Paul Valéry, les philosophes, la philosophie

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Paul Valéry, les philosophes,
la philosophie
Textes recueillis et présentés par
Anne MAIRESSE
BEV - 96 / 97
32e année - Mars / Juin 2004
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
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ITALIE
Centre d'étude du XXème siècle — études vnléryennes
Université Paul-Valéry, Montpellier III
© L'HARMATTAN, 2004
ISBN : 2-7475-7522-5
EAN : 9782747575225
Table des matières
BEV
96 / 97
« Valéry, les philosophes, la philosophie »
Préface : Arme MAIRESSE
Pour quelque philosophie que ce « soi » désigne
3
Nathalie QUINTANE
Sur Teste
9
1" Axe
Marianne MASSIN
Du mythe de l'Inspiration à sa reformulation critique
11
Claude THERIEN
Identité et métissage du moi poétique selon Valéry
27
Benedetta ZACCARELLO
L'ombre de la pensée : individuation de la conscience et irréductibilité de
l'individualité dans la stratégie philosophique des Cahiers
47
François SICRE
Valéry, penseur de l'impensable
77
Jean Marc GUIRAO
-
Esquisse d'une théorie de la sensibilité
85
Régine PIETRA
« Ce qui m'intéresse le plus n'est pas du tout ce qui m'importe le plus »
101
2eme Axe
Olivier SALAZAR-FERRER
111
Benjamin Fondane et l'idéal
Philippe MARTY
129
Monades (Leibniz, Valéry)
Jean-Michel REY
Valéry / Nietzsche : Jeux d'esquive
161
Jacques MILLET
Valéry / Freud : petite note sur le contraffect
165
Marc SAGNOL
Walter Benjamin : Une lecture de Paul Valéry
169
Laurent MARGANTIN
Valéry, Novalis : la question du système
191
Riccardo PINERI
Esthétique et herméneutique des formes : Pareyson lecteur de Valéry 205
Michel DEGUY
Paul Valéry et la culture
241
ANNEXE
Jean THUILE
« Cimetière marin » — Commémoration, mai 1947
261
Jean BELLEMIN-NOËL
Sourires de Valéry dans « Le cimetière marin »
271
Pour quelque philosophie que ce « soi » désigne
Anne
MAIRESSE
Voilà le vice essentiel de la philosophie.
Elle est chose personnelle, et ne veut
l'être » (CEI, 1164).
Bien que Valéry récuse la philosophie en maints endroits de ses
écrits, on admettra qu'il lui donne paradoxalement, et sans doute
par défaut, une place centrale dans sa réflexion. C'est sur le thème
de Valéry et la Philosophie, sous l'angle de l'esthétique poétique
ou celui de la philosophie des Cahiers, que fut convoquée celle de
valéryens de coeur et d'esprit, par hommage ou par emprunt,
formant ici l'important témoignage de sa vivacité et de sa
prégnance internationale en ce numéro double des Etudes
valéruennes que nous avons plaisir de présenter.
C'est tout d'abord à l'écrivaine Nathalie Quintane que nous
avons fait appel en lui demandant, à brûle pourpoint, ce que
représentait - pour elle, si jeune - la figure de Paul Valéry. En fin
de volume, c'est un poète et philosophe moins jeune - ce n'est pas
lui faire offense que de le dire ainsi - à qui revient la lourde charge
d'un bilan. Michel Deguy, dont on connaît le culte qu'il voue à
Mallarmé et l'intérêt plus nuancé qu'il porte, en conséquence, à
Valéry, pose le problème de la relation de la philosophie dans la
Anne M A I RESSE
culture moderne, réévaluant ainsi d'une façon remarquable la
place qu'y occupe — pour lui — Paul Valéry.
Entre ces deux avis, le volume s'articule selon les deux axes
essentiels qui s'imposaient.
Le premier rassemble des articles où la réflexion philosophique
est convoquée au titre de ses rapports et de son influence sur les
mécanismes de l'écriture poétique. Ainsi Marianne Massin, dans sa
reformulation critique du mythe de l'inspiration, interroge la
nécessité de soumettre aux « droits impérieux de l'intellect qui
régissent l'art poietique » les formes gracieuses, les « aléas
opportuns » ou les « accidents favorables » qui créent ces petits
bonheurs de l'écriture. Mais n'est-ce pas là nous plonger au coeur
de la problématique ? Quand, au coeur des mots, à l'endroit même
de ce qui les éloignent de toute doctrine ou système philosophique,
ils se révèlent et s'imposent dans leur plus familière étrangeté ?
