Candide, Chap XIX, Voltaire

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Candide ou l’Optimisme, chap. XIX, paragraphes 2 et 3, Voltaire (1694-1778) - 1759
(1) Candide ou l’Optimisme, conte philosophique de Voltaire, écrivain et philosophe égrène
les péripéties cocasses, les situations caricaturales pour mieux révéler les injustices criantes de
la société du XVIIIème siècle, dans un récit fictif et plaisant. Chassé du château de Thunderten-tronckh, en Westphalie, le jeune héros, Candide parcourt le monde au hasard des épisodes
du conte. (2) Au sortir de l’Eldorado, près de Surinam, capitale de la Guyane hollandaise,
accompagné de Cacambo, son valet, Candide découvre, épouvanté, une dure réalité qui
horrifie et fait débat au siècle des Lumières, la pratique esclavagiste. Le choc des deux
mondes est rude, et va permettre à Candide, personnage qui porte bien son nom, de se
démarquer de l’enseignement hérité de Pangloss, son ancien maître, docteur en métaphysicothéologo-cosmolo-nigologie, philosophe leibnizien qui prêche que « tout est pour le mieux
dans le meilleur des mondes possibles ». (3) Dès lors, il sera intéressant d’analyser comment
Voltaire dénonce habilement cette pratique inhumaine et injuste, pour susciter, chez son
lecteur, indignation et adhésion, (3 bis) en soulignant l’étonnement et la réflexion des
personnages, d’abord par la présentation générale d’une rencontre inattendue puis par un
dialogue entre Candide et l’esclave mutilé.
(à l’oral, lire le texte – à l’écrit, laisser un blanc (3, 4 lignes) pour bien démarquer introduction
et explication)
D’emblée, l’extrait voltairien du début du chapitre XIX (il manque juste le 1er §) insiste sur le
voyage et sur la découverte, l’expérience, l’enrichissement qui découle des pérégrinations. Le
complément circonstanciel, marqué du gérondif, « En approchant de la ville » indique le
changement de lieu, et crée ainsi une espèce de suspense : un retournement de situation
semble sur le point de se produire. Le pronom P6 sujet (pr pers 3è pers pluriel) mentionne la
présence du petit groupe « d’aventuriers » : Candide et Cacambo, son valet.
L’action s’enchaîne rapidement : le conte doit séduire et ne pas laisser de temps mort. Le
verbe « rencontrèrent » au passé simple de l’indicatif marque le récit, et insiste sur
l’événement survenu, comme par hasard. Immédiatement, un nouveau personnage surgit dans
le conte philosophique : « un nègre ». L’emploi du déterminant indéfini n’est pas neutre, et
marque l’unicité, la singularité du personnage, dont la description ne se fait pas attendre :
« étendu par terre », le participe passé note tout, déjà, tout de suite, la passivité du personnage,
inattendue. Mais cette attitude contraste avec celle des deux aventuriers, vraisemblablement
debout. Déjà le lecteur pressent la suite. La condition misérable, miséreuse, marquée par la
position des personnages, est accentuée par l’emploi de la négation, qui nie la possession
impliquée par le verbe « avoir » : « n’ayant plus », et le détail sur le vêtement (allusion
détournée du manteau de Saint Matthieu relatée dans les Evangiles, N.T., cf. Saint Matthieu)
interroge en même temps qu’il étonne : « la moitié de son habit ». L’emploi du déterminant
possessif réduit ironiquement à néant la possession. Le conteur croit bon d’ajouter une
explication, introduite par la locution « c’est-à-dire », « d’un caleçon de toile bleue ». Cela
permet sans doute d’indiquer que le vêtement est grossier : de la toile, de peu d’importance :
« un caleçon » (ce n’est donc pas une tenue complète). Le nègre ne possède donc quasiment
rien d’un point de vue matériel. Et la mention de la couleur, par l’adjectif « bleu » rappelle le
coût moindre de la teinture, du pigment, cela semble aussi impliquer l’hypothèse d’une espèce
d’uniforme.
