172 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011
romans...), alors que pour Voltaire (écrivain
postérieur
dans le temps), gêné que l’on est par
le terme « roman » transmis conjointement avec
celui de conte par la tradition éditoriale, on ne
manque presque jamais de rappeler qu’en fait la
confusion générique était plutôt de mise à son
époque : les contes, romans et nouvelles
auraient ainsi désigné peu ou prou la même
littérature frivole, et les théoriciens ne voulaient
guère s’embarrasser à y faire des distinctions.
Rares sont alors les positions nuancées et
prudentes comme celles de Sylvain Menant7 qui
contrastent avec certain aveuglement de
circonstance (ou certaine amnésie de principe ?).
Il s’agit d’une position moyenne. Elle invite à une
considération plus attentive de cette époque de
mutation dans les pratiques, époque sans doute
aussi de régénérescence des genres où,
assurément, on percevait, sans grande rigueur
peut-être, une différence entre conte, roman et
nouvelle. Notre hypothèse de travail est que ce
trouble terminologique s’explique, dans une
certaine mesure, si on le rapporte à une période
clé : les univers (employons ce terme pour
dépasser la simple question des champs
littéraires et envisager d’autres problématiques
possibles ouvrant sur une dimension d’ordre
épistémologique) du conte et du roman étaient
traversés moins de mouvements invitant à la
pure confusion générique (l’esprit de pure
évasion et de fantaisie, plutôt associé aux
contes, se donne libre cours dans les
Contes
de
ma mère l’Oye, ceux de Mme D’Aulnoy...) que de
tendances à faire signe vers une esthétique du
mentir-vrai8 avant la lettre. Avant que romance
Novel
, Oxford University Press, 1962, traduit en diverses
langues, édité et réédité maintes fois. On remarquera aussi
l’attitude symptomatique d’Eric Auerbach, lequel accorde
toute son importance à Cervantès et à son
Don Quichotte
,
mais ne s’intéresse à Voltaire et à son
Candide
que pour le
dénigrer - notamment pour ses prétendues lacunes vis-à-vis
du (d’un certain ?) réalisme (
op. cit
.).
7 Voir dans
Voltaire
,
Contes en vers et en prose
, Classique
Garnier, Bordas, 1992, deux tomes, l’introduction de Sylvain
Menant qui parle de la « conscience qu’avaient Voltaire et ses
contemporains d’un genre mal défini certes, et de façon peu
explicite mais enfin bien réel » (p. XVI). Ce spécialiste du
XVIIIe siècle insiste sur l’existence d’une « esthétique au
XVIIes., essentiellement fondée sur la distinction des
genres » (à la même p. XVI), tout en soupçonnant l’atypie
des « contes » voltairiens, perceptible par exemple à travers
l’attitude de certains éditeurs, ainsi « les frères Cramer.
Tantôt ils distinguent, et tantôt ils confondent romans et
contes » (p. X).
8 L’expression au sujet des contes de Voltaire apparaît chez
Edouard Guitton (
Voltaire Romans et contes
, Classiques
modernes, 1994) dans sa préface à son édition critique ; en
même temps celui-ci souligne le fait que « le conte voltairien
reste jusqu’à la fin un espace d’évasion et de subversion,
mais aussi de progression vers un réalisme qui, au XVIIIe [et
donc a fortiori au XVII
e siècle], se dérobe à l’artiste » (pp.
XXI, XXII et sq.). En ce qui concerne Cervantès et son
Don
et novel (d’une part, le roman situé du côté de la
fantaisie, d’autre part celui qui tend à s’enraciner
fortement dans le réel prosaïque) ne se
différencient nettement, il faut d’abord qu’ils
émergent lentement. La présence d’une forte
dimension réaliste et concrète dans
Candide
,
comparable à bien des égards à celle du
Quichotte
, doit rappeler que ce conte peut
s’inscrire dans la lignée des romans ou du moins
tient du roman9. Par ailleurs, rapprocher ce conte
philosophique de l’œuvre de Cervantès, c’est
suggérer que chez celui-ci le réalisme n’est peut-
être pas uniquement lié à un souci de
renouvellement esthétique, mais est aussi porté
par un esprit de doute et d’interrogation
philosophique. Ainsi nos deux auteurs impriment-
ils une forte orientation réaliste à leur œuvre,
que ce soit au niveau de la reconstitution du
cadre ou de l’adoption d’un style adéquat...
La dimension réaliste
Que Candide et Don Quichotte affichent des
procédés artistiques communs dans leur peinture
de la réalité, cela peut s’observer à différents
niveaux d’écriture (constitution d’un arrière-fond
réaliste, orientation particulière du style
adopté...) même si des différences d’accent
peuvent au final se faire jour, même si, par
ailleurs, toutes les exigences du réalisme ne sont
pas parfaitement remplies.
Don Quichotte
et
Candide
partagent une
même tendance à l’inscription réaliste dans leur
temps. D’abord, comme le souligne le spécialiste
José Montero Reguera, à propos de la première
œuvre :
Muchos son los elementos que relacionan el
Quichote con la realidad histórica de su tiempo.
La inclusión en la obra de personajes históricos
(como, por ejemplo, el conde de Lemos, un
cautivo llamado Saavedra, Roque Guinart, ... de
cuya existencía se conserva constancia
documental) ; de personajes que, aun no son
históricos, son perfectamente verosímiles
(Maritornes, Diego de Miranda, el cura,...) ; del
mundo real de las ventas y los caminos ; de
Quichotte
, est-il vraiment nécessaire d’insister sur cet aspect
d’une œuvre dans laquelle on a depuis longtemps décelé en
germe tous les procédés et procédures du roman moderne,
et bien davantage (de même que toute la philosophie s’avère
être déjà contenue dans Platon, tout le roman se trouve en
puissance chez Cervantès) ?
9 Nous ne prétendons pas ici évacuer ou régler la question
épineuse de l’appartenance générique de
Candide
, mais dire
que le qualificatif de roman peut lui convenir à bien des
égards, même si cette œuvre atypique se rattache par
d’autres traits au genre du conte.