Paul Valéry, les philosophes, la philosophie Textes recueillis et présentés par Anne MAIRESSE BEV - 96 / 97 32e année - Mars / Juin 2004 L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie KOnyvesbolt 1053 Budapest Kossuth L. 1114-16 HONGRIE L'Harmattan 'talla Via Degli Artisti 15 10124 Torino ITALIE Centre d'étude du XXème siècle — études vnléryennes Université Paul-Valéry, Montpellier III © L'HARMATTAN, 2004 ISBN : 2-7475-7522-5 EAN : 9782747575225 Table des matières BEV 96 / 97 « Valéry, les philosophes, la philosophie » Préface : Arme MAIRESSE Pour quelque philosophie que ce « soi » désigne 3 Nathalie QUINTANE Sur Teste 9 1" Axe Marianne MASSIN Du mythe de l'Inspiration à sa reformulation critique 11 Claude THERIEN Identité et métissage du moi poétique selon Valéry 27 Benedetta ZACCARELLO L'ombre de la pensée : individuation de la conscience et irréductibilité de l'individualité dans la stratégie philosophique des Cahiers 47 François SICRE Valéry, penseur de l'impensable 77 Jean Marc GUIRAO - Esquisse d'une théorie de la sensibilité 85 Régine PIETRA « Ce qui m'intéresse le plus n'est pas du tout ce qui m'importe le plus » 101 2eme Axe Olivier SALAZAR-FERRER 111 Benjamin Fondane et l'idéal Philippe MARTY 129 Monades (Leibniz, Valéry) Jean-Michel REY Valéry / Nietzsche : Jeux d'esquive 161 Jacques MILLET Valéry / Freud : petite note sur le contraffect 165 Marc SAGNOL Walter Benjamin : Une lecture de Paul Valéry 169 Laurent MARGANTIN Valéry, Novalis : la question du système 191 Riccardo PINERI Esthétique et herméneutique des formes : Pareyson lecteur de Valéry 205 Michel DEGUY Paul Valéry et la culture 241 ANNEXE Jean THUILE « Cimetière marin » — Commémoration, mai 1947 261 Jean BELLEMIN-NOËL Sourires de Valéry dans « Le cimetière marin » 271 Pour quelque philosophie que ce « soi » désigne Anne MAIRESSE Voilà le vice essentiel de la philosophie. Elle est chose personnelle, et ne veut l'être » (CEI, 1164). Bien que Valéry récuse la philosophie en maints endroits de ses écrits, on admettra qu'il lui donne paradoxalement, et sans doute par défaut, une place centrale dans sa réflexion. C'est sur le thème de Valéry et la Philosophie, sous l'angle de l'esthétique poétique ou celui de la philosophie des Cahiers, que fut convoquée celle de valéryens de coeur et d'esprit, par hommage ou par emprunt, formant ici l'important témoignage de sa vivacité et de sa prégnance internationale en ce numéro double des Etudes valéruennes que nous avons plaisir de présenter. C'est tout d'abord à l'écrivaine Nathalie Quintane que nous avons fait appel en lui demandant, à brûle pourpoint, ce que représentait - pour elle, si jeune - la figure de Paul Valéry. En fin de volume, c'est un poète et philosophe moins jeune - ce n'est pas lui faire offense que de le dire ainsi - à qui revient la lourde charge d'un bilan. Michel Deguy, dont on connaît le culte qu'il voue à Mallarmé et l'intérêt plus nuancé qu'il porte, en conséquence, à Valéry, pose le problème de la relation de la philosophie dans la Anne M A I RESSE culture moderne, réévaluant ainsi d'une façon remarquable la place qu'y occupe — pour lui — Paul Valéry. Entre ces deux avis, le volume s'articule selon les deux axes essentiels qui s'imposaient. Le premier rassemble des articles où la réflexion philosophique est convoquée au titre de ses rapports et de son influence sur les mécanismes de l'écriture poétique. Ainsi Marianne Massin, dans sa reformulation critique du mythe de l'inspiration, interroge la nécessité de soumettre aux « droits impérieux de l'intellect qui régissent l'art poietique » les formes gracieuses, les « aléas opportuns » ou les « accidents favorables » qui créent ces petits bonheurs de l'écriture. Mais n'est-ce pas là nous plonger au coeur de la problématique ? Quand, au coeur des mots, à l'endroit même de ce qui les éloignent de toute doctrine ou système philosophique, ils se révèlent et s'imposent dans leur plus familière étrangeté ? Claude Thérien nous offre sa très pertinente réflexion sur le thème du « métissage » de l'identité plurielle : les modifications de l'« ego » ; « je puis » à la relève de « je suis » et l'expression de « mois virtuels » à travers des circonstances esthétiques et poétiques qui en favorisent les manifestations. Ainsi s'impose la figure d'un individu composite, modelé par ces rencontres esthétiques et poétiques. La vocation philosophique des Cahiers est revisitée avec Benedetta Zaccarello sous l'angle d'une « stratégie » de l'écriture comme espace introspectif, posant la question de l'individuation de la conscience d'une part, et de l'autre, l'irréductibilité de l'individualité en regard de la notion de « perte » ou de « douleur qu'occasionne cette perte. François Sicre, entreprend d'établir une correspondance entre l'« être » mû par le désir de faire et la portée philosophique d'une réflexion sur les limites de la représentation. Jean-Marc Guirao nous entraîne ensuite dans une réflexion de Valéry sur la construction d'une théorie de la sensibilité ayant pour vocation l'analyse proportionnelle de la cause et l'effet, mais interroge aussi la possibilité de renversement de cette PRÉFACE 5 proportionnalité. N'est-ce pas toujours la recherche d'un pointzéro, celui d'une sensibilité nulle que, vainement, le poète comme le philosophe cherchent à maîtriser? Enfin, à propos des Cahiers, interrogeant les thèmes de l'inspiration, du spontané, du divertissement et de la surprise considérés comme autant d'agents perturbateurs de la pensée pour Valéry, Régine Pietra analyse ce qui « intéresse le plus » le poète versus ce qui lui « importe le plus », c'est-à-dire, ce qui pourrait se solder par une « densité » de la vie consistant en fin de compte à la célébrer... Le deuxième axe de ce volume nous suggère de découvrir de nouvelles correspondances intellectuelles, les amitiés mais aussi les inimitiés entre, par exemple, l'esthétique de Benjamin Fondane, poète philosophe roumain auquel Olivier Salazar-Ferrer a consacré un bel ouvrage' et ses réflexions sur l'ceuvre de Valéry, sous l'angle d'un rapport polémique et contradictoire. Tout en se distinguant d'une correspondance entre deux auteurs, Philippe Marty analyse non moins poétiquement l'unité parfaite que représente les monades ou la substance simple de Monade, comme point de rencontre où « elle » cherche à se faire connaître et où la pensée de Leibniz avec celle de Valéry parviennent à se croiser pour s'unir. Suit le témoignage sur un Valéry très nietzschéen par l'évitement et ses « figures de dérobade », auxquels Jean-Michel Rey nous dit que Valéry s'est passablement consacré. Pouvait-on ne pas faire accompagner cette rapide réflexion d'un avis sur le rapport — qui nous reste très ambigu — entre Valéry et Freud ? Les propos de Jacques Millet sur le « contraffect » confortent ainsi l'importance de la philosophie ou de la pensée allemandes, dans la deuxième section de notre ouvrage qui leur est presque entièrement consacrée. Marc Sagnol nous engage de son côté dans une lecture des réflexions littéraires et philosophiques qu'a développé Walter Benjamin à propos de l'oeuvre du poète tout autant que du penseur Valéry. 6 Arme MAIRESSE Convoquant Novalis et Valéry, Laurent Margantin nous propose une lecture qui s'articule autour de la notion de système, laquelle est ancrée à la logique kantienne de la Critique, mais aussi à ses fautes. Grâce à Riccardo Pineri, nous découvrons la récente publication de L'esthétique de Valéry" de Luigi Pareyson que l'auteur enseigna à l'université de Turin dans les années 58-59. Cette esthétique, ainsi que deux articles critiques sur le philosophe ont inspiré l'importante postface' de Riccardo Pineri que nous avons le plaisir de reproduire ici, en ce qu'elle pose entre autres questions et de manière fort nietzschéenne, celle de l'artiste-constructeur au coeur de l'esthétique valéryenne, associant puissance du faire à pouvoir de construction. A partir d'un témoignage poétique, et tout en nous plaisant à imaginer un Valéry souriant qui aurait négligé pour un temps (on s'y