Nietzsche et la radicalisation de l`interprétation

Nietzsche et la radicalisation de l’interprétation
REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003 – p. 9-19
Nietzsche et la radicalisation
de l’interprétation
[Nietzsche n’a] pas multiplié les signes dans le monde occidental. [Il n’a] pas donné
un sens nouveau à des choses qui n’avaient pas de sens. [Il a] en réalité changé la
nature du signe et modifié la façon dont le signe en général pouvait être interprété.1
En écrivant ceci, M. Foucault met en évidence en quoi Nietzsche ne
procède pas, dans sa ressaisie du concept d’interprétation, à en formuler
une nouvelle version, mais à le refondre totalement; il opère une «transva-
luation» de ce concept pour rester dans le vocabulaire nietzschéen. En ce
sens nous parlons de «radicalisation de l’interprétation»
Ce concept, qui définit un processus par lequel du sens, inapparent jus-
qu’alors, est produit, se comprend tout d’abord dans une dimension littérai-
re ou tout du moins textuelle. En effet, il est longtemps rattaché au domai-
ne théologique et l’interprétation est avant tout celle des Livres saints. Dans
ce cas, un des problèmes fondamentaux est celui de la légitimité même d’une
interprétation qui, dès lors qu’elle existe, pose la question de la nature du
texte dont elle est l’interprétation. De telle sorte qu’interpréter un Livre
saint, c’est en partie remettre en cause la portée et la validité de la lettre du
texte, c’est le remettre «en question» D’où les controverses sur les modalités
1.M. Foucault, «Nietzsche, Freud, Marx» in Nietzsche, Cahiers de Royaumont, Paris, Editions de Minuit, 1967.
Voir aussi Dits et Ecrits, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, 1994.
«Arrête, nain! Dis-je, c’est moi ou c’est toi!
Mais moi je suis le plus fort de nous deux: tu
ne connais pas cette pensée qui m’est venue,
profonde comme l’abîme. Elle, tu ne pourrais
la porter!» (Ainsi parlait Zarathoustra III «De
la vision et de l’énigme»)
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de l’interprétation des Ecritures chez Thomas d’Aquin et chez Luther notam-
ment. D’où les débats entre partisans de l’interprétation («ijtihad») et parti-
sans de la lettre dans le monde musulman. Toujours est-il – et cet exemple
nous le montre bien – que l’interprétation pose problème dans la modalité-
même du processus qu’elle implique. Elle participe nécessairement d’une
technique qui la légitime et qui contrôle toute production délirante de sens
ou, en l’occurrence, de non-sens. Prenant acte de cela, nous pouvons déga-
ger un constat, et une difficulté qui apparaît comme son corollaire:
l’interprétation porte d’abord sur un texte, de quelque nature qu’il soit
(littéraire, musical…). Se pose alors le problème de l’extension de ce concept,
et de cette pratique, à des domaines qui ne soient pas des «domaines du
texte» En effet, si l’interprétation implique une technique qui en légitime
l’usage, les tentatives de définition de cette technique s’appliquent au texte
et, en cela, semblent réduire le champ d’effectivité de ce concept. C’est
notamment le projet de Schleiermacher (1768-1834). Dans son ouvrage
inachevé, intitulé Herméneutique, il tente de déterminer des règles d’interpré-
tation. Celles-ci ont pour but de limiter la pratique herméneutique en systé-
matisant l’interprétation de façon à ce que ce soit le texte sur lequel elle
s’exerce qui la guide absolument. Ainsi Schleiermacher peut-il écrire:
L’une des choses essentielles lorsqu’on interprète est d’être capable de faire
abstraction de sa propre conviction pour épouser celle de l’écrivain.
L’interprétation se trouve alors bornée par le texte lui-même. Elle n’est
nullement libre et, loin de viser la création, elle doit permettre l’explicitation.
