voie à la poésie moderne; les Petits pöemes en prose
inaugurent la poésie de la modernité. [...]. La poésie moderne se définit toujours par
rapport à un passé; c'est sa manière d'orienter vers l'avenir. La poésie de la modernité
n'a d'ancêtres que par dérision: elle ne connaît d'éternel que le présent.» “Introduction”
des Petits pöemes en prose, p. 7.
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De ce fait, la modernité poétique chez les poètes modernes étant une
relation entre l'artiste et sa propre conception de l'existence pour
projeter sur les œuvres son esprit esthétique et ses sentiments vis-à-vis
du temps et du monde, on peut estimer qu'avec lui s'est formée la
modernité esthétique en ce sens qu'elle désigne la subjectivité et la
créativité personnelle, originelle et liée à sa présence imaginaire ou
réel, que l'artiste moderne doit avoir de son art.
La notion de présence du sujet poétique, notamment depuis
Baudelaire, change radicalement parce que sa nature se compose de
deux éléments contradictoires et complémentaires, et qu'ensuite l'auteur
projette son sujet tout entier dans ses œuvres, en choisissant sa
présence poétique non pas exitentielle, mais imaginaire. En ce sens, la
présence esthétique est la double nature de l'homme modern et sa
relation réciproque à la vie réelle et moderne. Aux quatre traits
énoncés ci-dessus, ajoutons la dissonance, la gratuité, la tension et
même la destruction qui prépareront les caractères de la poésie
moderne du XX e siècle. Ils constituent, de fait, les composantes
inséparables de l'esthétique, et notamment de la poésie d'aujourd'hui.
Dans ce sens, la poésie du XXe siècle nous semble accorder une
place de choix à l'image non univoque (fortuite, insolite, stupéfiante,
etc.) qui est un de ses traits distinctifs les plus importants. De ce fait,
bien des poètes contemporains trouvent dans les formes poétiques qui
sont simples, dans l’instant d’écriture, la forme susceptible de traduire
au mieux l’expérience de la présence. En effet, c’est «la forme de
l’écriture immédiate», celle qui peut dire l’expérience sans l’altérer par
le travail de la composition ou de la conceptualisation. Car, pour les
poètes, il ne s’agit pas de définir conceptuellement la présence, ce qui
23) A. Compagnon, pp. 34-36.
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reviendrait à la faire disparaître dans l’abstraction mais d’en rendre
compte en restant au plus près de l’expérience. Ils parlent de la
«misère du concept» et disent à leur sujet poétique. Dire la présence
est en soi un projet paradoxal, car l’écriture, si proche soit-elle de
l’expérience, fût-elle elle-même considérée comme constitutive de
l’expérience, n’en reste pas moins, en tant que langage, un élément qui
vient s’interposer entre le sujet et les phénomènes. Avec le fragment
compris comme instant d’expérience des choses autant que du langage,
les poètes d'aujourd'hui entrent dans le projet utopique d’un langage
transparent qui restituerait l’expérience de la présence sans que les
mots ne viennent s’interposer
On peut dire ainsi que l'image de la poésie contemporaine est mise
au service d'une opposition à la logique du discursif, et «celle qu'on
met le plus longtemps à traduire en langage pratique», recelant «une
dose énorme de contradiction apparente» 24), ce que Breton considère
comme caractéristique du texte surréaliste. Un exemple comme la
phrase «La terre est bleue comme une orange» 25) - image qui a un
potentiel d'autonomie et de richesse sémantiques qui la rendent
comparable à un poème - est incontestablement représentatif des
procédés surréalistes, de par son effet de présence(et d'automatisme)26)
24) Manifeste, p.52.
25) On sait que cette phrase-poème a provoqué des interprétations critiques nombreuses et
variées. Par exemple, J.-P. Richard (Onze études sur la poésie moderne), M.
Riffaterre(Sémiotique de la poésie), M. Deguy (La poésie n'est pas seule), H.
Meschonnic (Les états de la poétique), J. Onimus, A. Pieyre de Mandiargues etc.
