HANS JONAS OU COMMENT SORTIR DU NIHILISME DE HEIDEGGER
Avishag Zafrani
Centre Sèvres | Archives de Philosophie
2013/3 - Tome 76
pages 497 à 509
ISSN 0003-9632
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2013-3-page-497.htm
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Pour citer cet article :
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Zafrani Avishag, « Hans Jonas ou comment sortir du nihilisme de Heidegger »,
Archives de Philosophie, 2013/3 Tome 76, p. 497-509.
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Hans Jonas
ou comment sortir du nihilisme de Heidegger
1
AVISHAG ZAFRANI
Université Paris Descartes, SHS Sorbonne, équipe PHILéPOL
Une dimension de la pene de Heidegger joue un le d’autant plus
significatif dans la réflexion de deux penseurs juifs allemands du
XX
e
siècle,
Ernst Bloch et Hans Jonas, qu’ils s’opposent à son sujet. Cependant, ils se
rejoignent totalement sur un point : la mise en évidence du nihilisme de
Heidegger et la tentative de le renverser. Cette critique du nihilisme est cen-
trale pour la pensée de Bloch et celle de Jonas dans la mesure où le premier
pense l’avenir en terme d’utopie et le second modifie le concept de res-
ponsabilité en l’appliquant aux générations à venir. Cette approche du temps
est une clé pour remettre en cause l’ontologie heideggérienne – où existe un
rapport entre le nihilisme et la conception du temps. Mon étude va s’inté-
resser en particulier à Hans Jonas: il a consacré plusieurs textes à Heidegger.
Je m’appuie essentiellement sur « Gnosticisme, existentialisme et nihilisme »,
publié pour la première fois en 1952, mais qui apparaît, révisé, dans la réédi-
tion de La religion gnostique en 1963
2
. Je vais également essayer de mon-
trer comment Jonas utilise la référence à Heidegger pour penser la gnose
puis, inversement, comment la gnose lui permet de repenser l’ontologie de
Sein und Zeit. Mon objet est ce renversement, qui va permettre à Jonas de
définir la philosophie heideggérienne comme nihiliste.
1) Approche du nihilisme
Il importe d’abord de rappeler brièvement l’une des problématiques qui
introduit la question du nihilisme au
XX
e
siècle. Cette question prend une
Archives de Philosophie 76, 2013, 497-509
1. Ce texte inédit a fait l’objet d’une communication au colloque « Heidegger et les pen-
seurs juifs allemands » (10, 11 et 12 décembre 2012) à l’Institut Goethe de Paris.
2. Hans J
ONAS
, La religion gnostique, Flammarion, Paris, 1978. Trad. par L. Évrard [The
Gnostic Religion, Beacon Press, Boston, 1958, 1963, 1970]. Le texte original, non encore révisé
par Hans Jonas, est publié pour la première fois dans la revue Social Research: « Gnosticism
and modern nihilism », 1952, p. 430-452.
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ampleur considérable et devient ainsi un enjeu pour la philosophie morale
et politique en raison de son lien à l’histoire.
Pour comprendre la critique du nihilisme chez Bloch et Jonas, il convient
de rappeler leur opposition à partir du titre me de leurs ouvrages : Le
Principe Espérance et Le principe responsabilité
3
. Ces œuvres renouvellent
l’éthique en avançant des principes qui orientent la pensée et l’action à par-
tir de deux perspectives opposées:
(a) Bloch développe sa pensée autour d’une formation de la conscience
à l’espoir: le « principe espérance » se structure en effet à partir de la notion
d’une conscience anticipante, forgée par le caractère utopique de l’avenir.
(b) Jonas développe sa pensée à partir d’une maxime soumettant les effets
de nos actions à l’obligation d’assurer la pérennide l’humanité ou des géné-
rations à venir. Lavenir est ainsi, contrairement à Bloch, source d’une inquié-
tude propre à ordonner la volonté de l’homme à sa responsabilité pour le
futur.