Subordonnée au texte, elle l’est donc tout aussi bien au langage:
Le langage est la seule chose qu’il faille présupposer dans l’herméneutique et
tout ce qu’il y a à trouver, ce dont font aussi partie les autres présuppositions
objectives et subjectives, doit être prouvé à partir de la langue.1
Dans cette optique, tenter de définir l’interprétation, c’est se situer dans
une perspective normative en tentant de lui apposer des bornes qui ont à
déterminer ce qu’est la «bonne interprétation» Aussi, si cela semble possible
relativement à un texte, nous voyons que la tentation d’étendre le champ
d’effectivité du concept d’interprétation pose le problème de la légitimité
même de l’acte d’interpréter, dans la mesure où cette extension à des
1.Schleiermacher, Herméneutique, Paris, Cerf, 1987, trad. Christian Berner, aphorismes de 1805
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domaines qui ne soient ni littéraires, ni musicaux… implique la remise en
cause de la technique qui la légitime.
La question est alors de savoir d’une part, en quoi l’extension de ce
concept à diverses sphères de la pratique humaine peut permettre de définir
non plus des règles, mais des moyens d’interprétation qui soient à eux-mêmes
leurs propres règles. D’autre part, il s’agit de mettre en évidence en quoi cette
extension peut permettre de redéfinir le concept même d’interprétation, de
le réévaluer.
Cette question est dûment traitée dans la philosophie de Nietzsche,
laquelle procède à une réévaluation radicale de ce concept, puisqu’elle en
efface les limites et restrictions. Loin de systématiser l’interprétation comme
voulut le faire Schleiermacher dans un traité à perspective normative, dans
une sorte de «poétique» Nietzsche l’introduit dans sa philosophie de façon
beaucoup plus subtile. C’est en effet de manière quasi implicite qu’elle y
trouve place dans la mesure où elle sous-tend, tel un véritable fondement,
l’activité de la Volonté de puissance ou plutôt, car cette expression est pléo-
nastique, la Volonté de puissance elle-même. Ce concept fondamental du
nietzschéisme doit ici être explicité afin d’empêcher les mésinterprétations.
La Volonté de puissance n’est nullement une volonté de «prendre le
pouvoir» voire de créer un nouveau pouvoir en détruisant les valeurs tradi-
tionnelles dans ce qui ne serait que «furie du disparaître» pour reprendre une
expression hégélienne. Il ne s’agit pas pour Nietzsche d’en finir avec
les valeurs, mais il s’agit d’aller «par-delà » les valeurs. Ainsi la Volonté de
puissance n’est pas une volonté d’asseoir une puissance, mais elle est
«Volonté vers la puissance» «Wille zur Macht» où le «zur » dit cette partici-
pation active à la puissance c’est-à-dire, chez Nietzsche, à l’instinct de liber-
té, à l’instinct de vie.
Osons l’interpréter de manière ontologique: la Volonté de puissance
sous-tend toute vie, toute action. Elle est elle-même vie:
(…) nous devons supposer que partout où nous reconnaissons des effets nous
avons affaire à une volonté agissant sur une volonté, que tout processus méca-
nique, dans la mesure où il manifeste une énergie, constitue précisément une
énergie volontaire, un effet de la volonté. A supposer que cette hypothèse suf-
fise à expliquer notre vie instinctive toute entière en tant qu’élaboration et
ramification d’une seule forme fondamentale de la volonté – à savoir la Volonté
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de puissance, comme c’est ma thèse – à supposer que nous puissions ramener
toutes les fonctions organiques à cette Volonté de puissance […] nous aurions
alors le droit de qualifier toute énergie agissante de Volonté de puissance.1
De la sorte, nous voyons que cette Volonté de puissance ne peut être
comprise comme une volonté au sens traditionnel, c’est-à-dire dans lequel
elle peut être ou non active, selon qu’elle se porte ou non sur un objet. La
Volonté de puissance est quant à elle toujours active, puisqu’elle est cette acti-
vité. L’alternative que Nietzsche met en évidence est alors celle-ci: soit assi-
miler la Volonté de puissance, la canaliser, ou tout du moins l’assumer et
alors être créateur, « force active» ; soit renoncer face à cette puissance, parce
qu’elle représente un trop plein d’énergie, en somme être incapable de l’as-
sumer et alors être esclave, «force réactive»
Ce sont ces deux concepts qui permettent à Nietzsche de radicaliser
l’interprétation. La force réactive est celle qui crée des valeurs en s’opposant
à un donné préexistant, de telle sorte qu’elle détermine une interprétation à
partir de ce donné, c’est-à-dire une interprétation seconde. Au contraire, la
force active est créatrice par elle-même de valeurs: c’est en elle qu’elle puise ce
qui a à devenir norme. Ainsi l’interprétation devient première, évaluation
active d’un fond donné qui, par là, se trouve orienté. Force active et force
réactive sont donc deux manières de se rapporter à la Volonté de puissance.