26) Nous empruntons ce terme à M. Riffaterre : « Un discours logique, un récit
téléologique, une successivité et une temporalité normales, des descriptions conformes
aux idées reçues sur la réalité, autant de preuves aux yeux du lecteur que l'écrivain
contrôle son texte, que son écriture résulte d'un travail d'art, d'un processus conscient :
toute exception, toute anomalie ne manque pas d'être sentie comme le produit d'une
pulsion subconsciente, comme une suspension du contrôle de l'artiste. D'où l'apparence
La modernité de la poésie française du XXe siècle autour des notions <présence> et
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produit inconsciemment ou sciemment. L'image poétique vise la
création d'une représentation originale, qui se veut éloignée du
domaine référentiel et vraisemblable : « il suffit de relier [...] n'importe
quel substantif à n'importe quel autre pour qu'un monde de
représentations nouvelles surgisse aussitôt » 27).
Si le poète valorise l'arbitraire, c'est avant tout pour pouvoir rompre
l'univocité du langage : la poésie moderne désire substituer à la
polysémie finie des significations et associations courantes, ce que
Jacques Derrida nomme «la dissémination», une dispersion non
maîtrisée et non maîtrisable des sèmes qui ouvre de nouvelles
possibilités au langage, en vue d'une émancipation du mot par rapport
au concept de la mimesis. Si l'on considère, avec Derrida, que
l'univocité est «l'idéal aristotélicien» sur lequel repose toute la
métaphysique occidentale 28), on peut saisir la portée philosophique de
la démarche surréaliste relative à l'image. Elle dépasse le domaine
purement littéraire et bouscule la philosophie occidentale pour laquelle
«ne pas signifier une chose unique, c'est ne rien signifier du tout, et si
les noms ne signifiaient rien, on ruinerait tout échange de pensée entre
les hommes, et, en vérité, aussi avec soi-même ; car on ne peut pas
penser si on ne pense pas une chose unique» 29). Par opposition au
d'un automatisme. Cette apparence peut très bien être artificielle, produite justement par
un travail de la forme très conscient.
Qu'elle soit spontanée ou imitée, je l'appellerai effet d'automatisme. La production du
texte, Seuil, p. 236.
27) A. Breton, L'amour fou, p.116.
28) Jacques Derrida, Marge de la philosophie, Ed. minuit, 1972, p.295. « L'univocité est
l'essence, ou mieux, le telos du langage. Cet idéal aristotélicien, aucune philosophie, en
tant que telle, n'y a jamais renoncé. Il est la philosophie. Aristote reconnaît qu'un mot
peut avoir plusieurs sens. C'est un fait. Mais ce fait n'a droit de langage que dans la
mesure où la polysémie est finie, où les différentes significations sont en nombre limité
et surtout assez distinctes, chacune restant une et identifiable. »
110 유럽사회문화 제14호
rationalisme selon lequel «le propre de l'homme, c'est sans doute de
pouvoir faire des métaphores, mais pour vouloir dire quelque chose, et
seulement une» 30), la métaphore poétique contemporaine est une
révolution radicale et potentielle de la philosophie dans la mesure où
elle n'a pas pour but de «vouloir dire» mais se propose à une
éventuelle
indécidable.
élucidation
Octavio
postérieure 31)
Paz
explicite
où
l'interprétation
demeure
ce
point
vocation
comme
métaphysique de la poésie en soulignant que «le sens de l'image est
l'image même» et que «le poète ne veut pas dire : il dit» 32). Le poète
moderne vise la dérive volontaire du sens qui ne s'installe jamais
stablement dans le continent du rationalisme où «la fin de la
métaphore n'est pas interprétée comme une mort ou une dislocation,
mais comme une anamnèse intériorisante , une récollection du sens ,
une relève de la métaphoricité vivante dans une propriété vivante.» 33).
On peut comprendre la fonction de l'image de présence comme celle
d'un jeu 34) dans le sens de Derrida, où le manque de sérieux devient
quelque chose de sérieux : «On pourrait appeler jeu l'absence du
signifié transcendantal comme illimitation du jeu, c'est-à-dire comme
29) Ibid., p.295.
30) Ibid., p.296.
31) « L'esprit se convainc peu à peu de la réalité suprême de ces image.» Manifeste, op.
cit., p.52.
32) Dans L'Arc et la Lyre (1956), Gallimard, 1965, p. 144. O. Paz poursuit : « L'expérience
poétique est irréductible à la parole et cependant seule la parole l'exprime. L'image
réconcilie les contraires, mais cette réconciliation ne peut être expliquée par les mots
sinon ceux de l'image, qui ont cessé d'être des mots. [...] En deçà de l'image gît le
monde de la langue courante, des explications et de l'histoire. Au-delà s'ouvrent les
portes du réel : signification et non-signification deviennent des termes équivalents. Tel
est le sens ultime de l'image : elle-même.»
