
homme âgé, un esprit riche et plein d’humour
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». Les développements sur
lesquels s’accordèrent alors Bloch et Jonas concernent l’impossibilité d’al-
lier la théologie chrétienne et l’ontologie heideggérienne, leur accord et leur
critique s’enracinant dans les écrits bibliques eux-mêmes.
Il y a en effet une teneur religieuse de la critique, qui est en fait un abou-
tissement tout comme la question du sacré l’est chez Heidegger. Mais l’ac-
cord de Bloch et de Jonas s’atteste aussi hors de leur rencontre de 1964. Les
recherches sur le nihilisme chez Bloch se composent en effet de deux étapes
distinctes:
– l’une sur le concept même d’une ontologie négative, ce que veut dire
le ne-pas-être, défini d’emblée comme un manque à combler,
– l’autre sur la sécularisation de la compréhension de la mort. La mort,
liée au concept de finitude, se trouve complètement dévoyée dans le temps
accéléré du capitalisme tardif. La mort désacralisée – n’ayant plus de statut –
se diffuse dans la vie, le nihilisme étant caractérisé ici par cette vie dominée
par la pulsion de mort, pour reprendre l’expression freudienne.
En 1959, dans Le Principe Espérance, Bloch juge Heidegger sans détours:
« l’autre image-souhait du néant a été formulée par Heidegger, cet ange bien
plus chargé encore de pressentiments, certes soucieux non pas d’apporter le
réconfort, mais de concilier et de se vouer à la propagande du monde fasciste
du capitalisme tardif, du monde de la mort, l’angoisse, c’est l’angoisse de la
mort, et elle n’apparaît pas dans des moments isolés, ne serait-ce même
qu’au dernier moment, elle est tout simplement “constitution fondamentale
du Dasein humain”, l’unique “Étant dans l’analytique existentielle du
Dasein” (Sein und Zeit)
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». La condamnation est claire, l’atmosphère mor-
bide qui emplit l’existence du Dasein procède d’un nihilisme moderne que
Jonas ne va pas manquer de réfuter.
Mais ni pour Bloch ni pour Jonas il ne s’agit de demeurer au niveau de
la simple réfutation argumentative. Il s’agit bien plus de mettre en garde
contre un péril de la pensée et a fortiori de l’attitude morale qui en découle,
qu’on pourrait résumer dans une expression que nous retrouvons chez les
deux auteurs: « après nous le déluge ». Bloch écrit, toujours dans un style
plus révolté que Jonas: « Tel est le comportement épigonal du nihilisme pro-
fasciste, avec son désespoir fanfaron, son quiétisme pour les suiveurs, son
après nous le déluge pour les chefs
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». Tardivement, Jonas écrira en 1992,
5. Souvenirs, Payot et Rivages, Paris, 2006, p. 232. Trad. par S. Corneille et P. Ivernel
[Erinnerungen, Insel Verlag, Frankfurt am Main, 2003].
6. Le Principe Espérance, t. III, op. cit., p. 298.
7. Ibid., p. 299.
Jonas et le nihilisme de Heidegger 499
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres
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