Claude Thérien nous offre sa très pertinente réflexion sur le
thème du « métissage » de l'identité plurielle : les modifications de
l'« ego » ; « je puis » à la relève de « je suis » et l'expression de
« mois virtuels » à travers des circonstances esthétiques et
poétiques qui en favorisent les manifestations. Ainsi s'impose la
figure d'un individu composite, modelé par ces rencontres
esthétiques et poétiques.
La vocation philosophique des Cahiers est revisitée avec
Benedetta Zaccarello sous l'angle d'une « stratégie » de l'écriture
comme espace introspectif, posant la question de l'individuation
de la conscience d'une part, et de l'autre, l'irréductibilité de
l'individualité en regard de la notion de « perte » ou de « douleur
qu'occasionne cette perte.
François Sicre, entreprend d'établir une correspondance entre
l'« être » mû par le désir de faire et la portée philosophique d'une
réflexion sur les limites de la représentation.
Jean-Marc Guirao nous entraîne ensuite dans une réflexion de
Valéry sur la construction d'une théorie de la sensibilité ayant
pour vocation l'analyse proportionnelle de la cause et l'effet, mais
interroge aussi la possibilité de renversement de cette
PRÉFACE
5
proportionnalité. N'est-ce pas toujours la recherche d'un pointzéro, celui d'une sensibilité nulle que, vainement, le poète comme le
philosophe cherchent à maîtriser?
Enfin, à propos des Cahiers, interrogeant les thèmes de
l'inspiration, du spontané, du divertissement et de la surprise
considérés comme autant d'agents perturbateurs de la pensée pour
Valéry, Régine Pietra analyse ce qui « intéresse le plus » le poète
versus ce qui lui « importe le plus », c'est-à-dire, ce qui pourrait se
solder par une « densité » de la vie consistant en fin de compte à la
célébrer...
Le deuxième axe de ce volume nous suggère de découvrir de
nouvelles correspondances intellectuelles, les amitiés mais aussi les
inimitiés entre, par exemple, l'esthétique de Benjamin Fondane,
poète philosophe roumain auquel Olivier Salazar-Ferrer a consacré
un bel ouvrage' et ses réflexions sur l'ceuvre de Valéry, sous l'angle
d'un rapport polémique et contradictoire.
Tout en se distinguant d'une correspondance entre deux
auteurs, Philippe Marty analyse non moins poétiquement l'unité
parfaite que représente les monades ou la substance simple de
Monade, comme point de rencontre où « elle » cherche à se faire
connaître et où la pensée de Leibniz avec celle de Valéry
parviennent à se croiser pour s'unir.
Suit le témoignage sur un Valéry très nietzschéen par
l'évitement et ses « figures de dérobade », auxquels Jean-Michel
Rey nous dit que Valéry s'est passablement consacré. Pouvait-on
ne pas faire accompagner cette rapide réflexion d'un avis sur le
rapport — qui nous reste très ambigu — entre Valéry et Freud ? Les
propos de Jacques Millet sur le « contraffect » confortent ainsi
l'importance de la philosophie ou de la pensée allemandes, dans la
deuxième section de notre ouvrage qui leur est presque
entièrement consacrée.
Marc Sagnol nous engage de son côté dans une lecture des
réflexions littéraires et philosophiques qu'a développé Walter
Benjamin à propos de l'oeuvre du poète tout autant que du
penseur Valéry.
6
Arme
MAIRESSE
Convoquant Novalis et Valéry, Laurent Margantin nous
propose une lecture qui s'articule autour de la notion de système,
laquelle est ancrée à la logique kantienne de la Critique, mais aussi
à ses fautes.
Grâce à Riccardo Pineri, nous découvrons la récente publication
de L'esthétique de Valéry" de Luigi Pareyson que l'auteur enseigna à
l'université de Turin dans les années 58-59. Cette esthétique, ainsi
que deux articles critiques sur le philosophe ont inspiré
l'importante postface' de Riccardo Pineri que nous avons le plaisir
de reproduire ici, en ce qu'elle pose entre autres questions et de
manière fort nietzschéenne, celle de l'artiste-constructeur au coeur
de l'esthétique valéryenne, associant puissance du faire à pouvoir de
construction.