33) Op. cit., p.321.
34) « C'est en cela que réside, pour la plus grande part, l'intérêt du jeu surréaliste. » dit
Breton dans son Manifeste, p.43.
La modernité de la poésie française du XXe siècle autour des notions <présence> et
<immédiateté>ㆍMinseok KWAK 111
ébranlement
de
l'onto-théologie
et
de
la
métaphysique
de
la
présence» 35). Le jeu est donc encore un moyen d'ébranler les bases de
la philosophie occidentale qui ignore le rire.
Éluard, par exemple, exprime clairement cette spécificité de la
théorie surréaliste de l'image : «Tout est comparable à tout, tout trouve
son écho, sa raison, sa ressemblance, son opposition, son devenir
partout. Et ce devenir est infini.» 36) L'image qui se veut rapprochement
des réalités les plus distantes possible est, selon Breton, totalement
dépourvue de préméditation: elle naît instantanément, par un raccourci
qui se substitue au cheminement de la pensée logique 37) ; elle est
immédiate en tant que présence et en tant que produit. Le terme
d'«étincelle» qu'il utilise pour la désigner dénote sa rapidité: l'image est
une révélation immédiate comme la lumière perçue tout de suite par la
vision et la présence. L'effet «lumineux» est d'autant plus fulgurant
que, toujours selon Breton, les deux termes rapprochés par l'image le
sont de manière «simultané(e)» et «spontanée». «Les images les plus
vives sont les plus fugaces» 38), écrit Breton dans son Ode à Charles
Fourier. Dans tous les textes théoriques du surréalisme, on remarque
la même insistance sur l'idée d'absence d'intermédiaire et de durée.
«Les rapports entre les choses, à peine établis, s'effacent pour en
laisser intervenir d'autres, aussi fugitifs» 39), dit Éluard dans L'évidence
poétique.
35) J. Derrida, De la grammatologie, Ed. minuit, p.73.
36) Avenir de la poésie, O.C.,I, p.527.
37) Breton dit dans le Manifeste : « La vertu de la parole (de l'écriture : bien davantage)
me parraissait tenir à la faculté de raccourcir de façon saisissante l'exposé (puisque
exposé il y avait) d'un petit nombre de faits, poétiques ou autres, dont je me faisais la
substance. Je m'étais figuré que Rimbaud ne procédait pas autrement. », op. cit., p.30.
38) A. Breton, Ode à Charles Fourier, dans Signe ascendant,Poésie/Gallimard, 1968, p. 99.
39) O.C., I, 516.
112 유럽사회문화 제14호
Cependant, on va envisager ici une des caractéristiques majeures de
la poésie moderne : subjectivité et anonymat sous forme de présence.
Dans les œuvres, surtout « de la poésie moderne », les sujets et les
personnages poétiques se multiplient, comme on peut le constater dans
la plupart des oeuvres poétiques contemporaines. Chez Baudelaire, par
exemple, le poète se transforme en plusieurs personnages de la foule:
l'apache, le dandy, le chiffonnier, etc. Dans la foule de la ville
moderne, le poète passe anonymement, sous ses masques multiformes.
Pour Walter Benjamin, ces fusion et identification entre le sujet et
l'objet se réalisent dans l'«incognito» du poète:
Sous les masques qu'il utilisait, le poète, chez Baudelaire, préservait son
incognito. Il était dans son œuvre aussi prudent qu'il pouvait paraître provocant
dans les relations personnelles. L'incognito était la loi de sa poésie. Sa prosodie
est comparable au plan d'une grande ville où l'on peut circuler discrètement à
l'abri des pâtés de maison, des portes cochères ou des cours.40)
Sous son anonymat, le poète se mêle aux diverses existences de la
ville moderne, où il cherche une beauté moderne, «un héroïsme
moderne». Pour connaître cette beauté et cet héroïsme, «nous n'avons
qu'à ouvrir les yeux». Comme l'indique le titre de son article De
l'héroïsme de la vie moderne, Baudelaire voit dans la recherche du
beau propre à la vie moderne un acte héroïque du poète. Afin de
chercher du beau dont l'élément particulier vient de chacun de nous, de
chaque vie, il lui faudra de l'héroïsme, parce que cet héroïsme, pour
lui, représente la volonté de percer le beau muable au sein de la
grande ville moderne et de sa foule immenses, indifférentes et
40) C'est nous qui soulignons. P. 140.