Ce choix, l’assumer ou y renoncer, voilà ce que Nietzsche appelle le «destin
de l’homme»
Tout corps au sein duquel les individus se traitent en égaux […] est ainsi
obligé, s’il est vivant et non pas moribond, de faire contre les autres corps tout
ce que les individus qui le composent s’abstiennent dans leurs relations réci-
proques: il devra être une Volonté de puissance incarnée: il voudra croître,
s’étendre, accaparer, dominer, non pas par moralité ou immoralité mais parce
qu’il vit et que la vie est Volonté de puissance.2
La vie est donc en son essence même Volonté de puissance. Mais il s’agit
de l’incarner, de la canaliser, de se faire fort d’elle, afin de créer de nouvelles
valeurs, non pas en supprimant, mais en surmontant les anciennes. Et le
moyen d’assumer ou de renoncer à la Volonté de puissance est l’interpréta-
1.Nietzsche, Par delà le Bien et le Mal, Paris, Gallimard, 1982, § 36.
2.Nietzsche, Par delà le Bien et le Mal, Paris, Gallimard, 1982, § 259.
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tion. Celle-ci peut dès lors être radicale, dans la mesure même où rien dans
la philosophie de Nietzsche n’est figé. En digne successeur d’Héraclite, il
conçoit le monde comme en un éternel mouvement.
Le caractère interprétatif de tout ce qui arrive.
Il n’y a pas d’événement en soi. Ce qui arrive est un ensemble de phénomènes
choisis et rassemblés par un être interprétant.1
De ce fait, s’il n’y a pas de chose en soi, c’est-à-dire de chose fixe et immuable,
c’est dans l’exacte mesure où une Volonté de puissance incarnée s’en empare
et lui donne sens. Ou, autrement dit, dans le vocabulaire de Nietzsche, l’évalue et
l’interprète. Evaluation et interprétation: deux concepts qui sous-tendent toute
la pensée nietzschéenne. Mais à l’«évaluation» classique qui entre dans le cadre
de la délibération, comme chez Aristote par exemple2, Nietzsche oppose une éva-
luation en acte, un processus d’évaluation qui prend forme au moment même où
il s’effectue, c’est-à-dire, fondamentalement, une interprétation. En effet, évalua-
tion et interprétation deviennent quasi synonymes, en ce qu’ils disent l’acte d’ap-
propriation d’une chose par une Volonté de puissance qui donne à cette chose
un sens. Non pas seulement une signification, mais aussi ce que nous pouvons
appeler une «orientation d’existence» L’interprète devenant alors force active, «aris-
tocrate» qui détermine spontanément des valeurs.
(…) une chose qui existe ou qui a pris forme d’une manière ou d’une autre est
toujours interprétation d’une façon nouvelle par une puissance supérieure qui
s’en empare, la réélabore et la transforme en l’adaptant à un nouvel usage.
[…] Tout événement du monde organique est une manière de subjuguer, de
dominer, et toute subjugation, toute domination à leur tour équivalent à une
nouvelle interprétation […] où le «sens» et le «but » antérieurs s’obscurciront
nécessairement et même disparaîtront tout à fait.
Et plus loin:
Tout but, toute utilité […] ne sont que des symptômes indiquant qu’une
Volonté de puissance s’est emparée de quelque chose de moins puissant
1.Nietzsche, 1 [115], Fragments posthumes (automne 1885-automne 1887), Paris, Gallimard, 1976.
2.Aristote, Ethique à Nicomaque, III, 5, 1113a 3-5, Paris, Vrin, 1990 : «L’objet de délibération et l’objet du choix
sont identiques, sous cette réserve que lorsqu’une chose est choisie, elle a déjà été déterminée, puisque c’est la
chose jugée préférable à la suite de la délibération qui est choisie.»
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