
 
On  pourrait  bien  sûr  énumérer  les  emprunts  de  l’Europe  -la  poudre,  la  boussole,  les 
techniques d’irrigation, la soie, le thé etc…-, mais là est peut-être le cœur de la distinction. 
D’un  côté,  emprunts  matériels,  de  l’autre  diffusion  de  valeurs  et  de  principes.  Ceux-ci 
permettant d’ailleurs à l’Europe de progresser aussi dans le domaine matériel et de devenir là 
aussi  dominante,  en  particulier  à  partir  de  la  révolution  industrielle.  Cette  hégémonie 
matérielle participe désormais  à  la diffusion du  modèle culturel, et même l’accélère tout  au 
long  du  XXème  siècle,  mais  en  modifiant,  voire  pervertissant,  cette  diffusion,  nous  y 
reviendrons dans la deuxième partie. 
 
Une énergie plus qu’une force de frappe.  
Le constat fait par Valéry de l’étroitesse territoriale de l’Europe, à quoi il faudrait joindre sa 
faiblesse démographique relative, n’est pas nouveau. Il serait donc sans pertinence d’attribuer 
cette hégémonie universelle à une expansion physique de l’Europe, sinon en fin de période, 
où justement son influence “spirituelle”  s’affaiblit  ou est contestée. On peut même avancer 
que chaque fois  qu’il  y a eu velléité d’expansion physique, il  y a eu échec (La Grèce après 
Alexandre,  l’Espagne après  Philippe  II,  le  rêve  impérial  de  Napoléon,  pour  ne  prendre  que 
quelques exemples). Mais ces échecs permettent, en creux, de voir que l’influence est d’une 
autre  nature.  Ainsi,  pour  reprendre  les  exemples,  l’impact  de  la  pensée  grecque,  du 
christianisme et  des  idées  de  la  Révolution  française  est indifférent  à ces  échecs et  déclins. 
D’ailleurs la domination physique, qui n’a rien de singulier à l’Europe, aurait davantage fait 
haïr et rejeter que fasciner et imiter. Ce n’est donc pas la puissance matérielle, au demeurant 
bien faible, mais l’énergie créatrice d’idées neuves qui explique cette hégémonie européenne.  
Mais cette énergie ne doit évidemment rien à une quelconque spécificité génétique des 
Européens.  En  outre  ce  “moteur”    créatif  ne  concerne  jamais  l’Europe  dans  son  ensemble, 
mais au contraire est le fait d’une infime minorité dans un territoire très limité : Athènes du 
Vème siècle avant JC, Rome, les villes italiennes et flamandes de la Renaissance, la France 
des Lumières et de la Révolution, l’Angleterre de la révolution capitaliste etc.  
En fait, ces “étincelles” intellectuelles sont à la fois causes et conséquences d’un état de 
crise  permanent  qui  interdit  l’établissement  d’un  ordre  européen  stable  et  homogène.  Ces 
crises de toutes natures (intellectuelles, idéologiques, politiques, religieuses, sociales…) sont 
le  plus  souvent  l’occasion  d’affrontements  violents,  accouchant  chaque  fois  d’une  nouvelle 
vision de la société. Si, selon la formule célèbre d’Héraclite, on ne se baigne jamais dans le 
même fleuve, le fleuve européen est un torrent semé de chutes, rougi du sang des victimes ou 
des héros.  
La même  violence s’est  le  plus  souvent  manifestée  dans ses  rapports avec  le reste  du 
monde.  Avec  la  même  conséquence :  détruire  l’ordre  existant,  faire  réagir  contre  cette 
violence, mais au nom des valeurs diffusées par le fauteur de trouble lui-même. A noter, une 
fois  de  plus,  que  ce  rapport  au  monde  n’est  aussi  le  fait  que  d’un  petit  nombre  d’Etats 
européens  et  même  à  l’intérieur  de  ces  Etats  d’une  infime  minorité  d’individus.  Pour  ne 
prendre  qu’un  exemple :  la  fameuse  image  de  la  France  colonialiste  de  la  fin  du  XIXème 
siècle  ne  vaut  que  pour  une  infime  minorité,  l’écrasante  majorité  des  Français,  de  toutes 
tendances,  était  opposée  à  la  colonisation  (pas  nécessairement  pour  de  bonnes  raisons 
d’ailleurs).  
Que  le  XXème  siècle,  particulièrement  violent  et  productif  d’innovations  semble 
marquer  l’affaiblissement  de  l’influence  de  l’Europe,  voire  le  déclin  de  celle-ci,  paraît 
contredire ces propos et, en tout cas, mérite qu’on y réfléchisse. 
 
L’échec de la réussite 
Tout d’abord les deux grandes guerres ne se singularisent pas par leur extrême violence 
mais par le changement de nature de cette violence. L’entêtement quasi suicidaire (“jusqu’au