©aln.editions
158 Hegel Vol. 6N°2-2016
Les twittsdePaul Valéry
Jean-Marie André
jeanmarieandre.com
Maisqui est Paul Valéry ?
Georges Brassens dans sa Supplique pour être enterréàla plage de Sète adéjàrépondu àcette
question !
Déférence gardéeenvers Paul Valéry,
Moi, l’humble troubadour, sur lui je renchéris,
Le bon maître me le pardonne,
Et qu’au moins, si ses vers valent mieux que les miens,
Mon cimetière soit plus marin que le sien
Philosophe Paul Valéry s’est passionnépour les sciences et les
mathématiques dans une rigoureuse démarche scienti®que
comme en attesta plus tardivement Maurice Merleau-Ponty
en 1995 dans La nature.«Laphilosophie doit voir derrière le
physicien mais n’en tirer aucun privilège. Il serait dangereux de
lui donner toute liberté.Se®ant trop vite au langage, il serait
victime de l’illusion d’un trésor inconditionnéde sagesse absolue
contenue dans le langage et qu’on ne posséderait qu’en le
pratiquant ».Ils’est passionnépour la poésie «dans sa lutte
entre sensations et langage ».Admirateur de Mallarmé,ilne
s’est jamais mêléaux sectes dans «son mépris des opinions et
son plus grand mépris des convictions ».Ils’est passionnépour
la musique. Il s’est passionnépour l’esthétique, le dessin et la
peinture. Il s’est passionnépour le théâtreetsafameuse Idée
Fixe, dédiéeàHenri Mondor et repris par Bernard Murat et Pierre
Arditi naguère. Il s’est passionnépour Jean Voilier,pseudonyme
littéraire de Jeanne Loviton. Il a67ans, elle en a35!Ilajouta
lucide :«Al’affreux trop tard et t’aimer ».Sept ans plus tard,
aprèslui avoir écrit mille lettres et dédiécent cinquante poèmes,
il lui envoya ces mots :«Jecroyais que tu étais entre la mort
et moi. Je ne savais pas que j’étais entre la vie et toi ».Puis le
jour de Pâques 1945, Jean Voilierlui téléphona qu’elle le quittait
dé®nitivement pour épouser l’éditeur Robert Denoël. Il eut ces
mots terribles :«Cejour devait être le jour de la résurrection,
ce fut celui de la mise au tombeau ».Ilmourrale20juillet 1945.
Il avait 74 ans. Robert Denoël, lui, seraassassinéen décembre.
Quant àJeanne Loviton, elle vendit aux enchèresles lettres que
Paul Valéry lui avait adressées.
Passionné… il le fut dans ce qui resterason chef-d’œuvre, Les Cahiers dont les deux tomes furent
publiéspar la Pléiade en 1973. Lui qui fut, àmi-temps, «parolier-of®ciel de la Troisième République »,
apparaîtrasur les frontons des Lycées et des UniversitésdeFrance.PourCharles Dantzig, il ne devait pas
ycroire outre mesure, quand dans une conversation, il venait de dire sérieusement une chose sérieuse,
il concluait :«Quant àmoi, je pense que tout le monde araison, et qu’il fautfaire comme l’on veut »
et «d’ailleurs on s’en fout »… Et Charles Dantzig d’ajouter :«S’il ne reste de Valéry,dans huit cents
ans, quand notre monde et sa langue seront morts, qu’un volume de ses fragments, on pleureralechef-
d’œuvre d’oùon les croiraavoir étéextraits, en disant qu’il était un des génies du monde. Et dans un
mélange universel de tout, on le publieraavecDémocrite, dans une anthologie des vifs, des giªeurs, des
ayant horreur du bluff,des «qui ne respectent rien ».Qui ne les empêche de devenir remarquables dans
les grandes notions. Le chapitre «Lacrise de l’esprit »,d’oùest extrait le «nous autres, civilisations »
contient aussi : «Mais l’espoir n’est que mé®ance de l’être àl’égard des prévisions précises de son
esprit »… Le bas n’est pas son fort »[1].