La modernité de la poésie française du XXe siècle autour des notions <présence> et
<immédiateté>ㆍMinseok KWAK 113
égarantes: autrement dit, sous forme de «présence-absence».
En ce sens, quand le poète pénètre le monde extérieur à lui et
transforme un objet trouvé en œuvre d'art, il maintient toujours sa
présence en tant que créateur ou contemplateur contre l'absence, parce
que la modernité tient à «la trace auto-négatrice que renferment les
manifestations modernes de la beauté» et au déplacement de l'«objet
vers le sujet [qui est] le lieu originaire de la beauté». Ce que le poète
garde son identité, même si son «moi» se multiplie et se perd au
milieu des personnages de la foule moderne(absence), c'est la preuve
de l'autonomie et du pouvoir créateur du poète vis-à-vis de ses objets:
présence. C'est la raison pour laquelle, le poète, sujet autonome, opère
ses pouvoirs créateurs, malgré son anonymat ou l'impersonnalisation
(ou
dépersonnalisation)
de
soi-même
dans
son
œuvre, comme
l'explique à juste titre Gérald Froidevaux à propos de la modernité
poétique: «en elle (la modernité), le lieu et l'origine de l'art se trouvent
déplacés du monde objectif vers le moi poétique ivre d'un surcroît de
sensibilité et d'intelligence. Or, si l'ivresse augmente le pouvoir du moi
poétique, elle démunit aussi le poète de son individualité et le
transforme en un non-moi impersonnel. La modernité soumet le réel
objectif à la vision déformante de l'artiste, mais cette vision inspiratrice
de l'œuvre d'art transcende infiniment la subjectivité aléatoire du
créateur» 41).
Telle sera l'image du poète moderne face au monde et à son
ambition: un va-et-vient incessant entre « la présence poétique» et
« l'absence existentielle» , pour parvenir à son but en traversant la
beauté moderne.
41) G. Froidevaux, p. 24.
114 유럽사회문화 제14호
IV. Conclusion
La diversité des explorations poétiques au XXe siècle nous permet
d’envisager bien des séquences : elles pourraient choisir de porter leur
attention sur un seul objet, comme le vers, ou la rime ; elles
pourraient aussi prendre en considération la variété des formes et
interroger lors de chaque séance le rapport établi entre les moyens et
les fins. Elles auraient la possibilité soit de se centrer sur des arts
poétiques, soit de faire alterner études de poèmes et lecture des
discours critiques tenus par les poètes de la modernité.
Dans sa critique 42), Marcel Raymond distingue approximativement
deux filières du mouvement poétique contemporain, en considérant
Baudelaire comme une des sources de la poésie moderne: d'un côté,
celle des «artistes», de Baudelaire à Valéry en passant par Mallarmé;
de l'autre, celle des «voyants», de Baudelaire à Rimbaud, puis aux
derniers venus des chercheurs d'aventures.
En dépit de quelques différences des deux côtés, nous remarquons
dans ce mouvement poétique une tendance différente selon les poètes,
mais essentielle qui, inaugurée par Baudelaire, marque fortement la
poésie d'aujourd'hui, la tension entre le refus de la tradition tyrannique
et la recherche de la nouveauté autonome. Autrement dit, le poète
moderne s'expose tout entier au danger qui provient de la relation
conflictuelle entre la recherche de sa propre créativité et le monde qui
ne cesse de la menacer. Donner éternité à son œuvre sous la fugacité
du temps, tel est le statut du poète moderne que cette situation conduit
souvent aux extrêmes limites: incommunicabilité, autodestruction ou
néant que nous bien montre Mallarmé. C'est la raison pour laquelle la
42) M. Raymond, De Baudelaire au Surréalisme (Paris: José Corti, 1969), p. 11.
La modernité de la poésie française du XXe siècle autour des notions <présence> et
<immédiateté>ㆍMinseok KWAK 115
poésie moderne a de l'antipathie d'abord pour son extérieur, comme
l'explique Peter Bürger: «Au sein de la modernité, l'art est [...] une
anti-institution issue de l'esprit de la modernité. C'est cet aspect
anti-institutionel (aussi faible soit-il) qui se déploie dans l'histoire de
l'art moderne: dans le projet d'une anti-morale, dans le projet d'une
connaissance rivalisant avec la science établie, dans celui d'une
exploration du sujet jusqu'aux limites de son auto-destruction» 43).