Ces principes prennent des voies différentes, ce qui rend d’autant plus
intéressante et marquante leur opposition commune au nihilisme. Celle-ci
n’est pas le point de départ absolu de leurs philosophies, mais elles se rejoi-
gnent sur le diagnostic d’un symptôme ou d’un « syndrome » nihiliste, pour
reprendre l’expression de Jonas.
Au carrefour de cette rencontre inattendue entre deux auteurs philoso-
phiquement opposés, se trouve Heidegger.
Sur le plan simplement biographique, on lit dans les Souvenirs de Jonas,
que ce dernier rencontra Bloch une unique fois, lors d’une conférence qu’il
donnait à Tübingen sur « Heidegger et la Théologie » en 1964. Cette confé-
rence fut le point d’orgue consommant publiquement la rupture entre Jonas
et Heidegger (la conférence avait été déjà done en Arique et a é
publiée dans The Phenomenon of Life
4
, en 1966): « à Tübingen, je dus à
ma conférence ma première et hélas, dernière rencontre avec Ernst Bloch,
assis dans l’auditoire. Très conquis par mes développements, il les suivit avec
grand plaisir. Le lendemain il m’invita chez lui et j’y passai un après-midi
pour une bonne conversation autour d’un bon vin, Bloch était alors un
3. Ernst B
LOCH
, Le Principe Espérance, t. I, II et III, Gallimard, Paris, 1991. Trad. par F.
Wuilmart [Das Prinzip Hoffnung, Surkhamp, Frankfurt am Main, 1959]. Hans J
ONAS
, Le
Principe responsabilité, Flammarion, Paris, 2008. Trad. par J. Greisch [Das Prinzip
Verantwortung, Insel Verlag, Frankfurt am Main, 1979].
4. The Phenomenon of Life. Towards a Philosophical Biology, Phoenix edition, 1966.
Traduction française: Le phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique, trad. D. Lories,
De Boeck, Bruxelles, 2001.
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homme âgé, un esprit riche et plein d’humour
5
». Les développements sur
lesquels s’accordèrent alors Bloch et Jonas concernent l’impossibilité d’al-
lier la théologie chrétienne et l’ontologie heideggérienne, leur accord et leur
critique s’enracinant dans les écrits bibliques eux-mêmes.
Il y a en effet une teneur religieuse de la critique, qui est en fait un abou-
tissement tout comme la question du sacré l’est chez Heidegger. Mais l’ac-
cord de Bloch et de Jonas s’atteste aussi hors de leur rencontre de 1964. Les
recherches sur le nihilisme chez Bloch se composent en effet de deux étapes
distinctes:
l’une sur le concept même d’une ontologie négative, ce que veut dire
le ne-pas-être, défini d’emblée comme un manque à combler,
– l’autre sur la sécularisation de la compréhension de la mort. La mort,
liée au concept de finitude, se trouve complètement dévoyée dans le temps
accéléré du capitalisme tardif. La mort désacralisée – n’ayant plus de statut
se diffuse dans la vie, le nihilisme étant caractérisé ici par cette vie dominée
par la pulsion de mort, pour reprendre l’expression freudienne.
En 1959, dans Le Principe Espérance, Bloch juge Heidegger sans détours:
« l’autre image-souhait du néant a été formulée par Heidegger, cet ange bien
plus chargé encore de pressentiments, certes soucieux non pas d’apporter le
réconfort, mais de concilier et de se vouer à la propagande du monde fasciste
du capitalisme tardif, du monde de la mort, l’angoisse, c’est l’angoisse de la
mort, et elle n’apparaît pas dans des moments isolés, ne serait-ce même
qu’au dernier moment, elle est tout simplement “constitution fondamentale
du Dasein humain”, l’unique Étant dans l’analytique existentielle du
Dasein” (Sein und Zeit)
6
». La condamnation est claire, l’atmosphère mor-
bide qui emplit l’existence du Dasein procède d’un nihilisme moderne que
Jonas ne va pas manquer de réfuter.