DOI :10.4267/2042/60012
Culture
©aln.editions
Hegel Vol. 6N°2-2016
159
Les propos de Paul Valéry sur les médecins furent contrastés. Il nous dit avoir de nombreux amis dans le
corps médical àqui il dédia ainsi qu’àson grand ami le Professeur Henri Mondor, L’Idéxe. Chirurgien
qui fut essayiste, biographe de Mallarmé,ami du philosophe Alain, de Paul Claudel, dessinateur aux deux
sujets de prédilection: la main et la rose, membre de quatre Académies dont, entre autres, la Française
et celle de Chirurgie. Henri Mondor ne nous fait-il pas toucher du doigt, le fait qu’avecles actuels QCM,
nous ne serions pas revenus àla culture de l’Eocène? En revanche, Paul Valéry pouvait parfois avoir
la dent dure comme dans ses Cahiers :«DuVI.I.43 sept heures. Aurai-jelaforce de frapper ce qui
me vient àl’esprit, comme par un chemin de traverse mal gardé?Unrépit se fait dans la tempête
organique. J’ai toussésans arrêt de deux heures àsix, comme hier,etl’exaspération du contraste entre
la minceur du prétexte et du moyenetlénormitédes résultats m’épuise autant que ce branle affreux
lui-même qui emporte le cœur,l’estomac, les poumons dans ses saccades de réªexes indomptables, qui
se déchaînent tout àcoup pour des heures àpartir d’un grattement de minuscule étendue, vers le fond
du pharynx. Le mécanisme est d’une naïvetéremarquable. J’ai beau dire aux médecins ce qui en est,
et leur signaler en particulier l’enchaînement de ce phénomène avecmon état gastrique ;comment des
acides [mot illisible] et irritent la gorge, et comment la gorge créant ce désordre [mot illisible] répétition
agit sur l’estomac, qui se trouverouéde coups [mot illisible] par cette terrible striction ou ces pressions,
lesquelles me font sur le champ tomber en somnolence. D’autres fois, apparaissent les effets syncopaux.
Je vais m’évanouir…Mais les médecins ont la grande habitude de ne jamais réªéchir.Jel’ai remarqué
cent fois. Il yaen eux l’étrange idéeque tout est classé,que ce qui manque de nom n’existe pas. Chaque
nouveau nom qu’on leur invente, comme métabolisme, réªexes conditionnésetc. leur rend le service de
diminuer l’attention directe aux faits et surtout la médication des faits. Il n’y apas un médecin qui se
fasse une idéedel’homme, fonctionnementd’ensemble…»[2].
Mais Paul Valéry,philosophe tournévers les sciences eut une profonde admiration, partagéed’ailleurs,
avecEinstein. Dans les années 1920, il lui demanda un jour :«Quand une idéevous vient, comment
faites-vous pour la recueillir ?Uncarnet de notes, un bout de papier ? ».Einstein lui répondit :«Ohune
idée, vous savezc’est si rare ! ».PaulValery eut aussi ces mots pour les métaphysiciens de la médecine :
«Unspermatozoïde transporte d’un bord àl’autredelavie, une quantitéd’avenir précis, quelques
caractères d’un individu qui sera,ouplutôtdes chances qu’il soit, et de plus, s’il est, des chances d’être
tel àcette époque.Ilfaut toujours songer àceci, métaphysicien, quand tu prétends ouvrir la bouche
et disputer sur la matière et l’esprit. Ce que le microscope avu(et les autres moyens) jamais pensée
spéculativenel’a soupçonné.Etrien de plus évident qu’elle ne peut rien que discourir dans une enceinte
sans issue ».Comment ne pas rapprocher ces phrases de celles de Georges Canguilhem dans Le Normal
et le Pathologique s’adressant aux «paracliniciens »de la médecine ?«Quand on parle de pathologie
objective[]quand on pense que l’observation anatomique, histologique []sont des méthodes qui
permettent de porter scienti®quement […] même en l’absence de tout interrogatoire et exploration
clinique, le diagnostic de la maladie, on est victime selon nous de la confusion philosophique la plus
grave,etthérapeutiquement la plus dangereuse. Un microscope []nesait pas une médecine que le
médecin ignorerait. Il donne un résultat [qui] n’a en soi aucune valeur diagnostique. Pour porter un
diagnostic, il faut observer le comportement du malade []. En matière de pathologie, le premier mot,
historiquement parlant, et le dernier,logiquement parlant, revient àla clinique. Or,laclinique n’est pas
une science et ne serajamais une science, alors même qu’elle userademoyens àef®cacitétoujours plus
scienti®quement garantie »[3].
Les cahiers
Ici je ne tiens àcharmer personneCes cahiers sont mon vice.
Ils sont aussi des contre-œuvres, des contre-Ðnis
Tout ce qui est écrit dans ces cahiers miens, acecaractère de ne vouloir jamais être dé®nitif.
Souvent, j’écris ici une phrase absurde àla place même d’un éclair qui n’a pas pu être saisi ou qui n’était
pas un éclair.
Je parle comme un brouillon àtravers mes ratures incessantes, surcharges, refus et parfois une très
nette ligne, un mot essentiel se dégage.
J’écris ici les idées qui me viennent. Mais ce n’est pas que je les accepte. C’est leur premier état. Encore
mal éveillées.
Il yades jours pour les ensembles et des jours pour les détails.