attendait) son dessein philosophique (celui qui tombe dans « un creux toujours futur » ?), Jean Bellemin-Noél nous propose de relire au contraire les deux premières strophes du deuxième mouvement du poème intitulé pour l'occasion : « cimetière marrant ». Mais c'est à un retour à la philosophie et à une vision du monde « héraclitéenne » que l'auteur nous invite pourtant... Vers un tout autre « Cimetière Marin », celui du poète en son repos, que Jean Thuile nous renvoyait, près de soixante ans plus tôt, pour oublier critique et poète officiel et véritablement célébrer le créateur. Revisitant la commémoration à « Septe » de mai 1947, l'auteur nous incite — en un texte étonnamment écrit — à nous interroger sur l'importance du « comment cacher un homme ? ›>. Alors, se dira-t-on, n'est-ce pas encore là un travail lui aussi dissimulé, un travail à la fois de dénégation, d'atténuation, ou plus poétiquement, celui d'une délicate prudence ou d'une dérobade par les mots du poète, penseur, homme de lettre, philosophe, intellectuel, qui s'est imposé à ceux qui parmi les valéryens tenaient, dans la connexion entre philosophie et poétique, dans la PRÉFACE 7 recherche d'une correspondance chez Valéry entre discours philosophique et écriture poétique, à dire qu'« il » — au singulier — ne peut s'y trouver, ou qu'il ne peut pas la vouloir, sans autrement courir le risque d'en accentuer immédiatement les limites ou l'ennui ? N'est-ce pas encore dans l'intenable, dans l'insoutenable, je dirai même dans l'insupportable (douleur) de cet effort de rassemblement d'un discours que l'on cherche à rendre communiquant, ou communicatif, puisqu'il ne saurait être commun aux deux disciplines, qu'invariablement Valéry est entraîné à dire, au sujet de la philosophie, qu'il la « Veut ignorer » ? Ainsi le poète se re-positionne instantanément pour saisir, au-delà de tout discours, au-delà de toute raison philosophique s'exerçant sur lui, une finesse qui l'autorise à emprunter une pensée pour seulement passer ou dé- passer son chemin, pour surtout ne pas s'y figer. C'est à nouveau le constat d'une construction de soi comme homme d'esprit », qui s'impose alors, mais une construction philosophique aussi bien, et en cette dernière, celle d'une figure protéiforme qui feint de ne plus se construire, ou de ne plus rien apprendre à personne, à moins de lui rendre l'incognito, à moins qu'en elle soit préservée cette possibilité de l'« ignorer ». Ainsi Valéry s'exprime-t-il, non moins philosophiquement, et me semble-t-il, tout aussi poétiquement, pour dire comment il se peut que se fasse encore ou que se fasse « enfin », « quelque chose » ! Je vous laisse à méditer les deux passages extraits de Homo qui se suivent dans les Cahiers bien que sans connexion apparente. Je les dirai pourtant à double entente, si, en fin de compte, ou pour tenter de régler ses comptes, (on a quelques raisons de le croire !) Valéry les a écrits tout en pensant à Nietzsche, ce « héros » ( ?) dont l'oeuvre qui « dérange », reste, et quels qu'en soient les défauts, bel et bien incontournable ! Anne MAIRESSE 8 Le but, la fin — ou plutôt avec précision — le point vers lequel tend l'homme, n'est-ce pas de devenir ce qu'il est ? De sentir enfin conformément à sa connaissance, et de connaître conformément à sa sensation, — limites auxquelles il tend par une suite de tâtonnements et de corrections dans les deux sens — mais limite inaccessible elle-même. — Le Saint, le héros, etc. représentent des coups excentriques. L'opposition entre Dionysos et Apollon est constitutive. Ils ne valent que dans leur conjugaison de lutteurs. Séparés, l'un ahurit, l'autre assomme. Dans un four incandescent, dans un four éteint, l'oeil ne voit également rien. Il faut donc un clair-obscur, qui du Tout et du Rien fasse enfin quelque chose. (1917. E, VI, 456.) (Cl/, 1381). NOTES ' Salazar-Ferrer, Benjamin Fondane, Paris, OXUS, Coll. Les Roumains de Paris, 2004 Pareyson, Luigi, L'esthétique de Valéry, Nîmes, Thééthète, 2002. '" Postface à L'esthétique de Valéry