A partir d'un témoignage poétique, et tout en nous plaisant à
imaginer un Valéry souriant qui aurait négligé pour un temps (on
s'y attendait) son dessein philosophique (celui qui tombe dans
« un creux toujours futur » ?), Jean Bellemin-Noél nous propose de
relire au contraire les deux premières strophes du deuxième
mouvement du poème intitulé pour l'occasion : « cimetière
marrant ». Mais c'est à un retour à la philosophie et à une vision
du monde « héraclitéenne » que l'auteur nous invite pourtant...
Vers un tout autre « Cimetière Marin », celui du poète en son
repos, que Jean Thuile nous renvoyait, près de soixante ans plus
tôt, pour oublier critique et poète officiel et véritablement célébrer
le créateur. Revisitant la commémoration à « Septe » de mai 1947,
l'auteur nous incite — en un texte étonnamment écrit — à nous
interroger sur l'importance du « comment cacher un homme ? ›>.
Alors, se dira-t-on, n'est-ce pas encore là un travail lui aussi
dissimulé, un travail à la fois de dénégation, d'atténuation, ou plus
poétiquement, celui d'une délicate prudence ou d'une dérobade
par les mots du poète, penseur, homme de lettre, philosophe,
intellectuel, qui s'est imposé à ceux qui parmi les valéryens
tenaient, dans la connexion entre philosophie et poétique, dans la
PRÉFACE
7
recherche d'une correspondance chez Valéry entre discours
philosophique et écriture poétique, à dire qu'« il » — au singulier —
ne peut s'y trouver, ou qu'il ne peut pas la vouloir, sans autrement
courir le risque d'en accentuer immédiatement les limites ou
l'ennui ?
N'est-ce pas encore dans l'intenable, dans l'insoutenable, je
dirai même dans l'insupportable (douleur) de cet effort de
rassemblement d'un discours que l'on cherche à rendre
communiquant, ou communicatif, puisqu'il ne saurait être
commun aux deux disciplines, qu'invariablement Valéry est
entraîné à dire, au sujet de la philosophie, qu'il la « Veut
ignorer » ? Ainsi le poète se re-positionne instantanément pour
saisir, au-delà de tout discours, au-delà de toute raison
philosophique s'exerçant sur lui, une finesse qui l'autorise à
emprunter une pensée pour seulement passer ou dé- passer son
chemin, pour surtout ne pas s'y figer.
C'est à nouveau le constat d'une construction de soi comme
homme d'esprit », qui s'impose alors, mais une construction
philosophique aussi bien, et en cette dernière, celle d'une figure
protéiforme qui feint de ne plus se construire, ou de ne plus rien
apprendre à personne, à moins de lui rendre l'incognito, à moins
qu'en elle soit préservée cette possibilité de l'« ignorer ». Ainsi
Valéry s'exprime-t-il, non moins philosophiquement, et me
semble-t-il, tout aussi poétiquement, pour dire comment il se peut
que se fasse encore ou que se fasse « enfin », « quelque chose » !
Je vous laisse à méditer les deux passages extraits de Homo qui
se suivent dans les Cahiers bien que sans connexion apparente. Je
les dirai pourtant à double entente, si, en fin de compte, ou pour
tenter de régler ses comptes, (on a quelques raisons de le croire !)
Valéry les a écrits tout en pensant à Nietzsche, ce « héros » ( ?) dont
l'oeuvre qui « dérange », reste, et quels qu'en soient les défauts, bel
et bien incontournable !
Anne MAIRESSE
8
Le but, la fin — ou plutôt avec précision — le point vers lequel tend
l'homme, n'est-ce pas de devenir ce qu'il est ? De sentir enfin
conformément à sa connaissance, et de connaître conformément à sa
sensation, — limites auxquelles il tend par une suite de tâtonnements et de
corrections dans les deux sens — mais limite inaccessible elle-même. — Le
Saint, le héros, etc. représentent des coups excentriques.
L'opposition entre Dionysos et Apollon est constitutive. Ils ne valent
que dans leur conjugaison de lutteurs. Séparés, l'un ahurit, l'autre
assomme.
Dans un four incandescent, dans un four éteint, l'oeil ne voit
également rien. Il faut donc un clair-obscur, qui du Tout et du Rien fasse
enfin quelque chose.
(1917. E, VI, 456.) (Cl/, 1381).