Je m’assure que dans la voie ici indiquée, des esprits meilleurs que le mien trouveront d’assez neuves
choses.
©aln.editions
160 Hegel Vol. 6N°2-2016
Levéavant 5h. Il me semble à8, avoir déjàvécu toute une journéepar l’esprit et gagnéle droit d’être
bête jusqu’au soir.
Je suis comme une vache au piquet et les mêmes questions depuis 43 ans broutent le préde mon
cerveau.
Ego
Ma nature ahorreur du vagueJ’existe pour trouver quelque
chose
J’ai beau faire, tout m’intéresse.
Je désire pouvoir et seulement pouvoir.
J’ai l’esprit unitaireen mille morceaux.
Le seul plaisir est de trouver des résultats inattendus au bout d’uneanalyse rigoureuse.
Je plie sous le fardeaudetout ce que je n’ai pas fait.
Je dévore par la penséetout ce qui est de la nature de la pensée. Le reste m’échappe et je ne le poursuis
point.
Il ne me suf®tpas de comprendre, il me faut éperdumenttraduire. Mon malheur vient de ma rigueur,
de mavertu.
Je ne fais qu’essayerderendre plus nette et maniable l’intuition que j’ai de l’esprit.
Il yaunimbécile en moi et il faut que je proÐte de ses fautes.
Dehors, il faut que je les masque, les excusesMais dedans,
j’essaye de les utiliser. C’est une éternelle bataille contre les
lacunes,les oublis, les dispersions, les coups de vent
Pour moi, mélange d’impatience et de résignation, les défaites ne comptent guère et les victoires, pas
du tout.
Terriblement jaloux de ce qui est digne de moi :jamais de la chose, mais du pouvoir de la faire, et surtout
de ne pas l’avoir faite.
Le prosélytisme est ennemi de l’honnêteté.Ses moyens sont tous les moyens :séduire, épouvanter,
embellirles choses.
Ma modestie est grande. Quand elle se hausse sur des pointes, elle arriveaunombril de mon orgueil.
La gloire vous fait autre. Ellevous exclut de vous-même.
Que je voudrais tirer de ma gloire de quoi me pouvoir me passer d’elle.
L’homme public tue l’homme particulier ou le diminue. La gloire est dure au jaloux de soi.
Je ne serais pas ce que je suis si je ne doutais pas de moi au point que je le fais.
Me suis vu au cinémaNarcisse bouge, marche se voit de dos, se
voit comme il ne se voit pas et ne se pouvait imaginer
On est chasséde soi par cette vue, changéen autre.
Insupportable personnage
Je juge les esprits au degréde précision de leur exigence et au degréde libertéde leur mouvement.
Je suis aussi sociable en surface et facile en relations que je suis séparatiste et singulariste en
profondeur.
Je comprends dif®cilement ce double penchant :l’un vers tous ;l’autre vers le seul et ce seul très
absolu.
J’ai aimécertains amis extraordinairement différents de moi par les goûts, par les caractèresdesensibilité,
par les idéaux.
La diversitédes individus tient àleur dressage d’unepart et àl’inégalitésensorielle musculaire et
psychique d’autre part.
©aln.editions
Hegel Vol. 6N°2-2016
161
Parexemplechez moi, l’inférioritémusculaire ajouéun rôle capital. «J’ai plus de nerfs que de
muscles ».
Quant aux gens, je ne m’intéresse pas àla quantité,intérêt qui me semble toujours d’ambition ou
d’illusion.
Parfois je suis comme exaspéré,désespérépar la sensation de ne pouvoir faire agir mes idées dans le
monde quand je les sens assez justes.
Eros
D’un homme qui aimait deux femmes []car l’uneetl’autre
l’aimaient ainsi ;etchacune suivant sa nature
Mais il est enÐn obligéd’en sacriÐer une et son immense tendresse
est bouleversée. Et quandilseretournevers la victorieuse,
il ne sentplus rien pour elle et il perd les deux
L’homme àla femme mêlé.Les variables indépendantes.
L’amitié,l’amour,c’est pouvoir être faibles ensemble.
L’amour tre troublépar l’idéed’une possibilitéet ce possible se faisant besoin, manque.
Les uns dans l’amour,sont attiréspar la partie trouble de cette affaire ;les autres dans la partie nette.
Il n’y apas point d’autre alternativeaux êtres qui s’aiment et se séparent ;ilfaut désespérer ou bien
oublier.
La seule chose àquoi je pense avec amour,j’y pense avecdouleur.Quelle est cette chose ?C’est vous
ou c’est moi.
Tu as casséquelque chose en moi. Tu m’as fait si mal que je ne pense plus qu’àmoi, pardon, je n’y puis
rien.
De tous mes noms secrets, ce soir je t’ai nommée.