de Luigi Pareyson. Sur Teste Nathalie QUINTANE Quarante-cinq, quarante-six, je ne jurerai pas que Valéry eut de grands pieds — que ceci ne nous le gâte pas —, ainsi prologant, il vient (r)assurer cent sept ans plus tard les auteurs qu'on dit froids (dont moi), par passé composés et points virgules conjugués et dandysme familial. Si le narrateur est Bouvard, le personnage est Pécuchet, le mot est bêtise et la question l'intelligence. Testez vos capacités. Comment vérifier son intelligence ? Comment développer les facultés de mon cerveau ? Quels critères vous permettront de juger que vous êtes aujourd'hui plus intelligent(e) qu'hier et bien moins que demain ? L'intelligence chez l'auteur est la question de l'amour. Teste, rouge, debout avec la colonne d'or de l'Opéra : nous rectifions — et passons de Pécuchet et Bouvard à un possible Surmâle (1902 ; Teste : 1896). B... et l'Opéra (Garnier), idem : les clients choisissaient de haut les petites danseuses qu'ils consommeraient après le spectacle dans une arrière salle du bâtiment conçue à cet effet. Testis : on ne témoigne vraiment que sur ses parties intimes. Que se passe-t-il lorsque le témoin même s'est retiré ? Lorsqu'il 10 Nathalie QUINTANE préfère tourner le dos, dormir ? Lorsqu'il n'est plus anarchiste, décadent ? Pas même philosophe ? Lorsqu'il écrit Le Cimetière Marin pour les futurs touristes, pour les futurs Bonnefoy — qu'ils puissent le traiter d'« apostat », de sec, d'étique, de po-étique, pour une fois (et foin de l'à présent correct po-éthique). Non le Néant mais signes particuliers : néant de la réduction du Néant en petit néant naît la possibilité d'être aujourd'hui moderne. Tout le monde s'appelle Erik Satie, dit Erik Satie. Tout le monde s'imite, dit le narrateur de Teste. Air du temps ? Décompensation démocratique inséparable de l'idée de retraite en douce, loin du retranchement presque boucherie mallarméen ? Dans Le Pornographe, de Bertrand Bonello, le fils du pornographe organise avec ses amis étudiants le parti de ceux qui se taisent. Jeune implique jeûne de la parole. Ou : Surmâle et Teste sont-ils deux gymnastes (l'un, littéral ; l'autre, intellectuel) ayant, somme toute, provisoirement, renoncé à renoncer ? Surmâle : Ellen Elson ; Teste : Madame, le Log-Book, un ami, la promenade, les pensées. Bartleby l'écrivain a l'épaisseur d'un état civil en comparaison de Teste. Mais c'est un bon Teste. Fin de l'écriture artiste — on passe des synesthésies aux anesthésies, du piano de Des Esseintes au lit trop court (les grands pieds ?). Vérification de l'agilité intellectuelle par le calcul boursier. Peut-on encore aujourd'hui écrivain être amoureux de l'intelligence ? Oui, car l'amour de l'intelligence, Teste le prouve, se nomme idiotie. Le narrateur est Teste, non son double — nous ne sommes pas dans le ratage d'un conte fantastique allemand. Teste est indédoublable, sans fond, idiot au sens étymologique, réel comme un nom propre (je l'ai entendu désigner un objet matériel par un groupe de mots abstraits et de noms propres). Du mythe de l'inspiration, à sa reformulation critique Marianne MASSIN « J'ai été séduit par je ne sais quel Daimôn à opposer la conscience de ma pensée à ses productions, et l'acte réfléchi aux formations spontanées (même très belles), aux hasards (même très heureux), — en un mot à tout ce qui peut être attribué à l'automatisme », écrit en 1932 Paul Valéry pour « tenter d'expliquer la nature de [ses] relations avec la poésie » (Œuvres, II, p. 1605). Dans cette opposition entre conscience réfléchie et automatisme, on reconnaît sans peine une thématique centrale chez l'écrivain qui s'en explique à maintes reprises. Elle ne vise pas, comme on pourrait trop vite le croire, à évincer la sensibilité, la spontanéité, les aléas opportuns ou les accidents favorables. Leur réussite est parfois incontestable. En témoignent la double parenthèse de la déclaration ci-dessus et la genèse même de plusieurs poèmes de Valéry, sans compter ses affirmations réitérées : « Je ne déprise pas le