Don Quichotte et Candide : la question du roman et du - DOCT-US

publicité
Ştiinţe socio-umane
171
Don Quichotte et Candide : la question du roman et du réalisme
Abderhaman Messaoudi
Université Paris VIII-Vincennes-Saint-Denis
Paris, France
[email protected]
Abstract: This article wonders why Candide is always called a tale and Don Quichote a novel. Isn’t
because Candide is in that way regarded as a mere fantasy? The critic seems in that case incoherent. Now what
is at stake is the question of realism and that of philosophical aspect of literature.
Keywords: Voltaire, Cervantes, Don Quixote, Candide, comparative literature, critique of criticism,
epistemology, realism, philosophy, literary genre, novel, tale
L’enjeu théorique et générique du
rapprochement
Il peut sembler de prime abord étonnant de
réunir les œuvres majeures de Cervantès, d’une
part, de Voltaire, d’autre part. Avec Don
Quichotte, en effet, n’a-t-on pas affaire à un
roman par excellence et, avec Candide, à ce
qu’on désigne habituellement sous le nom de
conte ? Ce sont là des données, voire des clichés
répandus : traditionnellement, Cervantès est
loué pour avoir fondé le roman moderne,
Voltaire pour son art de fantaisie et de jonglerie,
pour son art de conteur. Un des traits majeurs
mis en exergue chez Cervantès, est ce qu’on
pourrait appeler un art du réalisme qui
s’épanouirait à différents niveaux et sur
différents plans. Et c’est bien d’abord sur ce
point, semble-t-il, que pourrait s’élever une
opposition radicale. Car qu’en est-il d’autres
aspects majeurs ? Qu’en est-il par exemple de la
présence d’une dimension allégorique ? C’est que
celle-ci semble tout au plus pouvoir renvoyer à
des spécificités liées à la singularité et à la
signification propres de chaque œuvre. En effet,
il paraît difficile de l’inscrire dans une réflexion
générique pertinente portant sur la nature du
roman : essentiellement, « un roman n’est pas
une allégorie »1, et d’autre part, ce qui pourrait
ressortir à la question du symbolisme n’est
recevable que s’il est traité dans un champ
esthétique restreint à même d’échapper au
registre des banalités (« car toute la littérature
1
Henri Coulet, Le roman jusqu’à la Révolution, Armand Colin,
Paris, 1967, p. 8-9.
use de symboles »2) ; enfin si la présence d’une
dimension symbolique et allégorique peut être
associée à un genre, ce serait au conte ou à la
fable, plutôt qu’au roman.
Certes, mais ce serait oublier que la question
de la représentation de la réalité3 (c’est à elle
qu’on peut rattacher celle du réalisme pour se
donner un cadre de travail utile) est elle-même
problématique. Le roman s’est justement affirmé
dans une tension, car s’il recourt à une
observation et à une reproduction minutieuses
de la réalité, il ne peut manquer de faire appel à
l’imagination pour les combiner, ou mieux pour
les présenter dans un travail d’affabulation, qui
vise à séduire le lecteur, en bref pour les
romancer4. Par ailleurs, les deux œuvres en
question appartiennent à une époque où le
genre romanesque ne fait qu’émerger5, où en
tout cas son existence (dans toutes les
implications du terme : existence sur le plan
social, esthétique…) pose problème. D’où un
flottement
et
souvent
une
confusion
terminologique et générique : pour Cervantès,
on
l’oublie
bien
souvent
pour,
dans
l’enthousiasme, en faire non seulement un
précurseur mais encore un pionnier dans
(nouvelles,
différents
champs
littéraires6
2
Alain Faudemay, Voltaire allégoriste, Essai sur les rapports
conte et philosophie chez Voltaire, Editions
universitaires, Fribourg Suisse, 1987, p. 13.
3
Voir par exemple les travaux d’Eric Auerbach (Mimesis,
Gallimard collection Tel, Paris, 1968, rééd. 1994), de Thomas
Pavel, L’art de l’éloignement, Gallimard, Folio, 1996.
4
Pour resituer le cadre de notre problématique, ainsi que sa
perspective historique, il suffit de se rapporter, pour une
première approche, à l’introduction d’Henri Coulet (op. cit.).
