Notes pour la lecture analytique du 1er extrait de Cendrillon de Joël Pommerat Introduction - Joël Pommerat est un auteur et un metteur en scène de théâtre. Il est le fondateur d’une compagnie, la compagnie Louis Brouillard. C’est avec ses acteurs, à partir d’une recherche sur le plateau, qu’il écrit ses pièces. - Cendrillon est un spectacle créé en 2011 et qui constitue une réécriture du conte populaire repris par Perrault et par Grimm au 17ème et 18ème siècle. Nous allons étudier la première scène. - Problématique : Nous allons nous demander comment Joël Pommerat transforme le conte en véritable pièce de théâtre. - Plan : Nous verrons ce qu’il reste de l’écriture et de l’univers des contes de fée. Puis nous montrerons ce qu’il y a de vraiment théâtral. Développement I) Les traces du conte merveilleux. 1) Des procédés d’écriture propres aux contes de fée - Le titre de la pièce « Cendrillon » (Cendrillon « tout court ») revendique sa source. Comme si c’était bien le conte « Cendrillon » que nous allions entendre... - La désignation des personnages rappelle celle des contes de fée : ils sont désigné par leur rôle familial et par l’article défini ce qui nous renvoie aux stéréotypes du conte : « Le père », « la mère », « la très jeune fille ». - Le style est marqué par de nombreuses hyperboles qui soulignent les caractères et les situations pour simplifier et favoriser leur perception. C’est ainsi qu’on trouve à de multiples reprises l’adverbe d’intensité très (« une histoire d’il y a très longtemps », « une très jeune fille », « un très grand malheur ») ou la conjonction « tellement que » (« Tellement longtemps que », « tellement âgée que », tellement qu’on peut les confondre », « tellement faible qu’on avait du mal à la comprendre »). Ces procédés d’écriture sont habituels dans les contes de fées. 2) Le personnage de la narratrice - La présence d’une narratrice dans la liste des personnages nous ramène à une forme d’écriture (le récit) qui est propre au conte plutôt qu’au théâtre. Et aussi à l’oralité qui est la forme originelle des contes de fée. - La narratrice situe l’histoire qu’elle raconte dans un espace-temps très éloigné de l’ici et du maintenant. Là encore c’est une marque de fabrique de l’écriture du conte qui, à partir du « il était une fois », indéterminé, nous entraine dans un autre monde. Ici la narratrice dit des formules équivalentes à « il était une fois » : « je vais vous raconter une histoire d’il y a très longtemps », « j’ai habité dans des pays tellement lointain » - Comme dans les contes, la narratrice semble s’adresser à des enfants. Son style est en effet marqué par une certaine simplicité : un vocabulaire simple et des répétitions pour éviter des jeux de reprise par pronom qui seraient trop compliquées à suivre : « une très jeune fille qui avait beaucoup d’imagination avait connu un très grand malheur…. un jour la mère de cette très jeune fille était tombée très malade ». La narratrice semble d’ailleurs avoir le souci de ne pas heurter la sensibilité des enfants : « Une jeune fille avait connu un très grand malheur, un malheur qui heureusement n’arrive que très rarement aux enfants ». - Enfin, la narratrice énonce par avance une leçon possible : « Les mots sont très utiles mais ils peuvent être aussi très dangereux ». Cela peut faire penser à la morale des contes. Transition : On sent donc bien que Pommerat est imprégné par l’imaginaire et par la rhétorique du conte de fée. Mais nous allons voir comment, à partir de cette matière, il propose une véritable pièce de théâtre. II) Une véritable scène de théâtre 1) Un texte de théâtre - On observe d’abord que la pièce est découpée en scènes et que le texte est composée de répliques et de didascalies. Ph. Campet / Lycée Louise Michel / Bobigny / - La présence d’une « narratrice » n’est pas tout à fait incongrue dans la tradition du théâtre puisqu’il y avait souvent, notamment dans l’antiquité, « un chœur » dont la fonction était bien de prendre en charge certains éléments de l’histoire en les racontant ou en les commentant. - Mais ce qui est intéressant, c’est le caractère très oral, très incarné, très naturel et donc très théâtral du langage de la jeune fille, marqué par des tournures et un lexique parfois fautifs ou familiers : « tu veux pas te lever aujourd’hui ? », « moi j’en ai marre en tous cas », « C’est ça que tu as dit ? ». Ce langage d’aujourd’hui crée un effet de contraste très intéressant avec les attentes qu’un lecteur peut avoir quand il lit un conte. Il suscite vraiment l’intérêt et le plaisir du lecteur ou du spectateur. 2 Une scène de quiproquo - Le quiproquo est un procédé de théâtre très efficace pour provoquer le rire du spectateur dans le cas de la comédie, ou la terreur et la pitié dans le cas de la tragédie. Or toute la scène 2 est une scène de quiproquo puisque les paroles de la mère mourante sont presque inaudibles : « ma chérie il faut que je te dise que je vais bientôt mourir – Je le sais ça que t’as tout le temps envie de dormir ». - Le malentendu sur les paroles de la mère a d’abord un certain effet comique (on pense presque à un gag de la bande dessinée Tintin). Et il y a un comique de répétition puisque le malentendu se répète. « - Chérie je vais m’en aller… -Et que t’es fatiguée ? » « -Tu sais, je vais m’en aller pour toujours. - Et que tu dors le jour ?… » - Mais comme il est question de mort, ce quiproquo prend très vite, dans l’esprit du lecteur ou du spectateur, une dimension tragique. Pommerait utilise ici le ressort de l’ironie dramatique puisque la jeune fille se méprend sur les paroles de la mère, alors que le spectateur lui, perçoit. - Les dernières paroles de la mère ne sont pas entendues par le spectateur qui n’a donc que la version entendue par la très jeune fille (“Ma petite fille, quand je ne serai plus là il ne faudra jamais que tu cesses de penser à moi. Tant que tu penseras à moi tout le temps sans jamais m’oublier… je resterai en vie quelque part. ») mais il sait par la narratrice que la très jeune fille les a mal comprises (« Dans l’histoire que je vais raconter, les mots ont failli avoir des conséquences catastrophiques sur la vie d’une très jeune fille. Les mots sont très utiles, mais ils peuvent être aussi très dangereux »). L’ironie tragique fonctionne donc et le spectateur comprend que ce malentendu constitue le nœud dramatique - Il comprend que la jeune fille est prise au piège de la promesse qu’elle fait à sa mère, que cette promesse va devenir une sorte de fatalité tragique : « Maman, je te promets que je penserai à toi à chaque instant. J’ai très bien compris que c’est grâce à ça que tu mourras pas en vrai et que tu resteras en vie dans un endroit secret invisible tenu par des oiseaux. » Conclusion Ce qui est passionnant avec ce début de pièce de Pommerat, c’est que rien n’est perdu de la magie, de la « petite musique » des contes de fée. Et en même temps, c’est un vrai texte de théâtre, avec une parole d’une grande authenticité dont on sent bien d’ailleurs qu’elle a été forgée sur scène, dans un travail de plateau, dans des improvisations, tellement elle sonne vrai. Cette pièce de théâtre renouvelle ainsi et le conte et la tradition théâtrale. Elle met en scène une jeune fille prise au piège tragique d’une fatalité qui n’est pas extérieure mais qui se construit sur un malentendu. Ce piège est celui du deuil, de la culpabilité. Ph. Campet / Lycée Louise Michel / Bobigny /