don éblouissant de notre vie à notre conscience quand elle jette brusquement dans le brasier mille souvenirs d'un seul coup. Mais, jusques à nos jours, jamais une trouvaille, ni un ensemble de trouvailles n'ont paru constituer un 12 Marianne MASSIN ouvrage » (CE., I, 481). Aussi l'opposition évoquée ci-dessus rappelle-t-elle plutôt l'absolue nécessité de soumettre ces bonheurs premiers aux droits impérieux de l'intellect qui régissent l'art poïétique » — choix discriminant, lucidité critique et patient travail de composition. Lui seul leur conférera éventuellement une valeur, extrayant l'or de la boue, et sertissant l'hypothétique pépite dans une totalité unifiée et continue. Ce n'est qu'à ce prix que l'ceuvre peut advenir dans sa lente et persévérante genèse par-delà le discontinu des éblouissements, car « cent instants divins ne construisent pas un poème, lequel est une durée de croissance et comme une figure dans le temps; et le fait poétique naturel n'est qu'une rencontre exceptionnelle dans le désordre d'images et de sons qui viennent à l'esprit. Il faut donc beaucoup de patience, d'obstination et d'industrie, dans notre art, si nous voulons produire un ouvrage qui ne paraisse enfin qu'une série de ces coups rien qu'heureux, heureusement enchaînés » (CE., I, 648) L'accident n'est fécond que si l'écrivain sait s'en saisir, ce qui suppose à la fois la conscience des virtualités poétiques, leur emploi adéquat et réfléchi et une longue ténacité dans leur mise en oeuvre. Procéder autrement, c'est ignorer la difficile grandeur du poète. C'est une « honte d'écrire, sans savoir ce que sont langage, verbe, métaphores, changements d'idée, de ton ; ni concevoir la structure de la durée de l'ouvrage, ni les conditions de sa fin ; à peine le pourquoi, et pas du tout le comment ! Rougir d'être la Pythie... » (Œ., II, 550). Les poèmes réussis « sont aussi des chefsd'oeuvre de labeur, des monuments d'intelligence et de travail soutenu, des produits de la volonté et de l'analyse, exigeant des qualités trop multiples pour pouvoir se réduire à celles d'un appareil enregistreur d'enthousiasmes ou d'extases » (CE., I, 1376). Il y a donc une irresponsabilité proprement scandaleuse dans la confiance éblouie que certains accordent aux facilités des automatismes, aux gains heureux de l'immédiateté. Il y a une niaiserie grossière à croire que le hasard premier, l'imprévu bienvenu résultent d'une nature géniale ou du don d'une divinité. À supposer même que « les dieux gracieusement nous donnent pour rien tel premier vers ; [...] c'est à nous de façonner le second, Du MYTHE DE L'INSPIRATION 13 qui doit consonner avec l'autre et ne pas être indigne de son aîné surnaturel » (CE., I, 482). Aussi Valéry dénonce-t-il avec vigueur l'idée d'une inspiration poétique qui réduit « le poète à un rôle misérablement passif [...] une sorte d'urne en laquelle des millions de billes sont agitées, ou une table parlante dans laquelle un esprit se loge [...] un instrument, un médium momentané» (Œ., I, 1376). Ce refus répété de la passivité est indissociablement éthique et esthétique, et sans doute plus encore éthique qu'esthétique puisqu'il peut amener à préférer la maîtrise réfléchie de la production à la valeur intrinsèque de l'ceuvre — « J'aimerais infiniment mieux écrire en toute conscience et dans une entière lucidité quelque chose de faible, que d'enfanter à la faveur d'une transe et hors de moi-même un chef-d'oeuvre d'entre les plus beaux », affirme le poète (CE., I, 640, 1481). Pour comprendre un tel sacrifice, il faut souligner qu'il n'engage pas la seule dignité de l'écriture, mais qu'il en va du mérite de l'homme. « Le plus bel effort des humains est de changer leur désordre en ordre, et la chance en pouvoir ; c'est là la véritable merveille. J'aime que l'on soit dur pour son « génie» » (CE., I, 654). Qu'une idée soit là, qu'une illumination s'impose, ne suffit jamais à les justifier. Les accepter sans autre examen serait consentir à n'être qu'un réceptacle, un « appareil enregistreur », un