5
On ne peut toutefois négliger l’héritage grec (Daphnis et
Chloé, Héliodore...) et son apport spécifique au roman.
6
Littérature innombrable à ce sujet, voir par exemple les
travaux de E.C Riley (dont son Cervantes’ Theory of the
entre
172
DOCT-US, an III, nr. 1, 2011
romans...), alors que pour Voltaire (écrivain
postérieur dans le temps), gêné que l’on est par
le terme « roman » transmis conjointement avec
celui de conte par la tradition éditoriale, on ne
manque presque jamais de rappeler qu’en fait la
confusion générique était plutôt de mise à son
époque : les contes, romans et nouvelles
auraient ainsi désigné peu ou prou la même
littérature frivole, et les théoriciens ne voulaient
guère s’embarrasser à y faire des distinctions.
Rares sont alors les positions nuancées et
prudentes comme celles de Sylvain Menant7 qui
contrastent avec certain aveuglement de
circonstance (ou certaine amnésie de principe ?).
Il s’agit d’une position moyenne. Elle invite à une
considération plus attentive de cette époque de
mutation dans les pratiques, époque sans doute
aussi de régénérescence des genres où,
assurément, on percevait, sans grande rigueur
peut-être, une différence entre conte, roman et
nouvelle. Notre hypothèse de travail est que ce
trouble terminologique s’explique, dans une
certaine mesure, si on le rapporte à une période
clé : les univers (employons ce terme pour
dépasser la simple question des champs
littéraires et envisager d’autres problématiques
possibles ouvrant sur une dimension d’ordre
épistémologique) du conte et du roman étaient
traversés moins de mouvements invitant à la
pure confusion générique (l’esprit de pure
évasion et de fantaisie, plutôt associé aux
contes, se donne libre cours dans les Contes de
ma mère l’Oye, ceux de Mme D’Aulnoy...) que de
tendances à faire signe vers une esthétique du
mentir-vrai8 avant la lettre. Avant que romance
Novel, Oxford University Press, 1962, traduit en diverses
langues, édité et réédité maintes fois. On remarquera aussi
l’attitude symptomatique d’Eric Auerbach, lequel accorde
toute son importance à Cervantès et à son Don Quichotte,
mais ne s’intéresse à Voltaire et à son Candide que pour le
dénigrer - notamment pour ses prétendues lacunes vis-à-vis
du (d’un certain ?) réalisme (op. cit.).
7
Voir dans Voltaire, Contes en vers et en prose, Classique
Garnier, Bordas, 1992, deux tomes, l’introduction de Sylvain
Menant qui parle de la « conscience qu’avaient Voltaire et ses
contemporains d’un genre mal défini certes, et de façon peu
explicite mais enfin bien réel » (p. XVI). Ce spécialiste du
XVIIIe siècle insiste sur l’existence d’une « esthétique au
XVIIes., essentiellement fondée sur la distinction des
genres » (à la même p. XVI), tout en soupçonnant l’atypie
des « contes » voltairiens, perceptible par exemple à travers
l’attitude de certains éditeurs, ainsi « les frères Cramer.
Tantôt ils distinguent, et tantôt ils confondent romans et
contes » (p. X).
8
L’expression au sujet des contes de Voltaire apparaît chez
Edouard Guitton (Voltaire Romans et contes, Classiques
modernes, 1994) dans sa préface à son édition critique ; en
même temps celui-ci souligne le fait que « le conte voltairien
reste jusqu’à la fin un espace d’évasion et de subversion,
mais aussi de progression vers un réalisme qui, au XVIIIe [et
donc a fortiori au XVII e siècle], se dérobe à l’artiste » (pp.