La ponctuation -le point-virgule- suggère une suite et peut-être l’énumération d’autres
caractéristiques manquantes, tout en changeant de niveau d’observation (de la part du
narrateur conteur). Le pronom impersonnel « il » met à distance, semble banaliser le propos et
révèle l’état pitoyable dans lequel se trouve le personnage. « Il manquait à ce pauvre
homme » : le verbe « manquait » à l’imparfait (aspect duratif et itératif) prévient du choc qui
va advenir et insiste à nouveau sur l’absence de possession par ce personnage. L’expression
« à ce pauvre homme » met en relief le dénuement du personnage. Le substantif « homme »
affirme la pensée voltairienne : le personnage « nègre » est de la même ‘espèce’ que celle de
Candide et de son compagnon. Il est leur égal dans l’humanité. Mais, l’adjectif souligne la
différence : les uns sont riches (ils sortent de l’Eldorado, Candide a un valet), l’autre est dénué
de tout. De plus, l’antéposition de l’adjectif modifie son sens premier, et connote la pitié, la
compassion ressentie par le duo. La syntaxe même de la phrase est révélatrice : la tournure
impersonnelle, l’antéposition du complément d’objet indirect permettent, au philosophe
voltairien, d’accroître l’effet de surprise, de rejeter la « réalité » visible et perçue par Candide
et Cacambo, et de dénoncer le manque, la réalité effrayante : « la jambe gauche et la main
droite ». Au dénuement s’ajoute la mutilation. La dénonciation implicite s’allie à l’ironie
(fondée sur l’emploi des adjectifs antithétiques « gauche »/« droite », et les noms
« main »/« jambe ») pour énoncer à la fois la barbarie, la stupidité et l’inanité du crime
commis. Pour autant, la cause tout comme le bourreau ne sont pas indiqués.
En revanche, l’effet ne tarde pas à se faire entendre. Candide prend la parole, au discours
direct et crie presque. L’effroi et le choc sont rendus par les interjections exclamatives : « Eh !
mon Dieu ! ». Interjections à la fois banales, sans doute, et ironiques, assurément, qui
dénoncent, attaquent la philosophie de Leibniz (et sa théorie, puisque Dieu est le Créateur du
Monde : « Tout est bien », relue par Pangloss : « Tout est pour le mieux dans le meilleur des
mondes possibles »). En effet, impossible d’envisager que l’absence (la perte) de membres
puisse être voulue par Dieu. Candide, savant puisqu’il parle « en hollandais », instruit par
Pangloss (mot inventé à partir du grec : pan = tout, gloss = langue, autrement dit un
personnage « tout en langues »), donc bon élève du maître aussi, insiste par son jeu de
réflexion superficielle, sur le thème et la pratique de l’esclavage dénoncés dans tout le
chapitre XIX, et particulièrement dans l’extrait. En effet, l’adjectif « hollandais », alors même
que les personnages sortent de l’Eldorado, contrée imaginaire, fort convoitée de l’Amérique
du Sud, implique nécessairement la désignation d’un pays, d’un lieu, sous mainmise
hollandaise. De plus, le personnage, interlocuteur de Candide, est bien appelé « nègre », ainsi
donc se met en place la pratique esclavagiste : le déplacement d’une population et
l’assimilation de cette population aux mœurs du pays dominant. Le nègre parle donc
forcément en hollandais, lui aussi, pour que le dialogue puisse se faire. La question de
Candide semble à l’image du personnage : elle note la simplicité de la formulation,
l’étonnement du jeune homme « Que fais-tu là […] dans l’état horrible où je te vois ? », et
sans doute sa bonté « mon ami », apostrophe à valeur hypocoristique, relayée par le
tutoiement. Dans cette question, résonne en fait la voix du philosophe conteur : l’adverbe de
lieu « là » note la pratique colonialiste, dénoncée à mots couverts. Si Candide est choqué par
l’état du nègre, Voltaire en est scandalisé, d’où l’emploi de l’adjectif redondant « horrible »
(la description précédant, le lecteur sait bien à quoi s’en tenir). La question, sur le mode du
dialogue, reformule les propos énoncés dans la narration, dans le récit. Se fait entendre, dès
lors, la réponse du « nègre », tout en mesure et sobriété. Sa réponse réfléchie témoigne de sa
patience et de sa résignation : « J’attends mon maître » et de l’impossibilité évidente à faire
autrement, autre chose (il est un esclave mutilé, handicapé). La réponse insiste par son lexique
et par ses sonorités (allitérations en dentales /d/ - /t/ et liquide /r/, assonance en nasale,
homophonie) sur la puissance, la force de ce dernier : « J’attends mon maître,
M.Vanderdendur, le fameux négociant. » ; la mention de l’identité du « maître » note sa
supériorité évidente : il a droit à un titre « Monsieur » et à un patronyme « Vanderdendur »,
qui sous-entend sa cruauté et sa capacité à se venger : celui qui a la dent dure. La vision du
nègre mutilé, démembré, s’explique immédiatement. Et sa qualité est énoncée, avec
emphase ironique (une fois de plus, la voix du philosophe se superpose à celle du personnage)
: « le fameux négociant », contenue par homophonie dans son identité encore : ‘celui qui
vend’. Ainsi Voltaire dénonce-t-il, par l’adjectif antéposé et le nom qui indique un métier, une
fonction, l’importance non seulement de l’être humain, esclavagiste, mais aussi et surtout,
celle du commerce et de l’argent.