médium, une chose et non plus un sujet — intellect et volonté. C'est donc déchoir gravement que plier devant les caprices impromptus que nous dicte le hasard. Mais pire encore est l'arrogance crédule de ceux qui croient ainsi se diviniser ou s'élever au-dessus de l'humain, sans se rendre compte qu'ils s'abaissent sûrement, se flattant d'être des pipeaux creux qu'un souffle évanescent traverse. Valéry stigmatise, non sans causticité, cette attitude qu'il refuse : « Je ne vois aucun intérêt à être inspiré par les dieux, c'est leur servir de flageolet. Et le devoir d'un esprit noble serait de ne pas vouloir de cet emploi, de refuser des dons qui enflent le donataire, lequel s'en désenfle en faveur des tiers et se retrouve aussi sot que devant, dans sa gloire usurpée » (Cahiers, II, 1055). Si la gloire est usurpée, elle est de toute manière illusoire et fugace, ce pourquoi « c'est une image insupportable pour les Marianne 14 MASSIN poètes que celle qui les représente recevant de créatures imaginaires le meilleur de leurs ouvrages. Agents de transmission c'est une conception de sauvages. Quant à moi, je n'en veux point. Je ne me sers que de ce hasard qui fait le fond de tous les esprits et puis d'un travail opiniâtre qui est contre ce hasard » (Id, 1097). Loin de se laisser instrumentaliser par son propre imaginaire, loin de se laisser dicter sa parole par une supposée puissance extraordinaire et d'en tirer vanité en toute irresponsabilité, l'homme doit se servir de ce qui vient à lui. L'art est de « profiter de l'accident heureux » (C., II, 992) ; encore faut-il savoir le reconnaître comme tel. Le hasard est la donne première et aveugle, il n'est ni bon ni mauvais, ni gloire ni indignité ; il est le matériau que façonne l'homme, il convient de l'affronter, d'estimer l'opportunité qu'il offre et de s'affirmer ainsi dans sa dignité de sujet pensant et non de simple « roseau parlant » (CE., I, 732). Les options esthétiques de Valéry relèvent donc d'une position éthique on l'a dit ; on mesure aussi, dans leur réaffirmation de pages en pages et d'années en années, la dimension personnelle de cette résistance critique, de cette lutte engagée contre les facilités et les approximations, contre les abandons comblés et crédules, contre le mythe caressant et décervelant de l'inspiration. « Je rêve une poésie courte — un sonnet — écrite par un songeur raffiné qui serait en même temps un judicieux architecte, un sagace algébriste, un calculateur infaillible de l'effet à reproduire. Jamais plus, mon idéal artiste ne s'abandonnera aux hasards de l'inspiration — jamais il n'écrira tout un poème dans une nuit de fièvre » écrivait-il déjà à Pierre Louys dans une lettre du 12 juin 1890 (CE., I, 1792). *** Au regard de cette résolution de 1890, la déclaration de 1932 (donnée ci-dessus en guise de préambule) peut surprendre si on lui prête à nouveau attention. Elle recèle en effet un étrange paradoxe, non parce qu'elle affirme avec vigueur le primat de la conscience réflexive sur les automatismes de tous ordres, on vient Du MYTHE DE L'INSPIRATION 15 de s'en expliquer, mais parce que Valéry en donne pour origine et justification la séduction première de « je ne sais quel Daimôn » . Comment concilier sa volonté exacerbée de maîtrise et de lucidité critique, son refus de l'inspiration et cette mention troublante tant de la séduction à laquelle il aurait cédé, que de l'intervention d'un esprit supérieur à laquelle il aurait obéi? Comment admettre encore ce « je ne sais quoi » et cette allusion mythique, chez celui qui déclare « adorer passionnément la précision » et vouloir « nettoyer la situation verbale » pour traquer « la mythologie ordinaire des choses de l'esprit [dont] presque tous les poètes se contentent » car « ce qui périt par un peu plus de précision est un mythe » (respectivement CE., I, 1207, 1316, 1665, 904) ? En bref, peut-on à la fois avoir « été séduit par je ne sais quel Daimôn » et « rougir d'être la Pythie » ? Avant d'accuser trop vite le poète d'incohérence, on