Mais ni pour Bloch ni pour Jonas il ne s’agit de demeurer au niveau de
la simple réfutation argumentative. Il s’agit bien plus de mettre en garde
contre un péril de la pensée et a fortiori de l’attitude morale qui en découle,
qu’on pourrait résumer dans une expression que nous retrouvons chez les
deux auteurs: « après nous le déluge ». Bloch écrit, toujours dans un style
plus révolté que Jonas: « Tel est le comportement épigonal du nihilisme pro-
fasciste, avec son désespoir fanfaron, son quiétisme pour les suiveurs, son
après nous le déluge pour les chefs
7
». Tardivement, Jonas écrira en 1992,
5. Souvenirs, Payot et Rivages, Paris, 2006, p. 232. Trad. par S. Corneille et P. Ivernel
[Erinnerungen, Insel Verlag, Frankfurt am Main, 2003].
6. Le Principe Espérance, t. III, op. cit., p. 298.
7. Ibid., p. 299.
Jonas et le nihilisme de Heidegger 499
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dans Pour une éthique du futur: « finalement c’est l’impératif ontologique
clairement reconnu ou obscurément ressenti du devoir être de l’homme qui
nous interdit absolument un après nous le déluge, déjà méprisable en soi
8
».
Dès 1979, on trouve dans les premières lignes du Principe responsabilité de
Jonas, l’évocation du mythe d’un Prométhée devenu moderne, c’est-à-dire
définitivement déchaî : c’est la figure de l’homme doté d’un pouvoir le
vouant à sa propre annihilation, la capacité apocalyptique de la technique.
Cette puissance technique ni ne peut trouver de limite dans une éthique, ni
ne peut engager une indifférence quant à l’avenir.
Dans les textes de 1979 et 1992 de Jonas, il sera question de fonder une
ontologie particulière et risquée, puisqu’elle reprend une tradition abandon-
née et amplement décrédibilisée – aux dires mêmes de Jonas – par le positi-
visme analytique ou par le courant existentialiste: tenter de fonder un devoir-
être sur l’être. Il ne s’agit pas ici d’analyser les articulations que cela
implique mais d’en percevoir les prémisses, qui apparaissent notamment
dans la critique de l’ontologie heideggérienne. L’originalité de cette critique
se manifeste sur deux plans: d’une part, un parallèle historique précis avec
l’esprit de la gnose antique, d’autre part, à partir de l’ontologie de Heidegger,
insuffisante aux yeux de Jonas, qui amène celui-ci à envisager un remède qui
ne doit plus se faire attendre étant donné les échéances du pouvoir technique
révélées par Heidegger lui-même. Ce remède est une philosophie non limitée
à l’existence, mais englobant l’être de la vie au sein duquel se dessine une jus-
tification pour sa conservation, pour la libérer de ce qui la menace. Cette idée
conduira Jonas jusqu’à sa philosophie de la vie, laquelle trouve sa substance
dans un être non pas conceptuel ou idéel, mais biologique et psycho-physique.
Nous pouvons alors pressentir le rapport de Jonas à Heidegger, qui fut
son professeur: la philosophie de son maître fut à la fois un repère et un
repoussoir. Nous verrons finalement que la critique est totale parce qu’elle
suppose non seulement, grâce au parallèle historique, que l’analyse existen-
tiale du Dasein n’est pas originale, mais que de surcroît la volonté de repen-
ser l’être oublié, bien loin de nous en rapprocher, nous en éloigne, à cause
de l’élément nihiliste que nous allons définir.
2) Renversement du rapport à Heidegger
Rappelons le contexte. Hans Jonas suivit les cours de Heidegger dès l’âge
de 18 ans, choisissant de se détourner de la phénoménologie husserlienne
8. Pour une éthique du futur, Payot et Rivages, Paris, 1998. p. 104 [Philosophie.
Rückschau und Vorschau am Ende des Jahrhunderts, Surkhamp, Frankfurt am Main, 1993].
500 Avishag Zafrani
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