Ensuite, dans la mesure où l'essai de cette exploration se réalise, le
poète en vient à avoir la volonté de devenir un créateur démiurgique
de ses œuvres. Il vise l'autonomie totale du sujet et de ses œuvres, par
rapport aux précédents. Avec ce pouvoir autonome, il opère l'analyse
et la synthèse de ses objets, pour leur donner un sens. La relation
entre les termes analyse et synthèse, elle aussi, est un des caractères
majeurs de la poésie moderne, parce que le poète moderne veut
réaliser sa création totale, en décomposant et reconstruisant ses objets
dans un autre statut. C'est par la tension entre les deux qu'est
caractérisée la modernité esthétique 44).
De ces tendances générales de la poésie moderne à travers la
modernité esthétique envisagées jusqu'ici, nous pouvons tirer deux
grands caractères: l'exploration de l'objet choisi et la recherche d'une
nouvelle forme ou langue afin de l'exprimer, qui seront manifestées
plus clairement par les successeurs de Baudelaire.
Si Rimbaud réclame une nouvelle poésie, ce que l'on va voir plus
loin, Mallarmé, Apollinaire, l'Avant-Garde et d'autres poètes successifs
43) P. Bürger, p. 24.
44) Pour Margaret Davies: «[L]a notion de la modernité est caractérisée dès sa naissance
par l'extrême tension qu'engendre ce va-et-vient entre une analyse poussée plus loin que
jamais auparavant et une synthèse plus que jamais fugace». Margaret Davies, «La
e
Notion de la modernité», dans Cahiers du 20 siècle, n° 5, spéciale Modernité (Paris:
Klincksieck, 1975), p. 18.
116 유럽사회문화 제14호
se réfèrent à lui implicitement dans leurs œuvres. Dans l'Art poétique,
Verlaine sent la nécessité d'une nouvelle forme en choisissant le vers
impair avec la musique («De la musique avant toute chose,/ Et pour
cela préfère l'Impaire/ Plus vague et plus soluble dans l'air,/ Sans rien
en lui qui pèse ou qui pose.// Il faut aussi que tu n'ailles point/ Choisir
tes mots sans quelque méprise:/ Rien de plus cher que la chanson
grise/ Où l'Indécis au Précis se joint»). En passant par ses premiers
poèmes qui représentent la dualité et l'idéalité de Baudelaire (par
exemple, L'Azur), Mallarmé pousse plus loin que son prédécesseur la
poésie en l'élevant au niveau de l'ontologie et de la métaphysique.
Pour lui, la poésie est un art du verbe par lequel le poète va arriver
à l'inconnu ou mieux à l'absoluité de l'être. C'est une sorte de culte
poétique. La poésie mallarméenne nous révèle son obsession de la
présence absolue et de l'art pur, à propos de laquelle Dominique Rincé
précise que «Mallarmé [...] réaffirme [...] la confiance totale de
Baudelaire dans une Poésie qui "n'a pas d'autre but qu'Elle-même et ne
peut en avoir d'autres", dans un Art pur, pensé et vécu jusqu'à
l'extrême comme « configuration » complexe, figuration réciproque et
simultanée du Moi, du Monde et du Signe» 45). Sa poétique est ainsi
celle de néant, au sens qu'elle s'efforce de minimiser l'intervention du
«moi» et de décharger au maximum les objets poétiques de leurs
conventions réelles, en les dépersonnalisant et déréalisant. Ses poèmes
en calligramme montrent bien la déformation formelle ou plutôt
l'arrangement nouveau des verbes poétiques pour accéder à l'unité
absolue entre l'idée et l'univers.
Ensuite, avec les poètes modernes, notamment du XXe siècle, se
repère un équilibre entre tradition et modernité. Dans l'univers poétique
45) Dominique Rincé, p. 123.
La modernité de la poésie française du XXe siècle autour des notions <présence> et
<immédiateté>ㆍMinseok KWAK 117
contemporain, de nombreuses formes traditionnelles sont combinées et
décalées : strophes de quatre alexandrins, quintils d’octosyllabes,
irruption d’alexandrins, structure prosaïque et prosodie parfaitement
classique, présence ou absence de rimes et d’assonances, ouverture
généralisée du vocabulaire du plus vulgaire au plus rare. L’importance
de l’oralité, par exemple, chez Apollinaire (rôle du chantonnement
dans sa manière de composer, poème-conversation) expliquera souvent
ses licences prosodiques, qui fonctionnent comme des moyens
d’amplification ou d’atténuation pour la diction du poème.