XXI, XXII et sq.). En ce qui concerne Cervantès et son Don
et novel (d’une part, le roman situé du côté de la
fantaisie, d’autre part celui qui tend à s’enraciner
fortement dans le réel prosaïque) ne se
différencient nettement, il faut d’abord qu’ils
émergent lentement. La présence d’une forte
dimension réaliste et concrète dans Candide,
comparable à bien des égards à celle du
Quichotte, doit rappeler que ce conte peut
s’inscrire dans la lignée des romans ou du moins
tient du roman9. Par ailleurs, rapprocher ce conte
philosophique de l’œuvre de Cervantès, c’est
suggérer que chez celui-ci le réalisme n’est peutêtre pas uniquement lié à un souci de
renouvellement esthétique, mais est aussi porté
par un esprit de doute et d’interrogation
philosophique. Ainsi nos deux auteurs imprimentils une forte orientation réaliste à leur œuvre,
que ce soit au niveau de la reconstitution du
cadre ou de l’adoption d’un style adéquat...
La dimension réaliste
Que Candide et Don Quichotte affichent des
procédés artistiques communs dans leur peinture
de la réalité, cela peut s’observer à différents
niveaux d’écriture (constitution d’un arrière-fond
réaliste, orientation particulière du style
adopté...) même si des différences d’accent
peuvent au final se faire jour, même si, par
ailleurs, toutes les exigences du réalisme ne sont
pas parfaitement remplies.
Don Quichotte et Candide partagent une
même tendance à l’inscription réaliste dans leur
temps. D’abord, comme le souligne le spécialiste
José Montero Reguera, à propos de la première
œuvre :
Muchos son los elementos que relacionan el
Quichote con la realidad histórica de su tiempo.
La inclusión en la obra de personajes históricos
(como, por ejemplo, el conde de Lemos, un
cautivo llamado Saavedra, Roque Guinart, ... de
cuya existencía se conserva constancia
documental) ; de personajes que, aun no son
históricos, son perfectamente verosímiles
(Maritornes, Diego de Miranda, el cura,...) ; del
mundo real de las ventas y los caminos ; de
Quichotte, est-il vraiment nécessaire d’insister sur cet aspect
d’une œuvre dans laquelle on a depuis longtemps décelé en
germe tous les procédés et procédures du roman moderne,
et bien davantage (de même que toute la philosophie s’avère
être déjà contenue dans Platon, tout le roman se trouve en
puissance chez Cervantès) ?
9
Nous ne prétendons pas ici évacuer ou régler la question
épineuse de l’appartenance générique de Candide, mais dire
que le qualificatif de roman peut lui convenir à bien des
égards, même si cette œuvre atypique se rattache par
d’autres traits au genre du conte.
Ştiinţe socio-umane
alusiones varias a que la obra es una "historia
verdadera"10 ; de titulos de capítulos como "De
lo que sucedió a Don Quichote en la entrada de
Barcelona, con otras cosas que tienen mas de lo
verdadero que de lo discreto" (II, 61) ; de
referencias al historiador arabe Cide Hamete ; de
alusiones a hechos históricos concretos (los
banditos catalanes, la expulsión de los moriscos,
guerras con el turco) ; etc, sitúan esta obra en
un marco histórico indudable. 11
De même :
On peut soutenir que Candide est un roman
historique. Il y est fait constamment allusion à
des événements véritables et, qui plus est, qui
sont presque contemporains et par conséquent
encore dans la mémoire des lecteurs. Il y a bien
eu une guerre entre Abares et Bulgares, c'est-àdire entre Français et Prussiens, un tremblement
de terre a eu lieu à Lisbonne en 1755, les
Jésuites étaient maîtres du Paraguay, l'amiral
Byng a été fusillé, un certain nombre de rois ont
été détrônés. (Jean Sareil)12
D’où encore les « innombrables allusions
contemporaines de Wolff, de Maupertuis, des
Croust,
des
Charles-Edouard
de
cette
époque »13. (Christophe Thacker)
Mieux même :
Candide est tellement baigné dans l'actualité
du temps […] que ce qui est restitué à notre
attente n'est rien de moins que l'histoire du
temps, et même l'air du temps, saisi sur le vif, en
ses multiples chatoiements.14 (Pierre Chartier)
Ce besoin de réalisme est servi par un style
approprié. C’est ainsi que Jean Cassou invite à
admirer chez Cervantès « la vérité du récit, le
naturel des caractères, la sobriété des paysages,
la transparence des nocturnes »15. Dans ces
conditions,
comme
l’observe
l’hispaniste
Mercedes Blanco, « il est facile d’inférer que le
Quichotte présente un exemple précoce [...] de
10
Dès la p. 37 (Don Quichotte éditions Gallimard, collection
de La Pléiade, 1949), il est ainsi question des « auteurs de
cette tant véritable histoire » (nous soulignons ; on
remarquera l’utilisation - se révélant parodique - des
procédures communes d’authentification de la fable).
