Photographie et politique chez Jean Genet
Radiographie d’une mutation
Pierre P
IRET
En 1926, à l’âge de quinze ans, Jean Genet est à nouveau arrêté et
incarcéré cette fois à la Petite-Roquette, prison construite selon le « principe
panoptique » : « Les cellules étaient disposées en éventail sur plusieurs
niveaux autour d’un point central. Les prisonniers ne pouvaient se voir
mutuellement mais étaient tous visibles d’un garde situé au centre, qu’ils
pouvaient également voir. »
1
Épisode exemplaire dans la biographie tumul-
tueuse de Genet : par décision de justice, l’adolescent se voit soustrait à la
relation avec ses semblables pour être confronté, de façon exclusive, au
regard aliénant du représentant de l’ordre. On sait qu’une telle structuration
du lien social a déterminé tout l’itinéraire personnel de Genet et l’a hanté au
point d’engendrer la célèbre décision racontée dans Journal du voleur : « à
chaque accusation portée contre moi, fût-elle injuste, du fond du ur je
répondrai oui. À peine avais-je prononcé ce mot — ou la phrase qui le signi-
fiait en moi-même je sentais le besoin de devenir ce qu’on m’avait accusé
d’être. J’avais seize ans. »
2
Et les spécialistes de Genet ont bien montré, à la
suite de Sartre dans sa préface monumentale
3
, que son œuvre n’a cessé
d’interroger cette dialectique de l’aliénation. Il semble inutile de revenir sur
cette question souvent traitée. Je voudrais me concentrer quant à moi, non sur
la genèse de l’œuvre (théâtrale, en l’occurrence), mais sur ses effets : mon
hypothèse est que cette position singulière qui fut la sienne a conduit Genet à
produire une œuvre qui présente une radiographie remarquable du statut, du
traitement et du pouvoir de l’ordre symbolique dans notre société, en parti-
culier de la fonction de l’image et du regard, étant donné le caractère déter-
minant que cette fonction a joué dans son existence.
1
WHITE (Edmund ), Jean Genet. Traduit de l’anglais par Philippe Delamare. Avec une
chronologie par Albert Dichy. Paris, Gallimard (coll. Biographies), 1993, p. 69.
2
GENET (Jean), Journal du voleur. Paris, Gallimard (coll. Folio), 1982, p. 198.
3
SARTRE (Jean-Paul), Saint Genet, comédien et martyr (Œuvres complètes de Jean Genet, I).
Paris, Gallimard, 1952, 692 p.
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Pour être plus précis, je voudrais montrer que le théâtre de Genet
propose une analyse approfondie de la mutation de l’ordre symbolique qui
s’est opérée au vingtième siècle avec l’avènement et surtout la progressive
domination des médias modernes, des médias de l’image en particulier : c’est
le statut même du signe et sa fonction socio-politique qui se voient modifiés.
Cette hypothèse se fonde sur un constat simple, à savoir la prégnance du
modèle photographique dans le théâtre de Genet. La scène du Balcon, par
exemple, est construite comme un dispositif optique et l’action qui s’y
déroule culmine avec l’intrusion des photographes. Les mêmes données se
retrouvent dans Les Paravents et, beaucoup plus nettement encore, dans une
pièce publiée à titre posthume et pas tout à fait achevée, « Elle ». Et sans
doute n’est-il pas anodin de remarquer que le premier récit de Genet, Notre-
Dame des Fleurs, s’ouvre sur l’évocation d’une photographie de presse, celle
d’un Allemand accusé de six meurtres, Eugène Weidmann, dont le procès
avait passionné la France entière. Déjà, le narrateur se focalise sur les effets
particuliers produits par le medium photographique :
Weidmann vous apparut dans une édition de cinq heures, la tête
emmaillotée de bandelettes blanches, religieuse et encore aviateur blessé,
tombé dans les seigles, un jour de septembre pareil à celui fut connu le
nom de Notre-Dame-des-Fleurs. Son beau visage multiplié par les machi-
nes s’abattit sur Paris et sur la France, au plus profond des villages perdus,
dans les châteaux et les chaumières, vélant aux bourgeois attristés que
leur vie quotidienne est frôlée d’assassins enchanteurs.
4
Dans toute son œuvre, Genet se livre ainsi à une analyse rigoureuse et
obstinée des effets politiques de l’image et du signe et sans doute cette
analyse peut-elle expliquer, bien plus que les thèmes apparents (la question
algérienne, la cause des Noirs, des domestiques, etc.), le déchaînement des
passions provoqué par ses pièces au moment de leur création
5
. Je me
propose, dans un premier temps, de préciser cette orientation de son œuvre en
présentant synthétiquement quelques lignes de force de son esthétique
dramatique. Sur cette base, j’interrogerai la fonction de la référence photo-
graphique dans son théâtre et tenterai de démontrer que, loin d’être une forme
parmi d’autres de la « glorification de l’Image et du reflet » voulue par
Genet, elle devient chez lui l’emblème de la société contemporaine et son
principe politique.