NOTES
' Salazar-Ferrer, Benjamin Fondane, Paris, OXUS, Coll. Les Roumains de Paris, 2004
Pareyson, Luigi, L'esthétique de Valéry, Nîmes, Thééthète, 2002.
'" Postface à L'esthétique de Valéry de Luigi Pareyson.
Sur Teste
Nathalie QUINTANE
Quarante-cinq, quarante-six, je ne jurerai pas que Valéry eut de
grands pieds — que ceci ne nous le gâte pas —, ainsi prologant, il
vient (r)assurer cent sept ans plus tard les auteurs qu'on dit froids
(dont moi), par passé composés et points virgules conjugués et
dandysme familial.
Si le narrateur est Bouvard, le personnage est Pécuchet, le mot
est bêtise et la question l'intelligence. Testez vos capacités.
Comment vérifier son intelligence ? Comment développer les
facultés de mon cerveau ? Quels critères vous permettront de juger
que vous êtes aujourd'hui plus intelligent(e) qu'hier et bien moins
que demain ? L'intelligence chez l'auteur est la question de
l'amour.
Teste, rouge, debout avec la colonne d'or de l'Opéra : nous
rectifions — et passons de Pécuchet et Bouvard à un possible
Surmâle (1902 ; Teste : 1896). B... et l'Opéra (Garnier), idem : les
clients choisissaient de haut les petites danseuses qu'ils
consommeraient après le spectacle dans une arrière salle du
bâtiment conçue à cet effet.
Testis : on ne témoigne vraiment que sur ses parties intimes.
Que se passe-t-il lorsque le témoin même s'est retiré ? Lorsqu'il
10
Nathalie
QUINTANE
préfère tourner le dos, dormir ? Lorsqu'il n'est plus anarchiste,
décadent ? Pas même philosophe ? Lorsqu'il écrit Le Cimetière
Marin pour les futurs touristes, pour les futurs Bonnefoy — qu'ils
puissent le traiter d'« apostat », de sec, d'étique, de po-étique, pour
une fois (et foin de l'à présent correct po-éthique).
Non le Néant mais
signes particuliers : néant
de la réduction du Néant en petit néant naît la possibilité d'être
aujourd'hui moderne.
Tout le monde s'appelle Erik Satie, dit Erik Satie. Tout le monde
s'imite, dit le narrateur de Teste. Air du temps ? Décompensation
démocratique inséparable de l'idée de retraite en douce, loin du
retranchement presque boucherie mallarméen ?
Dans Le Pornographe, de Bertrand Bonello, le fils du pornographe organise avec ses amis étudiants le parti de ceux qui se
taisent. Jeune implique jeûne de la parole.
Ou : Surmâle et Teste sont-ils deux gymnastes (l'un, littéral ;
l'autre, intellectuel) ayant, somme toute, provisoirement, renoncé à
renoncer ? Surmâle : Ellen Elson ; Teste : Madame, le Log-Book, un
ami, la promenade, les pensées.
Bartleby l'écrivain a l'épaisseur d'un état civil en comparaison
de Teste. Mais c'est un bon Teste.
Fin de l'écriture artiste — on passe des synesthésies aux
anesthésies, du piano de Des Esseintes au lit trop court (les grands
pieds ?). Vérification de l'agilité intellectuelle par le calcul boursier.
Peut-on encore aujourd'hui écrivain être amoureux de
l'intelligence ? Oui, car l'amour de l'intelligence, Teste le prouve, se
nomme idiotie. Le narrateur est Teste, non son double — nous ne
sommes pas dans le ratage d'un conte fantastique allemand. Teste
est indédoublable, sans fond, idiot au sens étymologique, réel
comme un nom propre (je l'ai entendu désigner un objet matériel par
un groupe de mots abstraits et de noms propres).
Du mythe de l'inspiration,
à sa reformulation critique
Marianne
MASSIN
« J'ai été séduit par je ne sais quel Daimôn à opposer la
conscience de ma pensée à ses productions, et l'acte réfléchi aux
formations spontanées (même très belles), aux hasards (même très
heureux), — en un mot à tout ce qui peut être attribué à
l'automatisme », écrit en 1932 Paul Valéry pour « tenter
d'expliquer la nature de [ses] relations avec la poésie » (Œuvres, II,
p. 1605).
Dans cette opposition entre conscience réfléchie et
automatisme, on reconnaît sans peine une thématique centrale
chez l'écrivain qui s'en explique à maintes reprises. Elle ne vise
pas, comme on pourrait trop vite le croire, à évincer la sensibilité,
la spontanéité, les aléas opportuns ou les accidents favorables.