11
El Quichote y la crítica contemporanea, Centros de
Estudios Cervantinos, 1991.
12
« L'exagération comique dans les contes de Voltaire », The
French short story, French literature series 2, Columbia,
1975, p. 51.
13
Voltaire Candide ou l’optimisme, Droz, Textes littéraires
français, Genève, 1968.
14
Pierre Chartier Candide de Voltaire Editions Gallimard,
Foliothèque, 1994, p. 66.
15
Introduction à l’édition Gallimard de Don Quichotte,
« bibliothèque de La Pléiade », 1949, p. 16.
173
fiction réaliste, où les choses se passent à peu
près comme dans la vraie vie et où les
possibilités qui limitent les événements et les
déterminations qui règlent leur enchaînement
coïncident avec celles qui étaient observables
dans le monde historique vécu par Cervantès et
ses contemporains »16. Et le critique Eric
Auerbach de renchérir :
Nous étudions dans cet ouvrage les
représentations de la vie quotidienne où celle-ci
est considérée sous un aspect sérieux, en tenant
compte des problèmes humains et sociaux, et
même des conflits tragiques qu’elle comporte.
Notre texte est sans contredit réaliste ; tous les
personnages mis en scène sont montrés dans
leur réalité du moment, dans leur existence
quotidienne telle qu’ils la vivent ; non seulement
les paysannes mais aussi Sancho, non seulement
Sancho mais aussi Don Quichotte apparaissent
comme des individus représentatifs de la vie
espagnole du temps. 17
D’ailleurs,
ajoute-t-il,
« ce
"proprement cervantinien" » :
qui
est
c’est d’abord quelque chose de spontanément
sensoriel : une puissante aptitude à se
représenter des individus très différents dans des
situations très diverses, le don d’imaginer et
d’exprimer avec vigueur les pensées qui naissent
dans leur esprit, les émotions qui traversent leur
cœur, les mots qui viennent à leurs lèvres. Cette
faculté est chez Cervantès si originelle et si forte,
si indépendante en même temps de tout autre
dessein, qu’à côté de lui presque toute la
littérature réaliste antérieure apparaît limitée,
conventionnelle ou démonstrative. On peut en
dire autant de sa capacité d’imaginer sans cesse
de nouvelles combinaisons d’individus et
d’événements et de s’abandonner à leur
dynamisme propre. 18
Quant au pittoresque voltairien, le critique
Gustave Lanson y a été particulièrement
sensible19 : ce pittoresque est servi par un style
qui s’appuie sur « l’image directe » et « la
précision du détail réel ». Il vise à « mett[re] les
choses sous les yeux ». L’effet de réel est ainsi
soutenu par un « dessein de tout particulariser »
qui va jusqu’à garder des termes exotiques, car
16
Dans « Vraisemblance et réel dans le Quichotte », article
du n° de La Licorne intitulé Cervantès (n° 39, 1996), p. 192.
17
Mimesis, Gallimard collection Tel, Paris, 1968, rééd. 1994,
p. 347, nous soulignons.
18
Ib., p. 359-360.
19
Voir dans L’Art de la Prose, Table Ronde, 1996, les p. 200
à 206.