Cette réponse intrigue et surprend Candide, comme le souligne sa deuxième question : « Estce M. Vanderdendur […] qui t’a traité ainsi ? », et déclenche le discours du nègre, toujours
poli et respectueux. Le rapport hiérarchique (alors que Candide vient d’employer la deuxième
personne du singulier) est maintenu : « monsieur », le discours débute par une affirmation
« Oui » et un constat froid : « C’est l’usage », qui ne remet pas en cause la pratique, vue
comme une habitude ancrée dans les moeurs. Mais la voix de la conscience outrée du
philosophe s’entend dans cette formule, qui a presque valeur de litote. L’explication de la
situation du nègre se poursuit. L’emploi du pronom indéfini sujet « on » permet de désigner
implicitement, sans les nommer, les esclavagistes, les puissants. L’emploi du verbe « donne »,
précédé des destinataires « nous » (pronom personnel de 1ère pers pluriel, idée d’un groupe,
càd les esclaves), accentue la dérision du geste par la mention du complément d’objet direct :
« un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois dans l’année ». L’ironie du philosophe
s’affiche et lui permet de dénoncer encore et toujours les pratiques scandaleuses de
l’esclavagisme. Le « nègre » énonce les règles, et passe en revue tout ce qui est inhumain et
odieux. La dénonciation est féroce. Les travaux difficiles auxquels sont soumis les esclaves
sont notés : « nous travaillons aux sucreries », et le danger y est constant : « quand la meule
nous attrape le doigt » ; la sucrerie semble un monstre, capable d’action (elle est le sujet du
verbe) et l’inadvertance est assimilée à un crime qui justifie une peine, une sanction,
conséquence immédiatement énoncée : « on nous coupe la main ». Suit une énumération des
interdits et des fautes, soulignée par des constructions syntaxiques relativement semblables.
La prise de conscience d’un sort inhumain : « Quand nous voulons nous enfuir », -ce qui
témoigne d’une volonté d’échapper à ce sort et donc d’une capacité de réflexion certaineaboutit à un échec et à la sanction : « on nous coupe la jambe ». Seule la responsabilité de
l’esclave est engagée, et jamais l’identité des bourreaux n’est indiquée. La répétition de la
construction syntaxe redouble la répétition de la sanction : la mutilation, reflet de la faute
perpétrée. De ces conséquences découle la conclusion de la démonstration du « nègre »,
fataliste : « je me suis trouvée dans les deux cas ». Mais en même temps, son discours, sobre,
devient offensif et accusateur : « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe », et le
« nègre » devient le double du philosophe à cet instant, critiquant l’infamie d’une telle
pratique. Le commerce triangulaire est stipulé et attaqué : le « sucre », denrée précieuse et
luxueuse, est à destination des consommateurs : « l’Europe », qui exploite un peuple sans
vergogne, celui des « nègres ». Le commerce nécessite l’exploitation des pauvres et faibles
par les riches et puissants. Le nègre rappelle, d’ailleurs, son passé : « Cependant, lorsque ma
mère me vendit dix écus patagons », ce qui permet au conteur de montrer la corruption des
Européens à l’œuvre, avec leur argent vicieux « dix écus patagons », somme assurément
dérisoire, qui génère des pratiques honteuses et scandaleuses, par des esclavagistes sans
scrupules : on n’achète pas des êtres humains. Le déplacement de population est mentionnée :
« la côte de Guinée » (d’où l’origine africaine du « nègre ») vers Surinam, province
hollandaise en Amérique du Sud.
Le rappel du passé s’inscrit dans le recours aux temps du passé et notamment de l’imparfait,
mais aussi par la polyphonie (le « nègre » répète le discours que sa mère lui a tenu) pour
mieux révéler la tromperie. Si la mère est aimante comme semble le noter l’apostrophe
hypocoristique « Mon cher enfant » (emploi ironique aussi peut-être de l’adjectif, par le
philosophe, « cher » renvoyant à ce qui est précieux mais aussi à ce qui coûte, or l’argument
des « blancs » est bien l’argent), elle est dupée par la religion et par les esclavagistes, qui
promettent une vie meilleure. Le philosophe dénonce non les religions ou la foi, mais les
pratiques fanatiques de ces dernières : « bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront
vivre heureux ». La certitude maternelle, soulignée par l’emploi du futur indicatif, ne tient pas
devant la réalité du présent de la situation du nègre. Cette opposition entre le souhait (d’où les
injonctions) et la ‘réalité’ permet une nouvelle fois à Voltaire de mettre en relief la distorsion
entre les propos et la situation, et la duperie. La promesse d’un avenir meilleur n’est que
mensonge. L’emploi d’un lexique, digne d’une tragédie du XVIIè siècle, accentue cette
duperie : « honneur (de ton père et de ta mère) », « seigneurs blancs ». A écouter le discours
maternel, relayé par le fils, il semble que soit perceptible le discours, l’argumentaire
mensonger des esclavagistes. Les mots sont dits, clairement : « être esclave de nos seigneurs
les blancs ». Le déterminant possessif inverse faussement et ironiquement la donne :
« les blancs » (adjectif substantivé apposé au terme « seigneurs ») dominent bien les
« nègres ». La dénonciation, implicite, devient désormais explicite.