Leur réussite est parfois incontestable. En témoignent la double
parenthèse de la déclaration ci-dessus et la genèse même de
plusieurs poèmes de Valéry, sans compter ses affirmations
réitérées : « Je ne déprise pas le don éblouissant de notre vie à
notre conscience quand elle jette brusquement dans le brasier mille
souvenirs d'un seul coup. Mais, jusques à nos jours, jamais une
trouvaille, ni un ensemble de trouvailles n'ont paru constituer un
12
Marianne
MASSIN
ouvrage » (CE., I, 481). Aussi l'opposition évoquée ci-dessus
rappelle-t-elle plutôt l'absolue nécessité de soumettre ces bonheurs
premiers aux droits impérieux de l'intellect qui régissent l'art
poïétique » — choix discriminant, lucidité critique et patient
travail de composition. Lui seul leur conférera éventuellement une
valeur, extrayant l'or de la boue, et sertissant l'hypothétique pépite
dans une totalité unifiée et continue. Ce n'est qu'à ce prix que
l'ceuvre peut advenir dans sa lente et persévérante genèse par-delà
le discontinu des éblouissements, car « cent instants divins ne
construisent pas un poème, lequel est une durée de croissance et
comme une figure dans le temps; et le fait poétique naturel n'est
qu'une rencontre exceptionnelle dans le désordre d'images et de
sons qui viennent à l'esprit. Il faut donc beaucoup de patience,
d'obstination et d'industrie, dans notre art, si nous voulons
produire un ouvrage qui ne paraisse enfin qu'une série de ces
coups rien qu'heureux, heureusement enchaînés » (CE., I, 648)
L'accident n'est fécond que si l'écrivain sait s'en saisir, ce qui
suppose à la fois la conscience des virtualités poétiques, leur
emploi adéquat et réfléchi et une longue ténacité dans leur mise en
oeuvre. Procéder autrement, c'est ignorer la difficile grandeur du
poète. C'est une « honte d'écrire, sans savoir ce que sont langage,
verbe, métaphores, changements d'idée, de ton ; ni concevoir la
structure de la durée de l'ouvrage, ni les conditions de sa fin ; à
peine le pourquoi, et pas du tout le comment ! Rougir d'être la
Pythie... » (Œ., II, 550). Les poèmes réussis « sont aussi des chefsd'oeuvre de labeur, des monuments d'intelligence et de travail
soutenu, des produits de la volonté et de l'analyse, exigeant des
qualités trop multiples pour pouvoir se réduire à celles d'un
appareil enregistreur d'enthousiasmes ou d'extases » (CE., I, 1376).
Il y a donc une irresponsabilité proprement scandaleuse dans la
confiance éblouie que certains accordent aux facilités des
automatismes, aux gains heureux de l'immédiateté. Il y a une
niaiserie grossière à croire que le hasard premier, l'imprévu
bienvenu résultent d'une nature géniale ou du don d'une divinité.
À supposer même que « les dieux gracieusement nous donnent
pour rien tel premier vers ; [...] c'est à nous de façonner le second,
Du
MYTHE DE L'INSPIRATION
13
qui doit consonner avec l'autre et ne pas être indigne de son aîné
surnaturel » (CE., I, 482). Aussi Valéry dénonce-t-il avec vigueur
l'idée d'une inspiration poétique qui réduit « le poète à un rôle
misérablement passif [...] une sorte d'urne en laquelle des millions
de billes sont agitées, ou une table parlante dans laquelle un esprit
se loge [...] un instrument, un médium momentané» (Œ., I, 1376).
Ce refus répété de la passivité est indissociablement éthique et
esthétique, et sans doute plus encore éthique qu'esthétique
puisqu'il peut amener à préférer la maîtrise réfléchie de la
production à la valeur intrinsèque de l'ceuvre — « J'aimerais
infiniment mieux écrire en toute conscience et dans une entière
lucidité quelque chose de faible, que d'enfanter à la faveur d'une
transe et hors de moi-même un chef-d'oeuvre d'entre les plus
beaux », affirme le poète (CE., I, 640, 1481). Pour comprendre un tel
sacrifice, il faut souligner qu'il n'engage pas la seule dignité de
l'écriture, mais qu'il en va du mérite de l'homme. « Le plus bel
effort des humains est de changer leur désordre en ordre, et la
chance en pouvoir ; c'est là la véritable merveille. J'aime que l'on
soit dur pour son « génie» » (CE., I, 654). Qu'une idée soit là, qu'une
illumination s'impose, ne suffit jamais à les justifier. Les accepter
sans autre examen serait consentir à n'être qu'un réceptacle, un
« appareil enregistreur », un médium, une chose et non plus un
sujet — intellect et volonté.