174
DOCT-US, an III, nr. 1, 2011
« cherche[r] des équivalents français aux termes
des mœurs et institutions étrangères ne peut
plus convenir ». On peut aussi admettre avec
Lanson que « les noms de personnages sont
représentatifs […] d’une nationalité ». Parmi les
exemples donnés, comment nier que don
Fernando d’Ibaraa y Figueroa y Mascerenes y
Lampourdos
y
Souza
sonne
espagnol,
Vanderdendur, hollandais, et Thunder-tenTronckh, plus ou moins allemand. Une certaine
note de vraisemblance anime donc le récit qu’elle
dote de sa brillante tonalité pittoresque : « Les
menus changent selon les lieux. Chez
l’anabaptiste hollandais, Candide a du pain et de
la bière ; en fuyant du Paraguay, Candide mange
du jambon ; au pays merveilleux d’Eldorado, on
lui sert des perroquets, des singes rôtis, des
colibris, des oiseaux-mouches et de la liqueur de
canne à sucre. Dans l’hôtellerie d’Italie, il invite
Pâquette et frère Giroflée à venir « manger des
macaronis, des perdrix de Lombardie, des œufs
d’esturgeon, et boire du vin de Montepulciano,
de Lacryma-Christi, de Chypre et de Samos ».
Chez Pococurante, « deux filles jolies et
proprement mises servirent du chocolat qu’elles
firent très bien mousser ». Et le bon Turc que
visite Candide lui fait offrir « plusieurs sortes de
sorbets…, du Kaïmak piqué d’écorces de Cédrats
confit, des oranges, des citrons, des limons, des
ananas, des dattes, des pistaches, du café de
Moka, qui n’était point mêlé avec le mauvais café
de Batavia des îles ».
Mais :
La monnaie aussi de chaque pays est
employée : moyadors, pistoles ou maravédis,
livres sterling, écus, florins, sequins, piastres,
etc. De même, les costumes, institutions, modes,
dieux et religions ; chaque chose est notée par
son terme propre. Les moyens de transport
aussi : chevaux andalous, chameaux, chaises de
poste, etc.
(Ces ultimes remarques restent évidemment
valables pour Candide, même s’il n’y est pas
beaucoup question de « dieux »).
Par conséquent :
Jusqu’à l’esclave nègre des colonies
américaines à qui l’on donne un caleçon de toile
pour tout vêtement, les romans et facéties de
Voltaire nous font passer sous les yeux la plus
étonnante collection d’images ethniques, chaque
échantillon de chaque nation étant inscrit avec
ses accessoires caractéristiques.
Réserves quant au réalisme
Cependant des réserves s’imposent quant à la
qualité réaliste des récits en question. Le même
Mercedes Blanco tenait à souligner que
« beaucoup » des « événements narrés » ne
peuvent être qualifiés que d’« improbables »,
sans compter que le récit en offre souvent des
« enchaînement[s] invraisemblable[s] »20. Que
dire aussi du « temps du récit », sinon qu’il est à
l’image d’une « inscription historique précaire et
incohérente » ? Et assurément bien
des
« personnages introduits » sont « marqués
fortement par des conventions littéraires
irréalistes »21 (sont alors mentionnés les genres
de la pastorale, du roman byzantin, du conte et
de la légende hagiographique). Ce sont
jusqu’aux protagonistes qui présentent à des
yeux quelque peu perspicaces une résistance
physique incroyable et une « caractérisation
contradictoire » à bien des égards.
Que dire alors de Candide et de son
« enchaînement comique, irréel, impossible »22
d’événements ? De ses personnages aussi qui
sont avant tout considérés comme des
« fantoches »23 ? Manifestement :
aucun n’est constitué avec ce qu’il faut
ordinairement de combinaisons d’attributs, de
variations et de transformations d’énoncés, pour
induire les illusions de la "personne", les
impressions de l’épaisseur, de la profondeur et
de la complexité dites psychologiques". Pas un
personnage intéressant pour reprendre le grand
mot de la poétique classique : pas un qui puisse
susciter les rapports imaginaires de la
participation, de la projection, de l’identification.
20
21
Art. cité, p. 192.
Irréalistes à certains égards seulement, car c’est aussi ce
qui peut permettre de représenter des personnages
intéressants au sens classique du terme (voir dans la
première partie le chapitre XXXIII « où l’on rapporte l’histoire
du curieux impertinent » et bien sûr le chapitre XXIV, « suite
de l’histoire du curieux impertinent »). Il est vrai qu’on est
par ailleurs invité à prendre garde à la confusion entre
« vraisemblance et réel ». La vraisemblance est une notion
aristotélicienne complexe (présentée dans l’article en
question) ; quant au réalisme, la vision que nous en avons
est fortement conditionnée par le contenu et l’orientation que
lui a donnés le XIXes.