D’ailleurs, le « nègre » reprend son discours, en faisant appel au lexique tragique,
s’exclamant : « Hélas ! » ; le personnage réfléchit sur son destin, sur le choix erroné de ses
parents : « je ne sais pas si j’ai fait leur fortune » (substantif à double sens, l’ironie et la
dénonciation pointent continuellement, puisque le substantif « fortune » signifie à la fois
‘sort’, ‘bonheur’, mais renvoie encore à l’idée de l’argent), « mais ils n’ont pas fait la
mienne ». L’art oratoire du « nègre » (à l’image du philosophe voltairien) s’affirme par la
symétrie en quelque sorte inversée de la syntaxe, avec la mise en parallèle et l’opposition des
propositions (« mais », conjonction de coordination adversative), qui vont de pair avec le
changement des pronoms personnels : « je » et « ils », le renversement : « leur fortune » et
« la mienne » et l’emploi de la négation. Un exemple vient soutenir l’argumentaire : « Les
chiens, les singes, les perroquets ». Le « nègre » fait appel à trois espèces d’animaux ;
l’énumération les assimile, en quelque sorte, à l’humain : le chien accompagne l’homme, le
singe, animal de Guinée, bien connu du « nègre », est proche de l’homme par la théorie de
l’évolution (le siècle des Lumières voit les travaux et réflexions scientifiques avancer), et le
perroquet est doué de parole. Or ces derniers « sont mille fois moins malheureux que nous ».
L’hyperbole « mille fois » et le comparatif d’infériorité « moins … que… » témoignent de la
souffrance du personnage, noté par l’adjectif « malheureux », et de son infériorité, même visà-vis des bêtes. L’attaque de la religion est reprise, ses pratiques sont inacceptables et
anéantissent l’autre. Le terme « fétiches », repris, est, cette fois, accolé à « hollandais ».
L’ironie dénonce les pratiques d’endoctrinement et de conversion obligée : l’esclavagisme
offre une main d’œuvre exploitée pour le commerce, maltraitée par « les blancs », dont les
pratiques répréhensibles pour le philosophe sont cautionnées par les religieux, qui
christianisent.
L’emploi des différents discours (discours rapportés, discours narrativisés), inclus les uns aux
autres, fait résonner au sein d’un même texte, sous une allure plaisante et divertissante, une
multitude de voix, délivrée par une seule, celle du « nègre », miroir d’un philosophe qui
attaque de plus en plus. Le rappel des sermons, des prêches, fustige cette pratique fallacieuse
des discours religieux ; il n’y a pas de liberté : la conversion, décrite sur un mode
euphémique, a été obligatoire « les fétiches m’ont convaincu », le pronom personnel
complément témoigne une nouvelle fois du choix imposé (le « nègre » n’est pas sujet de sa
conversion), le culte est répétitif et semble lui aussi obligé : « tous les dimanches » (emploi du
prédéterminant indéfini), le verbe d’état confère au prêche bêtise et mensonge, comme le
rappelle le « nègre » : « nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs ». La Bible et la
Genèse font office de preuves indubitables, mais la réalité est tout autre, et c’est bien ce que
critique violemment le « nègre » philosophe. La réflexion pertinente, teintée d’ironie
voltairienne : « je ne suis pas généalogiste », le propos, la négation qui modalise le propos et
l’hypothèse du nègre révèlent l’inadéquation scandaleuse entre le discours religieux et les
actes : « mais si ces prêcheurs disent vrais, nous sommes tous cousins issus de germains ». Ce
qui implique que l’un est l’égal de l’autre, comme le note l’emploi du pronom personnel
« nous », qui englobe tous les êtres, blancs ou noirs, membres d’une seule et même famille ;
dans ces conditions, le blanc n’est pas supérieur au noir, ou alors le prêtre ment. Dans les
deux cas, selon les deux interprétations, l’argumentation, énoncée presque à la manière d’un
syllogisme, est dangereuse, pernicieuse, invite à la réflexion du lecteur, car elle remet en
cause et les comportements et les pratiques des « blancs », des Européens. La démonstration
prend fin avec la conjonction de coordination « Or », et la conséquence, la leçon tirées
immédiatement du propos tenu précédemment : « vous m’avouerez qu’on ne peut en user
avec ses parents d’une manière plus horrible ». Le pronom personnel de deuxième personne
du pluriel souligne toujours le respect et l’humilité du nègre face aux deux personnages, le
futur insiste sur la certitude du personnage, et la souffrance criée et révoltante de ce dernier
s’appuie sur le comparatif de supériorité « plus horrible ».