C'est donc déchoir gravement que plier devant les caprices
impromptus que nous dicte le hasard. Mais pire encore est
l'arrogance crédule de ceux qui croient ainsi se diviniser ou
s'élever au-dessus de l'humain, sans se rendre compte qu'ils
s'abaissent sûrement, se flattant d'être des pipeaux creux qu'un
souffle évanescent traverse. Valéry stigmatise, non sans causticité,
cette attitude qu'il refuse : « Je ne vois aucun intérêt à être inspiré
par les dieux, c'est leur servir de flageolet. Et le devoir d'un esprit
noble serait de ne pas vouloir de cet emploi, de refuser des dons
qui enflent le donataire, lequel s'en désenfle en faveur des tiers et
se retrouve aussi sot que devant, dans sa gloire usurpée » (Cahiers,
II, 1055). Si la gloire est usurpée, elle est de toute manière illusoire
et fugace, ce pourquoi « c'est une image insupportable pour les
Marianne
14
MASSIN
poètes que celle qui les représente recevant de créatures
imaginaires le meilleur de leurs ouvrages. Agents de transmission
c'est une conception de sauvages. Quant à moi, je n'en veux point.
Je ne me sers que de ce hasard qui fait le fond de tous les esprits et
puis d'un travail opiniâtre qui est contre ce hasard » (Id, 1097).
Loin de se laisser instrumentaliser par son propre imaginaire,
loin de se laisser dicter sa parole par une supposée puissance
extraordinaire et d'en tirer vanité en toute irresponsabilité,
l'homme doit se servir de ce qui vient à lui. L'art est de « profiter
de l'accident heureux » (C., II, 992) ; encore faut-il savoir le
reconnaître comme tel. Le hasard est la donne première et aveugle,
il n'est ni bon ni mauvais, ni gloire ni indignité ; il est le matériau
que façonne l'homme, il convient de l'affronter, d'estimer
l'opportunité qu'il offre et de s'affirmer ainsi dans sa dignité de
sujet pensant et non de simple « roseau parlant » (CE., I, 732).
Les options esthétiques de Valéry relèvent donc d'une position
éthique on l'a dit ; on mesure aussi, dans leur réaffirmation de
pages en pages et d'années en années, la dimension personnelle de
cette résistance critique, de cette lutte engagée contre les facilités et
les approximations, contre les abandons comblés et crédules,
contre le mythe caressant et décervelant de l'inspiration. « Je rêve
une poésie courte — un sonnet — écrite par un songeur raffiné qui
serait en même temps un judicieux architecte, un sagace algébriste,
un calculateur infaillible de l'effet à reproduire. Jamais plus, mon
idéal artiste ne s'abandonnera aux hasards de l'inspiration —
jamais il n'écrira tout un poème dans une nuit de fièvre » écrivait-il
déjà à Pierre Louys dans une lettre du 12 juin 1890 (CE., I, 1792).
***
Au regard de cette résolution de 1890, la déclaration de 1932
(donnée ci-dessus en guise de préambule) peut surprendre si on
lui prête à nouveau attention. Elle recèle en effet un étrange
paradoxe, non parce qu'elle affirme avec vigueur le primat de la
conscience réflexive sur les automatismes de tous ordres, on vient
Du MYTHE DE L'INSPIRATION
15
de s'en expliquer, mais parce que Valéry en donne pour origine et
justification la séduction première de « je ne sais quel Daimôn » .
Comment concilier sa volonté exacerbée de maîtrise et de
lucidité critique, son refus de l'inspiration et cette mention
troublante tant de la séduction à laquelle il aurait cédé, que de
l'intervention d'un esprit supérieur à laquelle il aurait obéi?
Comment admettre encore ce « je ne sais quoi » et cette allusion
mythique, chez celui qui déclare « adorer passionnément la
précision » et vouloir « nettoyer la situation verbale » pour traquer
« la mythologie ordinaire des choses de l'esprit [dont] presque tous
les poètes se contentent » car « ce qui périt par un peu plus de
précision est un mythe » (respectivement CE., I, 1207, 1316, 1665,
904) ? En bref, peut-on à la fois avoir « été séduit par je ne sais quel
Daimôn » et « rougir d'être la Pythie » ?