22
Expression reprise de Thacker, op. cit., p.12.
23
Gustave Lanson, mais cette fois dans son Voltaire, 1906
rééd. Table Ronde 1960. Ce qui n’empêche pas des analyses
fouillées et « intéressantes », par exemple du personnage
Candide (cf. Pierre Chartier, op. cit., p. 103-104, Pol Gaillard,
dans son analyse critique de Candide, Hatier, Profil, 1989 (p.
52 : « les commentateurs ont dit et redit que les
personnages de Candide n’étaient que des marionnettes. [...]
Cela ne paraît pas exact. »).
Ştiinţe socio-umane
Marionnettes, pantins, silhouettes : la tradition
critique en parle bien. 24
La temporalité est également défaillante dans
Candide au niveau de la fiction (incompatibilité
dans le déroulement chronologique de certains
événements censés être concomitants) aussi
bien qu’à celui de la (feinte) inscription
historique (« Par exemple, les six rois exilés qui
viennent passer le Carnaval à Venise ne sont pas
contemporains. Quatre seulement vivaient
encore en 1758-1759. »25). De même un
personnage comme « la vieille » semble
participer davantage d’une tradition romanesque
que de la réalité : le rôle de vieille entremetteuse
qu’elle endosse (chapitre VII et VIII, voire début
du chapitre XIII) est courant dans les romans de
l’époque. Cependant, à la différence de ce qui se
passe chez Cervantès, l’invraisemblance se situe
davantage dans l’accumulation - burlesque - des
événements que dans leur irréalité supposée26.
Conclusion : réalisme et philosophie
Ainsi à bien des égards, l’orientation réaliste
des deux romans en question laisse entrevoir
bien des apparentements et plus d’affinités qu’on
ne pourrait croire de prime abord. Tous deux
font
fortement
signe
vers
la
réalité
contemporaine. A cet effet, ils assimilent à leur
matériau narratif des références à des
personnages historique aussi bien qu’au monde
réel et concret dans lequel ils s’insèrent. Et pour
recomposer celui-ci, non seulement ils retracent
les menus faits et le cadre qui font le contexte
de la vie à cette époque, mais aussi rappellent
des données et la réalité historiques du moment.
Cependant, dans ce dessin général, des
inflexions différentes, voire divergentes, peuvent
d’ores et déjà être perçues. Mieux : il semblerait
qu’on ait affaire à des perspectives qui, même si
elles sont analogues, n’en sont pas moins
dissemblables. En effet, l’accent est mis chez
Cervantès sur la vérité du récit et le naturel du
caractère alors que c’est justement à ce niveaulà que semble pécher le texte voltairien. Par
24
André Magnan, dans son étude critique Voltaire, Candide
ou l’Optimisme, pp. 83-84. Cependant Don Quichotte suscite-
t-il vraiment un rapport imaginaire d’identification ? Et
rappelons aussi que la constitution d’une intériorité
romanesque pour les personnages n’a commencé qu’au XVIIe
siècle.
25
Christophe Thacker, op. cit., p. 5.
26
Candide apparaît alors comme un conte au cadre réaliste
permettant des échappées fantaisistes. « Tout le récit est
comme saturé des violences et des horreurs du temps »
(André Magnan, op. cit., p. 17, nous soulignons).
175
ailleurs, s’il est simplement question de faits
historiques comme par incidence dans le Don
Quichotte et d’une réalité historique vouée à se
fondre dans le tableau de la fiction (ainsi, les
personnages sont historiques ou pour avoir
réellement existé ou pour avoir pu exister), avec
Voltaire le distinguo n’a pas lieu d’être puisque,
on le voit, tout concourt à faire en sorte qu’« en
général l’arrière-plan de Candide (sic) [soit] un
tableau savamment enrichi par les phénomènes
de la vie contemporaine, tous bien connus du
public de 1759 »27. En un mot, le réalisme se
situe davantage du côté de la quotidienneté chez
Cervantès, et plutôt du côté de l’actualité avec
Voltaire. D’où un style qui donne libre cours à
l’imagination chez le premier et un style qui, bien
que « précis, concis, concret, familier »28, est
tout de notations brèves et désinvoltes chez le
second. Ce qui n’empêche pas le paradoxe
suivant : par divers moyens (formulation adoptée
par certains titres29 ; inscription d’une figure
d’historien...), le texte de Cervantès fait
fortement signe vers l’histoire, tandis que celui
de Candide, censé être un pur pamphlet contre
l’optimisme, fait tend de même vers la fiction
romanesque au point d’être parfois considéré
comme une parodie de roman.