cherchera une explication dans la référence implicite au génie socratique et aux textes platoniciens qui l'évoquent. On sait que Socrate décrit ce « je ne sais quoi de divin et de démonique » qui le visite depuis l'enfance. comme « une voix qui se fait entendre de moi, et qui, chaque fois que cela arrive, me détourne de ce qu'éventuellement je suis sur le point de faire, mais qui jamais ne me pousse à l'action » (Apologie de Socrate, 31 d). Le démon de Socrate a donc d'abord une fonction apotropaïque, c'est-à-dire qu'il se contente de suspendre son mouvement premier (apotrepein), de le retenir dans ses actions impulsives. « Il ne fait jamais que m'arrêter, quand il arrive que je me dispose à agir», dit-il encore (Phèdre, 242bc). Ensuite et en conséquence, la voix démonique l'oblige à la vigilance philosophique. Enfin cette voix familière ne s'adresse qu'à Socrate, le singularise dans la conduite de ses actes et le rend déroutant pour ses concitoyens (qui le lui reprocheront et iront jusqu'à le condamner à mort) — elle a pu être interprétée comme un dédoublement de sa propre conscience'. Si l'on est attentif à ces trois points, on comprend mieux que Valéry explique sa propre attitude par « je ne sais quel Daimôn ». Cet autre Daimôn le conduit à son tour à refuser la facilité des 16 Marianne MASSIN automatismes et des mouvements spontanés, l'oblige à préciser les critères de sa propre vigilance poétique, le singularise et l'oppose à tous ces poètes qui se grisent de « mythologies ordinaires », floues et impersonnelles. Une telle intervention démonique familière, coutumière, intime ne saurait se confondre avec le souffle tout puissant, momentané, discontinu d'une inspiration extraordinaire qui transforme le poète en « flageolet », ou « roseau parlant » et le laisse tout « désenflé » après l'avoir utilisé. Soit. Mais on ne sera pas quittes pour autant de la gêne que suscite encore cette référence pour plusieurs raisons, plus liées qu'elles ne paraissent. En premier lieu, il faudrait comprendre pourquoi cette référence au daimôn socratique, requise pour justifier une attitude qui s'oppose à l'inspiration, oblitère d'autres occurrences du divin dans les textes platoniciens, notamment l'Ion qui développe une conception de l'inspiration poétique très proche de celle ici combattue — on y reviendra. En second lieu, le fait de s'abriter derrière une autorité de tutelle ressemble assez peu à Valéry, surtout lorsqu'il s'agit de penser sa propre pratique de poète. Dans ce cas précis par ailleurs, et même si l'on fait abstraction du Ion, cette autorité philosophique ferait presque ombrage à son désir de penser la spécificité du rapport à la poésie. Enfin, elle peut même paraître incongrue si l'on se souvient qu'il entretient un rapport parfois assez distant à la discipline de ceux qui ont « l'esprit affligé de la manie interrogeante » (CE., I, 1397), discipline au sein de laquelle il dit se trouver « comme un barbare dans une Athènes, où il sait bien que des objets très précieux l'environnent et que tout ce qu'il voit est respectable ; mais au sein de laquelle il se trouble, il éprouve de l'ennui, de la gêne et une vague vénération [...] traversée de quelques envies brutales de tout rompre ou de mettre le feu à tant de merveilles mystérieuses dont il ne se sent point de modèles dans l'âme » (Œ., I, 791). La possibilité de prendre modèle sur la philosophie semble donc inversée et invalidée. Pourtant, on objectera qu'il a lui-même composé des dialogues à la manière de Platon. Certes, mais il a aussi vite récusé l'influence possible du philosophe, il affirme à DU MYTHE DE L'INSPIRATION 17 plusieurs reprises n'être pas helléniste, être « demeuré un écolier des plus médiocres, qui se perd dans l'original de Platon et le trouve dans les traductions, terriblement long et souvent ennuyeux » (CE., II, 1402, cf. aussi 1398). De telles dénégations sont partiellement contredites — notamment par une lettre à Gide d'août 1891 : « sur ma table voici d'abord le Banquet de Platon » (CE., II, 