Avant d'accuser trop vite le poète d'incohérence, on cherchera
une explication dans la référence implicite au génie socratique et
aux textes platoniciens qui l'évoquent. On sait que Socrate décrit ce
« je ne sais quoi de divin et de démonique » qui le visite depuis
l'enfance. comme « une voix qui se fait entendre de moi, et qui,
chaque fois que cela arrive, me détourne de ce qu'éventuellement
je suis sur le point de faire, mais qui jamais ne me pousse à
l'action » (Apologie de Socrate, 31 d). Le démon de Socrate a donc
d'abord une fonction apotropaïque, c'est-à-dire qu'il se contente de
suspendre son mouvement premier (apotrepein), de le retenir dans
ses actions impulsives. « Il ne fait jamais que m'arrêter, quand il
arrive que je me dispose à agir», dit-il encore (Phèdre, 242bc).
Ensuite et en conséquence, la voix démonique l'oblige à la
vigilance philosophique. Enfin cette voix familière ne s'adresse
qu'à Socrate, le singularise dans la conduite de ses actes et le rend
déroutant pour ses concitoyens (qui le lui reprocheront et iront
jusqu'à le condamner à mort) — elle a pu être interprétée comme
un dédoublement de sa propre conscience'.
Si l'on est attentif à ces trois points, on comprend mieux que
Valéry explique sa propre attitude par « je ne sais quel Daimôn ».
Cet autre Daimôn le conduit à son tour à refuser la facilité des
16
Marianne
MASSIN
automatismes et des mouvements spontanés, l'oblige à préciser les
critères de sa propre vigilance poétique, le singularise et l'oppose à
tous ces poètes qui se grisent de « mythologies ordinaires », floues
et impersonnelles. Une telle intervention démonique familière,
coutumière, intime ne saurait se confondre avec le souffle tout
puissant, momentané, discontinu d'une inspiration extraordinaire
qui transforme le poète en « flageolet », ou « roseau parlant » et le
laisse tout « désenflé » après l'avoir utilisé.
Soit. Mais on ne sera pas quittes pour autant de la gêne que
suscite encore cette référence pour plusieurs raisons, plus liées
qu'elles ne paraissent.
En premier lieu, il faudrait comprendre pourquoi cette
référence au daimôn socratique, requise pour justifier une attitude
qui s'oppose à l'inspiration, oblitère d'autres occurrences du divin
dans les textes platoniciens, notamment l'Ion qui développe une
conception de l'inspiration poétique très proche de celle ici
combattue — on y reviendra. En second lieu, le fait de s'abriter
derrière une autorité de tutelle ressemble assez peu à Valéry,
surtout lorsqu'il s'agit de penser sa propre pratique de poète. Dans
ce cas précis par ailleurs, et même si l'on fait abstraction du Ion,
cette autorité philosophique ferait presque ombrage à son désir de
penser la spécificité du rapport à la poésie. Enfin, elle peut même
paraître incongrue si l'on se souvient qu'il entretient un rapport
parfois assez distant à la discipline de ceux qui ont « l'esprit affligé
de la manie interrogeante » (CE., I, 1397), discipline au sein de
laquelle il dit se trouver « comme un barbare dans une Athènes, où
il sait bien que des objets très précieux l'environnent et que tout ce
qu'il voit est respectable ; mais au sein de laquelle il se trouble, il
éprouve de l'ennui, de la gêne et une vague vénération [...]
traversée de quelques envies brutales de tout rompre ou de mettre
le feu à tant de merveilles mystérieuses dont il ne se sent point de
modèles dans l'âme » (Œ., I, 791).