4
GENET (Jean), Notre-Dame-des-Fleurs. Paris, Gallimard (Folio), 1976, p. 9.
5
Bien sûr les thèmes de ces pièces y sont aussi pour quelque chose, mais les réactions qu’ils
suscitèrent procèdent de malentendus. Le théâtre de Genet n’est en effet pas un théâtre engagé,
il n’a cessé de le redire.
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Des semblants à la Cause
La richesse de l’œuvre de Genet est à la mesure de sa complexité,
d’autant qu’il n’a cessé de théoriser lui-même son travail, se réclamant de
préceptes esthétiques et dramaturgiques qui peuvent paraître, au premier
abord, contradictoires. Elle ne promeut pas pour autant les catégories de
l’hétérogène ou de l’insaisissable. Bien au contraire, elle semble régie inté-
gralement — d’où son caractère radical — par un principe à la fois esthétique
et ontologique
6
, qu’on peut appréhender dans la dialectique de la Cause et
des semblants.
Dans son introduction au Théâtre complet, Michel Corvin souligne
l’originalité de la dramaturgie de Genet en montrant notamment comment
« le système classique du dédoublement qu’implique le théâtre dans le théâtre
change de nature » avec lui (TC, p.
LX
). Alors que les baroques de la généra-
tion de 1640 en usaient pour induire une confusion « entre le monde réel et le
monde fictif », que Pirandello jouait de cette même confusion, mais pour
« ériger le fictif en seule réalité », chez Genet, à l’inverse, le théâtre dans le
théâtre modifie le « statut existentiel » des personnages et des objets. Il révèle
que tout ce qui est « n’est déjà que son image, que son signe »
7
(TC, pp.
LX
-
LXI
) ; il ne crée aucune confusion entre réalité et fiction, mais conduit à faire
de toute vie le signe d’un rôle déjà écrit, auquel il s’agit de correspondre en le
jouant lucidement : « Nous sommes sur cette scène semblables à des coupa-
bles qui, en prison, joueraient à être des coupables », affirme Archibald dans
Les Nègres (TC, p. 495). De la même façon, dans Le Balcon, comme Lacan
l’a bien montré, Genet présente « les fonctions humaines [l’évêque, le juge,
le général, etc.] en tant qu’elles se rapportent au symbolique »
8
; au travers
d’elles, il propose une mise en scène de la société qui exhibe
l’assujettissement de celle-ci à la loi du signifiant. De façon très rigoureuse,
6
Car, comme l’écrit Michel Corvin, « Genet parle d’au-delà du théâtre, d’un lieu il est
difficile de faire le départ entre l’esthétique et l’ontologique […] le théâtre, pour lui, est
second, il n’est que le support — mais le plus adéquat qu’il ait trouvé pour transmettre une
expérience intérieure, celle de l’absence et de la solitude. » (« Introduction », dans GENET
(Jean), Théâtre complet. Édition présentée, établie et annotée par Michel Corvin et Albert
Dichy. Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2002, p. XL. Désormais : TC)
7
Qu’on songe à l’exergue des gres : « Un soir un comédien me demanda d’écrire une pièce
qui serait jouée par des Noirs. Mais, qu’est-ce que c’est donc un Noir ? et d’abord, c’est de
quelle couleur ? » Sous le couvert d’une apparente boutade, Genet ne livre-t-il pas très
précisément le principe même de la pièce, à savoir qu’un Noir n’existe pas, étant d’emblée un
signe ?
8
LACAN (Jacques), Le Séminaire, livre V : Les formations de l’inconscient. Texte établi par
Jacques-Alain Miller. Paris, Seuil, 1998, p. 263. Ce texte avait épublié auparavant dans le
Magazine littéraire, n° 313, septembre 1993, pp. 53-57.
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même si son propos est, à l’évidence, parodique et provocant (mais sans
doute sa force parodique tient-elle à cette rigueur même), Genet tire toutes les
conséquences de cette inféodation, en réduisant la légitimité des grandes
figures qui régissent l’ordre social à un seul critère : la lignée dans laquelle
elles s’inscrivent. Être évêque, juge ou général, ce n’est pas essentiellement
une affaire de mérite personnel ; ce n’est pas non plus une fonction arbitrai-
rement concédée par des semblables ; c’est d’abord et avant tout un héritage :
par la parure qu’elle revêt, la figure prend place dans une lignée d’« ancêtres
illustres » (TC, p. 303), dans une chaîne qui métonymiquement, de signifiant
en signifiant, renvoie à un Signifiant premier, qui doit bien être fondé, cau
quant à lui.
