2
modération6. » La défaite devant la Prusse en 1870 suivie de l’insurrection de la Commune de
Paris interprétées comme les symptômes d’une défaillance du sentiment national accentuent
l’urgence que se constitue une historiographie nationale qui ne soit pas, selon le diagnostic de
Fustel de Coulanges, une « guerre civile en permanence » qui « nous » livre d’avance à l’ennemi et
vienne au contraire cultiver le patriotisme qui à ses yeux n’est pas « l’amour du sol » mais
« l’amour du passé, […] le respect pour les générations qui nous ont précédés7. » C’est à cette
tâche que s’attellent les historiens méthodiques et pour l’enseignement, tout particulièrement,
Ernest Lavisse. Ce dernier définit alors ce qui va devenir la finalité majeure de cet enseignement
jusqu’à la fin des années 1960 : « expliquer que les hommes qui, depuis des siècles, vivent sur la
terre de France, ont fait, par l’action et par la pensée, une certaine œuvre, à laquelle chaque
génération a travaillé ; qu’un lien nous rattache à ceux qui ont vécu, à ceux qui vivront sur cette
terre ; que nos ancêtres, c’est nous dans le passé ; que nos descendants, ce sera nous dans l’avenir.
Il y a donc une œuvre française, continue et collective : chaque génération y a sa part, et, dans
cette génération, tout individu a la sienne8. » L’histoire ainsi produite entend pacifier le passé en
l’orientant et du même coup en lui donnant un sens : le développement de la nation dont chaque
étape, chaque épisode a été nécessaire. Roman de la continuité, elle a donc pour fonction de faire
prévaloir ce qui est commun, de produire un sentiment d’unité, d’inventer une histoire tendue
vers le rayonnement de la France à laquelle chacun peut s’intégrer puisque la France – c’est du
moins la conviction de ses élites – parle le langage de l’universel, s’identifie par ses idéaux à
l’universel.
La tentation de l’oubli
Il est pourtant une façon radicalement différente d’envisager la construction du commun :
l’éradication du passé. La forme politique en est connue, c’est l’amnistie dont on doit l’invention
aux Athéniens. Aristote rapporte dans La constitution d’Athènes comment ceux-ci, après la chute de
la dictature des Trente en 404, décidèrent pour sortir de la guerre civile que le premier citoyen qui
rappellerait les violences qui avaient traversé la cité et en témoignerait publiquement rancune
serait mis à mort sans jugement et il précise : « Il en fut ainsi : cet homme mort, personne ne
réveilla plus les vieilles haines ». Sans s’accompagner d’effets aussi radicaux, l’oubli volontaire
apparaît donc comme une autre façon de promouvoir le vivre ensemble. En même temps que
retentissent les exhortations à connaître, enseigner et aimer le passé Ernest Renan le rappelle :
« L’oubli, je dirais même l’erreur historique sont un facteur essentiel à la création d’une nation9 ».
En effet si l’histoire peut conduire à la mise en valeur, voire à la fabrication d’un légendaire
commun dont l’idéaltype pourrait être « nos ancêtres les Gaulois », elle est aussi remémoration de
6 Victor Duruy, « Instruction relative à l’enseignement de l’histoire contemporaine dans la classe de philosophie des
lycées impériaux », 24 septembre 1863, L’histoire et la géographie dans l’enseignement secondaire, Textes officiels, T1 1795-
1914, réunis et présentés par Philippe Marchand, INRP, 2000, p. 297.
7 Fustel de Coulanges, « De la manière d’écrire l’histoire en France en Allemagne depuis cinquante ans » (1872), in
François Hartog, Le XIXe siècle et l’histoire. Le cas Fustel de Coulanges, Points- Seuil, 2001, p. 408.
8 Ernest Lavisse, article « Histoire », in Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie, 1885.
9 Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », 1882.