La possibilité de prendre modèle sur la philosophie semble
donc inversée et invalidée. Pourtant, on objectera qu'il a lui-même
composé des dialogues à la manière de Platon. Certes, mais il a
aussi vite récusé l'influence possible du philosophe, il affirme à
DU MYTHE DE L'INSPIRATION
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plusieurs reprises n'être pas helléniste, être « demeuré un écolier
des plus médiocres, qui se perd dans l'original de Platon et le
trouve dans les traductions, terriblement long et souvent
ennuyeux » (CE., II, 1402, cf. aussi 1398). De telles dénégations sont
partiellement contredites — notamment par une lettre à Gide
d'août 1891 : « sur ma table voici d'abord le Banquet de Platon »
(CE., II, 1399). Elles sont donc sans doute à relativiser et témoignent
sans doute, plus que de l'ignorance du poète, de son inintérêt pour
cette recherche d'influence et de son exigence jalouse d'une
inventivité assumée. Peu importe de qui l'on se nourrit pourvu
que l'on soit susceptible d'en faire une oeuvre : « Le désir
d'originalité est le père de tous les emprunts /de toutes les
imitations/. Rien de plus original, rien de plus soi que se nourrir
des autres — Mais il les faut digérer. Le lion est fait de mouton
assimilé » (C., II, 1002).
Cette conception de l'originalité créatrice a pour notre propos
une double conséquence.
En premier lieu, elle éclaire derechef le refus récurrent du
mythe de l'inspiration. En effet, se croire « inspiré », c'est accepter
de recevoir d'une puissance supérieure ce qui nous instrumentalise
et nous délaisse, nous ne sommes que le pipeau d'un souffle
extérieur, le lieu momentané d'un transit. La valeur de l'extraordinaire, la surprise de la nouveauté sont sottement préférés à la
genèse patiente d'une réelle singularité. Tout à l'inverse, Paul
Valéry défend une originalité résolument immanente et construite,
faite d'assimilation et de digestion. Le poète ne reçoit pas
passivement d'un ciel inconnu, mais prend activement chez les
autres ce qui lui convient ou sommeille en lui : « nous trouvons
« justes » ou « bonnes » les idées qui étaient en puissance dans
notre être et que nous recevons d'autrui. C'est notre bien » (CE., II,
520). Dans cette reconnaissance immédiate de « notre bien »,
l'absorption est le plus souvent inconsciente ; en tous les cas, elle
modifie durablement le sujet et contribue à forger une réelle
individualité. En conséquence, ce que l'on dénomme « originalité »
n'est que le résultat de ce processus d'emprunt, de reconnaissance
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Marianne MASSIN
et d'assimilation et « nous disons qu'un auteur est original quand
nous sommes dans l'ignorance des transformations cachées qui
changèrent les autres en lui » (CE., I, 634-635).
En second lieu, elle jette une autre lumière sur la relation à la
philosophie, le poète peut s'en nourrir, non pour s'en faire le
disciple déférent (en ce cas, l'ennui le gagne vite comme le barbare
dans Athènes), non pour y chercher des garanties ou des tutelles,
mais pour s'aider à croître lui-même. Relation d'ingestion qui ne
va pas sans éventuelle violence et qui défait la belle clarté d'une
contemplation extérieure et respectueuse dans une sourde rivalité
polémique. Ainsi, Valéry s'emploie-t-il souvent, et lors même qu'il
leur rend explicitement hommage, à inverser le rapport habituel
du poète aux philosophes. Par petites touches, il opère une
audacieuse permutation. Qu'on en juge : il les décrit comme des
rêveurs, des visionnaires, voire des inspirés. Il s'intéresse à la
fonction des songes de Descartes, au fait que ce dernier les attribue
à un Génie « un Daimôn qui aurait créé en lui » (CE., I, 815), et
ajoute encore « Socrate avait son Daimôn, Descartes se donne un
Diable pour les besoins de son raisonnement » (CE., I, 829). Enfin,
menant la permutation à son comble, il est conduit à « ranger le
philosophe dans les artistes », mais c'est pour préciser aussitôt :
« cet artiste ne veut pas convenir de l'être et là commence le
drame » (CE., I, 1236).
Le philosophe est donc un artiste imparfait, car — ici le
retournement devient proprement stupéfiant — il manque de
lucidité et surtout de précision dans l'emploi de « ces termes que
l'on ne peut préciser sans les recréer » parmi lesquels celui
d' «inspiration», le philosophe se fait alors artiste par défaut :
« vous savez qu'alors le philosophe se fait poète, et souvent grand
poète ; il nous emprunte la métaphore » (CE, I, 797).
On admettra que l'hommage est au moins ambivalent, venant
de celui qui veut « nettoyer la situation verbale » et s'attaque avec
une virulence particulière à l'illusion naïve de l'inspiration. On le
reconnaîtra d'autant plus volontiers dans le contexte de notre
actuel propos ; en effet ce mythe de l'inspiration, réactivé par le
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