Tout le théâtre de Genet tend ainsi à montrer que parce qu’elle est
structurée par le langage, parce qu’elle est soumise à la loi du signifiant (qui
régit la condition de l’homme en tant qu’être parlant) et que, par définition,
un signifiant n’a de valeur de représentation que dans son rapport à d’autres
signifiants la civilisation ne se soutient que de la fiction d’une origine
consistante, dont l’Autre détient le Signifiant :
Confronté au défaut essentiel de l’Autre du langage, c’est-à-dire au
défaut d’une cause première, le recours ordinaire de l’homme consiste à
mettre à cette place un objet idéalisé, élu comme semblant de la Chose
perdue. Au nom de ce principe, la civilisation se présente comme un
système de conventions, définissant le sacré, le juste, le décent, le
« bienséant », caractère qui lui donne statut de fiction à laquelle nous
accordons cependant une croyance sans réserve
9
.
Fiction, car ce point fondateur manque irréductiblement : « Ce point
d’où surgit qu’il y a du signifiant est celui qui, en un sens, ne saurait être
signifié. C’est ce que j’appelle le point manque-de-signifiant
10
. » C’est ce
qu’illustre, selon Lacan, Le Marchand de Venise, « pièce bien faite pour nous
rappeler que la loi de la dette et du don — ce fait social total […] — ne prend
son poids d’aucun élément que nous puissions considérer comme un tiers
[…], mais que l’enjeu du pacte ne peut être et n’est que cette livre de chair, à
prélever, comme dit le texte du Marchand, tout près du cœur
11
. » C’est ce
que démontre plus encore, selon Lacan, le fait que toute la question de la
connaissance et du désir qui la soutient renvoie inéluctablement à ce qui en
est le point aveugle : cette cause que « le mouvement soutenu de tout le
progrès critique de la philosophie occidentale » aura consisté à réduire et à
9
REY-FLAUD (Henri), L’Éloge du rien. Pourquoi l’obsessionnel et le pervers échouent là
l’hystérique réussit. Paris, Seuil (coll. Champ freudien), 1996, p. 194.
10
LACAN (Jacques), Le Séminaire. Livre X : L’angoisse. Texte établi par Jacques-Alain Miller.
Paris, Seuil, 2004, p. 159.
11
Ibid., p. 254.
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justifier, mais en vain. « Partout, selon Lacan, la cause s’avère irréfutable,
irréductible, presque insaisissable à la critique
12
. » D’où le relais indispensa-
ble de la croyance : pour que les idéaux partagés, qui organisent la civilisa-
tion et, en particulier, l’ordre socio-politique, tiennent, consistent, il faut faire
crédit à l’Autre de ce savoir fondateur.
Le principe singulier de la dramaturgie de Genet peut être saisi dans ce
cadre. Genet ne s’intéresse guère à la dialectique imaginaire de l’être et du
paraître, de la personne et de la fonction, à la correspondance entre les idéaux
et ceux qui les représentent et prétendent agir en leur nom ; il interroge ce qui
fonde ces idéaux eux-mêmes, cette Cause à la fois supposée et manquante.
C’est la conscience aig de ce manque qui le conduit à renouer avec le
grand thème baroque du theatrum mundi : sur la scène de ce monde sans
fondement, ne peuvent régner que des semblants. Ce travail de remontée vers
la Cause s’incarne dans le refus obstiné d’oublier que la Cause manque et
d’entrer consécutivement dans le régime de la croyance, qui constitue la
réalité et cimente la communauté des hommes. D’où la position d’exclusion
adoptée par Genet, qui s’attache moins à contester les idéaux partagés (qu’il
reconnaîtrait par même) ou à les confronter à d’autres idéaux qu’à en
sonder l’inconsistance de l’extérieur à l’image des personnages qui, dans
les derniers tableaux des Paravents, rejoignent l’espace des Morts et
découvrent, étonnés et amusés, l’envers du décor : « Et on fait tant
d’histoires ! » (TC, p. 694 : la même scène se répète à de nombreuses
reprises)
Ce principe fondamental permet aussi de comprendre pourquoi, en un
paradoxe qui n’est qu’apparent, Genet fait de la « glorification de l’Image et
du Reflet » (Comment jouer « Le Balcon »), but avoué de son théâtre, une
entreprise de vérité, la seule possible. Il s’agit moins de se complaire dans un
monde d’illusions ou de souligner le caractère fictif de la réalité (même si sa
recherche produit un tel effet, réduisant par contraste toute réalité à des
semblants) que de remonter vers le signifiant de la Cause. Telle est précisé-
ment la fonction que Genet confère à l’art dans les textes théoriques et criti-
ques contemporains de son théâtre
13
: « On songe donc avec nostalgie à un
univers l’homme, au lieu d’agir aussi furieusement sur l’apparence
visible, se serait employé à s’en défaire, non seulement à refuser toute action
sur elle, mais à se dénuder assez pour découvrir ce lieu secret, en nous-même,
12
Ibid., p. 249.
13
En particulier : Le Funambule (1957), L’Atelier d’Alberto Giacometti (1957) et Le Secret de
Rembrandt (1958).
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