Que dire alors, sinon qu’envers ce genre de
fiction, Cervantès romancier affiche dans son
roman30 une attitude ambiguë et que Voltaire
27
Christophe Thacker, op. cit., p. 6.
José-Michel Moureaux, « Voltaire : l'écrivain », Revue
d'histoire littéraire de la France, Paris, mars-juin 1979 (état
présent des travaux en 1979), p. 331 : « Celui qui a dit écrire
"pour agir" ne peut avoir qu'un style d'action : précis, concis,
concret, familier et d'une rapidité nerveuse qui suppose
encore une langue pure au service d'une expression
transparente. »
29
A côté du titre du chapitre LXI (« De ce qui arriva à Don
Quichotte à son entrée dans Barcelone, avec d’autres choses
qui tiennent plus du vrai que de la raison »), notons par
exemple le titre des chapitres XXIII (où il est question d’une
« véridique histoire »), XXVII, XXIV et livre second (où le
terme d’« histoire » apparaît encore), V et livre second (on y
fait mention d’« événements dignes d’heureuse mémoire »),
XXXIX, XL et livre second (on est à chaque fois invité à
considérer une « mémorable histoire », XLVIII et livre second
(on y parle d’« autres accidents dignes d’être gravés dans la
mémoire des hommes »)... Nous soulignons l’effet
d’inscription historique est aussi recherché à travers la mise
en scène (et donc la mise en abyme) de la fortune de ce
texte qui narre la geste don quichottesque.
30
Qui tire aussi vers le conte (cf. le Cervantès conteur de
Michel Moner, les travaux de Maxime Chevalier...). On notera
ainsi, d’emblée, certaines interventions du conteur (p. 33 :
« ...du nom duquel je ne veux me souvenir » ; p. 34, « mais
cela importe peu à notre conte », p. 143 : je crois pour
moi... »...). Soulignons aussi la tournure de certains titres de
chapitres (ceux des chapitres VIII à IX de la seconde partie
commencent par l’expression « où l’on conte... » ; ils sont
loin d’être les seuls à adopter ce genre d'expression),
l’adoption de noms carnavalesques... C’est nous qui
soulignons. Il s’agit certes d’un roman, qui tire vers le
28
176
DOCT-US, an III, nr. 1, 2011
conteur voudrait à peine qu’on soupçonnât chez
lui une « attirance secrète »31. La recherche
esthétique et la réflexion sur les genres est
certes un trait marquant du roman cervantinien,
tandis que l’utilisation désinvolte en même temps
que stratégique du conte est une donnée notoire
chez Voltaire. Mais qu’on y prenne garde, les
vertiges chez Cervantès ne sont peut-être pas
seulement littéraires, ils sont peut-être aussi
métaphysiques ; les armes de Voltaire ne se
réduisent peut-être pas à une pure fantaisie : et
si le premier avait quelque chose à dire non
seulement de troublant, mais de fort sur le
monde32 ? Et si le second masquait derrière ses
jongleries, ses haines ou ses facéties, une
philosophie non seulement apparentée à la satire
ou à la critique politique, mais encore qui en
appelle de manière plus profonde à la conversion
du lecteur33 ?
Bibliographie
Éditions critiques utilisées
Cervantès, Don Quichotte, éditions Gallimard,
collection de La Pléiade, 1949 (traduction par César
Oudin, revue et corrigée par Jean Cassou).
Voltaire, Voltaire Candide ou l’optimisme, Droz,
Textes littéraires français, Genève, 1968, introduction
de Christophe Thacker.
Voltaire, Contes en vers et en prose, Classique
Garnier, Bordas, 1992, deux tomes, introduction de
Sylvain Menant (voir le deuxième tome).