Pourquoi les amants se serrent si énergiquementl’un l’autre ?
Pourquoi jamais assez étroite l’étreinte, ni les forces assez
tendues ?Ilnes’agit pas de mouvements ni de frottements
voluptueux. C’est làautre chose, un sentiment aveugle de nature
désespéréedont la voluptén’est qu’une échappatoire.
Ils forment l’uniqueJanus àdeux têtes
On ne peut blesser que celui que l’on connaîtetdans la mesure oùon le connaît.
Ce qu’il yade plus réel, c’est le désir,lebesoin.
La plus grande preuve d’amour est de toute évidence, de favoriser les amours de l’être qu’on aime et qui
aime quelqu’un d’autre.
L’âme est la femme du corps. Ils n’ont pas le même plaisir,dumoinsrarement ils l’ont ensemble. C’est
l’extrême de l’art de le leur donner.
Le piège épouvantable de la tendresse.
L’amour n’est rien sans l’esprit. Ici commencent les dif®cultés.
Dieu créal’homme et ne le trouvant pas assez seul, il lui donna une compagne pour lui faire mieux sentir
sa solitude.
Le mélange de l’amour avec esprit est la boisson la plus enivrante.
L’amour :ilyadudésespoir dansles embrassements, du suicide
dans la possession, du nihilisme dansl’abandon
La voluptéd’abord semble indivise entre les amants qui communient par elle, qui les noue par leurs
différences.
La voluptéquand elle monte àl’extrême, chacun est seul.L’aigu est unique. Chacun pour soi, en soi, en
lutte avec soi.
©aln.editions
162 Hegel Vol. 6N°2-2016
L’amour trouvedans la possession de l’objet aimé,non son but, mais un aliment,parfois un signe.
Le consentement [est] plus important que la chose consentie, car la possession de l’âme importe plus
que celle du corps.
Le moindre accroissement de duréedusoi-disant plaisir,lechangerait en douleur intolérable.
L’analyse du coït montre bien le fonctionnement d’un système vivant àhaute complexité.
L’amour physique, acte physiologique complet, comprenant des portions, psychiques, motrices,
sécrétoires, comme l’acte de se nourrir.
La possession, qui est la ®ndelaplupart, est pour moi un commencement, de quoi ?D’unesorte d’autre
«vie ».
Philosophie
J’ai voulu introduire un peu plus de rigueur dans diverses choses
«qui vivent de non-rigueur ».Histoire, Lettres, Politique et même
Philosophie aussi
Une certaine «rigueur »consiste àchanger du possible en impossible et de l’impossible en possible.
Toute ma philosophie s’est réduite àme passer des mots qui n’ont de sens que par la supposition qu’ils
en ont un.
Ma penséeasouvent étédominéeouorientéepar une intention d’en ®nir avectel ensemble de possibilités
mentales.
J’ai passéma vie àmettre en accusation les abstractions non, ou mal dé®nies.
Que de philosophes -Kantentête -sesont plus occupésderésoudreque de poser le problème [car] il
faut aussi poser de quoi le résoudre.
Qu’une philosophie ne peut être qu’un excitant. Nietzsche n’est pas une nourriture, c’est un excitant.
L’apparence, ÔGrec -l’illusion -c’est toujours le langage.
Le vrai défaut de la métaphysique, c’est qu’aucune ne répond précisément àune question trèsprécise.
Métaphysicien-Homme qui parle trop.Attendez éternellement que vous en sachiez un peu plus.
L’invention des anesthésiques est anti-métaphysique.
Beaucoup de systèmes ne vivent que de la négligencequi se garde
de les pousser àbout. Ils durenttantqu’on ne les mène àla limite
oùils seront absurdes
La philosophie est une tentatived’agir avecdes moyens insuf®sants.
Le plus beau serait de penser dans une forme qu’on aurait inventée.
L’antique dualisme est aussi dans la mécanique. Force et masse se ®gurent, au fond, comme âme et
corps.
Notre idéedelavolonté,cette notion même, viennent de l’ignorance oùnous sommes de tout le
mécanisme qui existe entre moi et moi.
Le «déterminisme »est la seule manière de se représenterlemonde. Et l’indéterminisme, la seule
manière d’y exister.
Tout ce qu’il yadepositif en philosophie est sophistique [car] l’analyse sophistique est le seul résultat
positif de la philosophie.
La question de la libertéest bâtie sur la fâcheuse notion de cause. Si l’homme est cause première, voilà
le point.
Le réel est ce qui peut Ðgurer dans une inÐnitéde points de vue,
de combinaisons, d’actions, et qui est en somme uneinÐnité
potentielle
La philosophie, ses mots, ses problèmes se sont faits dans des époques oùla physique et la physiologie
étaient enfantines.
1 / 8 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !