06-a-Goux:Mise en page 1 24/11/08 17:59 Page 39 Spéculations fatales La crise économique de 2008 Jean-Joseph Goux* SI l’on a pu dire qu’avec Nietzsche s’opère la réduction la plus extrême de l’Idée et de l’Être aux Valeurs, en un sens qui va devenir bientôt un lieu commun « existentialiste », il faudrait repérer chez un penseur plus discret mais perspicace, Paul Valéry, un pas supplémentaire, explicitement post-nietszchéen : la constatation que les Valeurs sont à penser, avant tout, comme valeur d’échange, et que la forme la plus abstraite et la plus radicale de la valeur d’échange, celle qui, dans sa volatilité, rompt avec toute illusion subtantialiste ou fondationnelle, c’est la valeur boursière. Si Valéry a pu faire ce pas, c’est qu’il fut un lecteur précoce et attentif de l’auteur des Principes d’économie pure, Léon Walras, l’économiste qui a privilégié de la façon la plus conséquente le modèle boursier de la formation du prix, pour penser la valeur économique1. En partant, contrairement à Smith ou à Marx, de la valeur comme estimation subjective, Walras pense le prix comme détermination instantanée, résultat de l’équilibre transitoire entre une offre et une demande, comme dans une vente à la criée, ou mieux à la Bourse des valeurs. C’est donc à partir du consommateur et de l’intensité de son * Auteur de la Frivolité de la valeur, essai sur l’imaginaire du capitalisme, Paris, éd. Blusson, 2000. Voir dans Esprit : « Progrès de l’histoire, économie de marché, mondialisation », novembre 2005 ; « L’argent, valeur sans fondement. Une lecture des Nourritures terrestres, d’André Gide », janvier 2000 et « La double révolution esthétique et économique de 1870 », novembre 1998. 1. C’est dans le texte de 1939 « La liberté de l’Esprit » (dans Regards sur le monde actuel) que Valéry développe le plus extensivement son interprétation des valeurs en terme boursier. Sur la lecture que fait Valéry de Walras et sur l’insistance de ce paradigme boursier dans son œuvre, voir mes analyses dans « Walras, Valéry : les valeurs, l’équilibre, l’instant », dans Frivolité de la valeur…, 1re partie, chap. 1, op. cit. Ce dernier livre se donnait pour but de repérer l’émergence et les effets du paradigme boursier, et de la logique paradoxale qu’il implique, dans les théories économiques, l’imagination littéraire et le discours philosophique. 39 Décembre 2008