Enfin, dans les poèmes contemporains, la forme de l'écriture est
fragmentée, spatialisée et visualisée, ce qui est un des traits de la
modernité poétique. De ce fait, avec les concepts de « l’immédiateté »
et « la présence », en dépit du danger qui consisterait à tout éliminer,
cette tendance, aussi bien précaire que consistante, va devenir une
sorte de tradition poétique moderne.
[Mots-Clés] Modernité, Poésie française du XXe siècle, Présence, Immédiateté, Surréalisme
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établie et annotée par Robert Kopp). Paris: Gallimard, coll. «Poésies».
118 유럽사회문화 제14호
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par Claude Pichois, 2 vols). Paris: Gallimard, coll. «Bibliothèque de la
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sais-je?».
120 유럽사회문화 제14호
[Résumé]
La modernité de la poésie française du XXe siècle
autour des notions <présence> et <immédiateté>
Kwak, Minseok (Université Yonsei)
Dans la poésie moderne française, notamment du XXe siècle, le regard des
poètes semble se diriger le plus souvent vers les instants fragiles du quotidien,
sans ambition métaphysique ni volonté emblématique, comme chez les poètes
de l’ontologie. Les petits faits quotidiens y sont consignés avec émotion et
modestie. C’est un lyrisme sans emphase, plutôt sur le mode mineur, toujours
dans la conscience de la fragilité de la voix, conscient aussi de la critique par
laquelle il est passé.
En ce sens, la poésie moderne française accorde une place majeure à l'image
non univoque (fortuite, insolite, fragmentaire, répétitive, etc.) qui est un de ses
traits distinctifs les plus importants. Par là on voit que l'image dans la poésie
moderne est mise au service d'une opposition à la logique du discursif, typique
de la poésie moderne et celle qu'on met le plus longtemps à traduire en
langage pratique, recelant «une dose énorme de contradiction apparente», ce
que Breton considère comme caractéristique du texte «contemporain». Les
images surréalistes, par exemple, visent la création d'une représentation
originale, qui se veut éloignée du domaine référentiel et vraisemblable.
Avec cette tendance poétique, ce qui est essentiel pour la poésie moderne
française, c'est le lien entre les traits poétiques contemporains et les concepts
de « l’immédiateté » et « la présence ». L'importance de ces concepts, surtout
dans le cadre du mouvement poétique, n'a pas été suffisamment explorée;
La modernité de la poésie française du XXe siècle autour des notions <présence> et
<immédiateté>ㆍMinseok KWAK 121
cependant, on pense que cela peut résumer l'essentiel des idées et de la
démarche de la poésie contemporaine, même si leur rôle n'a pas été explicité
dans les textes théoriques liés à la poésie. Ainsi, par exemple, le désir qui
relève de l’immédiateté, apparaît comme immédiat par opposition à la censure
de la raison ; sa dynamique, indissociable de l'inconscient, se manifeste en tant
qu'évidence qui précède l'élaboration logique de la pensée; elle
peut être
perçue comme une voix du corps, comme un signal issu directement de l'être
profond du moi ; elle est fondée sur le vécu immédiat d'une évidence par
laquelle l'homme et le monde se trouvent être d'accord originairement.
La diversité des explorations poétiques au XXe siècle nous permet
d’envisager bien des séquences : elles pourraient choisir de porter leur attention
sur un seul objet, comme le vers, ou la rime ; elles pourraient aussi prendre
en considération la variété des formes et interroger lors de chaque séance le
rapport établi entre les moyens et les fins. Elles auraient la possibilité soit de
se centrer sur des arts poétiques, soit de faire alterner études de poèmes et
lecture des discours critiques tenus par les poètes de la modernité.
Enfin, dans les poèmes contemporains, la forme de l'écriture est fragmentée,
spatialisée et visualisée, ce qui est un des traits de la modernité poétique. De
ce fait, avec les concepts de « l’immédiateté » et « la présence », en dépit du
danger qui consisterait à tout éliminer, cette tendance, aussi bien précaire que
consistante, va devenir une sorte de tradition poétique moderne.
122 유럽사회문화 제14호
[Mots-Clés] Modernité, Poésie française du XXe siècle, Présence, Immédiateté, Surréalisme
(논문투고일: 2015.05.03. / 논문심사일: 2015.05.23. / 게재확정일: 2015.06.3.)
[저자연락처] [email protected]
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