La réponse de Candide révèle, dès lors, un personnage sensible, touché, ému, en voie de
conversion. Le propos du nègre met en déroute la pensée et l’enseignement reçu du maître
Pangloss, pris à parti : « O Pangloss ! », mis en accusation : « tu n’avais pas deviné cette
abomination ». Le substantif « abomination », souligné par le déterminant démonstratif
déictique « cette », révèle la faiblesse de l’apprentissage prodigué et le conteste. L’expérience
engendre la réflexion et la leçon porte, comme le souligne en quelque sorte la chute abrupte
de la remarque de Candide : « c’en est fait, il faudra que je renonce à la fin à ton optimisme ».
L’apprentissage est en cours, et la phrase avec le futur et l’expression « à la fin » (à double
sens encore : ‘finalement’ ou ‘à la fin’ du conte) anticipe la chute du conte. La notion
fondamentale de Pangloss est questionnée par Cacambo, jusqu’alors en retrait : « Qu’est-ce
qu’optimisme ? ». La réponse de Candide est consternante, sur le mode tragique : « Hélas ! »,
et la définition du terme s’appuie davantage sur le lexique du sentiment que sur celui du
raisonnement : « c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal ». L’antithèse
des adverbes « bien »/ « mal », le pronom indéfini sujet « on » (qui renvoie à chaque homme,
selon son étymologie d’ailleurs) malmène, plagie la formule de Leibniz, pour mieux
l’anéantir. La vue du « nègre » et l’échange ont touché Candide qui manifeste son émotion.
Le récit reprend son cours, après les joies de l’Eldorado, les maux et douleurs du monde ‘réel’
avec ses atrocités ignominieuses sont stigmatisés. L’extrait bouleversant, marqué par
l’isotopie (champ lexical) des larmes, est à la fois une épreuve et une révélation, d’où la fin
étonnante du paragraphe : « et il versait des larmes en regardant son nègre ; et en pleurant, il
entra dans Surinam ». La compassion de Candide est manifeste (mais Voltaire n’en dénoncet-il pas non plus une manifestation peut-être trop excessive ?), la figure du personnage naïf
semble presque christique, il souffre pour l’autre (d’où l’emploi du déterminant possessif
« son nègre »), et fort de la leçon reçue, il peut affronter enfin le monde : « il entra dans
Surinam ».
(à l’oral, suspendre la parole quelques secondes. A l’écrit, laisser à nouveau un blanc,
identique à celui laissé entre l’introduction et le développement. Dans tous les cas, pour bien
marquer votre changement de propos, attaquer par la formule claire et précise : « En
conclusion,… »)
En conclusion, Voltaire divertit et enseigne, pose des questions, suscite la réflexion de son
lecteur. L’esclave mutilé révèle les failles d’une société européenne corrompue par son argent
vicié et ses goûts du luxe, au mépris du respect dû à tout homme. La dénonciation de
l’esclavagisme, pratique scandaleuse résonne dans d’autres discours, notamment celui de
Montesquieu, autre philosophe des Lumières, dans « De l’esclavage des nègres », dans De
l’esprit des lois. Si Montesquieu conduit un plaidoyer sous forme de raisonnement par
l’absurde, l’art de Voltaire réside, quant à lui, dans le détournement de l’attaque : la Guyane
hollandaise est en fait le reflet de la France, dont le comportement est similaire. La présence
de Candide, dans le rôle du ‘naïf’, permet de tendre un miroir au lecteur, et l’esclave, qui
manie avec brio l’ironie et la polyphonie, dans un discours sobre, représente le philosophe qui
dispense critiques et leçon ; l’enseignement porte efficacement, Candide (comme le lecteur ?),
scandalisé, choqué, se métamorphose, pense par lui-même et échappe peu à peu
l’enseignement leibnizien de Pangloss, fustigé par Voltaire.
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