Voltaire, Romans et contes, Classiques modernes,
1994, préface d’Edouard Guitton.
Ouvrages critiques
Auerbach, Eric, Mimesis, Gallimard collection Tel,
Paris, 1968, réed. 1994.
Chartier, Pierre, Les Grandes théories du roman,
Bordas, 1990.
Chartier, Pierre, Candide de Voltaire Editions
Gallimard, Foliothèque, 1994.
Coulet, Henri, Le roman jusqu’à la Révolution,
Armand Colin, 1967.
Faudemay, Alain, Voltaire allégoriste, Essai sur les
rapports entre conte et philosophie chez Voltaire,
Editions universitaires, Fribourg Suisse, 1987.
réalisme et fait signe vers l’histoire, mais cela n’empêche pas
des tendances contraires de l’habiter au point de susciter une
tension ambivalente.
31
Jacques Van den Heuvel, Voltaire dans ses Contes, Librairie
Armand Colin, 1967, p. 10.
32
Voir l’article de Martínez Bonati, Le Quichotte et la poétique
du roman, auquel La Licorne fait référence (à l’article cité et
aux p. 196 et sq.) et où il est montré que Cervantès ne se
réduit
pas
à
un
simple
représentant
de
l’« engaño/desengaño » baroque.
33
Voir l’ouvrage d’Alain Faudemay, op. cit., et le livre de
Pierre Cambou : Le traitement voltairien du conte, Honoré
Champion, 2000.
Foucault, Michel, Les mots et les choses, Gallimard,
1906.
Gaillard, Pol, Candide Voltaire, Hatier, collection
Profil, 1989.
Kundera, Milan, L’Art du roman, Gallimard, Folio,
1986 (rééd. 2000).
Lanson, Gustave, Voltaire, Paris, 1906 et réimpr.
Lanson, Gustave L’Art de la prose, La table ronde,
1996.
Magnan, André, Voltaire Candide ou l’optimisme,
P.U.F., études littéraires, Paris, 1987.
Mercedes, Blanco, « Vraisemblance et réel dans le
Quichotte » dans la Licorne, numéro spécial consacré
à Cervantès (n°39, UFR Langues et Littératures,
Poitiers), 1996, p. 189-218.
Montero Reguera, José El Quichote y la crítica
contemporanea, Centros de Estudios Cervantinos,
1991.
Moureaux, José-Michel, « Voltaire : l'écrivain »,
Revue d'histoire littéraire de la France, Paris, mars-juin
1979 (état présent des travaux en 1979).
Pavel, Thomas, L’art de l’éloignement, Gallimard,
Folio, 1996.
Sareil, Jean, « L'exagération comique dans les
contes de Voltaire », The French short story, French
literatures series 2, Columbia, 1975.
Van den Heuvel, Jacques, Voltaire dans ses Contes,
Librairie Armand Colin, 1967.
Abderhaman Messaoudi
Doctorant en philosophie à l´Université Paris VIIIVincennes-Saint-Denis (équipe LLCP EA 4008).
Publications (sélection) :
- « Voltaire et la censure en France » dans Papers
on French seventeenth century literature, vol. 36, no
71, 2009, p. 445-457.
- « Le discours de la méfiance de Voltaire à
l’encontre de Pascal. » dans Dilbilim (revue du
Département de langue et de littérature françaises de
l’Université d’Istanbul) n° XIX, volume 1, année 2008
[publié en 2009, Istanbul], p. 99-114.
- « La pratique intertextuelle dans Candide » paru
en septembre 2009 dans La Lettre "R" (éditions de
l'Université "Stefan cel Mare" de Suceava, Roumanie)
n° 7-8 (n° sur Pratiques intertextuelles), p. 87 et suiv.
- « Introduction aux relations entre Voltaire et
Saint François d'Assise » paru le 20 mars 2009 dans
Le Paon d'Héra, gazette thématique interdisciplinaire
internationale, n° 4.
- « En quoi consiste la religion de Voltaire ? »,
dans SVEC 2006:06 (juin 2006), p. 357-373.
Téléchargement