1399). Elles sont donc sans doute à relativiser et témoignent sans doute, plus que de l'ignorance du poète, de son inintérêt pour cette recherche d'influence et de son exigence jalouse d'une inventivité assumée. Peu importe de qui l'on se nourrit pourvu que l'on soit susceptible d'en faire une oeuvre : « Le désir d'originalité est le père de tous les emprunts /de toutes les imitations/. Rien de plus original, rien de plus soi que se nourrir des autres — Mais il les faut digérer. Le lion est fait de mouton assimilé » (C., II, 1002). Cette conception de l'originalité créatrice a pour notre propos une double conséquence. En premier lieu, elle éclaire derechef le refus récurrent du mythe de l'inspiration. En effet, se croire « inspiré », c'est accepter de recevoir d'une puissance supérieure ce qui nous instrumentalise et nous délaisse, nous ne sommes que le pipeau d'un souffle extérieur, le lieu momentané d'un transit. La valeur de l'extraordinaire, la surprise de la nouveauté sont sottement préférés à la genèse patiente d'une réelle singularité. Tout à l'inverse, Paul Valéry défend une originalité résolument immanente et construite, faite d'assimilation et de digestion. Le poète ne reçoit pas passivement d'un ciel inconnu, mais prend activement chez les autres ce qui lui convient ou sommeille en lui : « nous trouvons « justes » ou « bonnes » les idées qui étaient en puissance dans notre être et que nous recevons d'autrui. C'est notre bien » (CE., II, 520). Dans cette reconnaissance immédiate de « notre bien », l'absorption est le plus souvent inconsciente ; en tous les cas, elle modifie durablement le sujet et contribue à forger une réelle individualité. En conséquence, ce que l'on dénomme « originalité » n'est que le résultat de ce processus d'emprunt, de reconnaissance 18 Marianne MASSIN et d'assimilation et « nous disons qu'un auteur est original quand nous sommes dans l'ignorance des transformations cachées qui changèrent les autres en lui » (CE., I, 634-635). En second lieu, elle jette une autre lumière sur la relation à la philosophie, le poète peut s'en nourrir, non pour s'en faire le disciple déférent (en ce cas, l'ennui le gagne vite comme le barbare dans Athènes), non pour y chercher des garanties ou des tutelles, mais pour s'aider à croître lui-même. Relation d'ingestion qui ne va pas sans éventuelle violence et qui défait la belle clarté d'une contemplation extérieure et respectueuse dans une sourde rivalité polémique. Ainsi, Valéry s'emploie-t-il souvent, et lors même qu'il leur rend explicitement hommage, à inverser le rapport habituel du poète aux philosophes. Par petites touches, il opère une audacieuse permutation. Qu'on en juge : il les décrit comme des rêveurs, des visionnaires, voire des inspirés. Il s'intéresse à la fonction des songes de Descartes, au fait que ce dernier les attribue à un Génie « un Daimôn qui aurait créé en lui » (CE., I, 815), et ajoute encore « Socrate avait son Daimôn, Descartes se donne un Diable pour les besoins de son raisonnement » (CE., I, 829). Enfin, menant la permutation à son comble, il est conduit à « ranger le philosophe dans les artistes », mais c'est pour préciser aussitôt : « cet artiste ne veut pas convenir de l'être et là commence le drame » (CE., I, 1236). Le philosophe est donc un artiste imparfait, car — ici le retournement devient proprement stupéfiant — il manque de lucidité et surtout de précision dans l'emploi de « ces termes que l'on ne peut préciser sans les recréer » parmi lesquels celui d' «inspiration», le philosophe se fait alors artiste par défaut : « vous savez qu'alors le philosophe se fait poète, et souvent grand poète ; il nous emprunte la métaphore » (CE, I, 797). On admettra que l'hommage est au moins ambivalent, venant de celui qui veut « nettoyer la situation verbale » et s'attaque avec une virulence particulière à l'illusion naïve de l'inspiration. On le reconnaîtra d'autant plus volontiers dans le contexte de notre actuel propos ; en effet ce mythe de l'inspiration, réactivé par le