hans jonas ou comment sortir du nihilisme de

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HANS JONAS OU COMMENT SORTIR DU NIHILISME DE HEIDEGGER
Avishag Zafrani
Centre Sèvres | Archives de Philosophie
2013/3 - Tome 76
pages 497 à 509
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Zafrani Avishag, « Hans Jonas ou comment sortir du nihilisme de Heidegger »,
Archives de Philosophie, 2013/3 Tome 76, p. 497-509.
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ISSN 0003-9632
Archives de Philosophie 76, 2013, 497-509
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AV I S H AG Z A F R A N I
Université Paris Descartes, SHS Sorbonne, équipe PHILéPOL
Une dimension de la pensée de Heidegger joue un rôle d’autant plus
significatif dans la réflexion de deux penseurs juifs allemands du XXe siècle,
Ernst Bloch et Hans Jonas, qu’ils s’opposent à son sujet. Cependant, ils se
rejoignent totalement sur un point : la mise en évidence du nihilisme de
Heidegger et la tentative de le renverser. Cette critique du nihilisme est centrale pour la pensée de Bloch et celle de Jonas dans la mesure où le premier
pense l’avenir en terme d’utopie et où le second modifie le concept de responsabilité en l’appliquant aux générations à venir. Cette approche du temps
est une clé pour remettre en cause l’ontologie heideggérienne – où existe un
rapport entre le nihilisme et la conception du temps. Mon étude va s’intéresser en particulier à Hans Jonas : il a consacré plusieurs textes à Heidegger.
Je m’appuie essentiellement sur « Gnosticisme, existentialisme et nihilisme »,
publié pour la première fois en 1952, mais qui apparaît, révisé, dans la réédition de La religion gnostique en 1963 2. Je vais également essayer de montrer comment Jonas utilise la référence à Heidegger pour penser la gnose
puis, inversement, comment la gnose lui permet de repenser l’ontologie de
Sein und Zeit. Mon objet est ce renversement, qui va permettre à Jonas de
définir la philosophie heideggérienne comme nihiliste.
1) Approche du nihilisme
Il importe d’abord de rappeler brièvement l’une des problématiques qui
introduit la question du nihilisme au XXe siècle. Cette question prend une
1. Ce texte inédit a fait l’objet d’une communication au colloque « Heidegger et les penseurs juifs allemands » (10, 11 et 12 décembre 2012) à l’Institut Goethe de Paris.
2. Hans JONAS, La religion gnostique, Flammarion, Paris, 1978. Trad. par L. Évrard [The
Gnostic Religion, Beacon Press, Boston, 1958, 1963, 1970]. Le texte original, non encore révisé
par Hans Jonas, est publié pour la première fois dans la revue Social Research : « Gnosticism
and modern nihilism », 1952, p. 430-452.
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Hans Jonas
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Pour comprendre la critique du nihilisme chez Bloch et Jonas, il convient
de rappeler leur opposition à partir du titre même de leurs ouvrages : Le
Principe Espérance et Le principe responsabilité 3. Ces œuvres renouvellent
l’éthique en avançant des principes qui orientent la pensée et l’action à partir de deux perspectives opposées :
(a) Bloch développe sa pensée autour d’une formation de la conscience
à l’espoir : le « principe espérance » se structure en effet à partir de la notion
d’une conscience anticipante, forgée par le caractère utopique de l’avenir.
(b) Jonas développe sa pensée à partir d’une maxime soumettant les effets
de nos actions à l’obligation d’assurer la pérennité de l’humanité ou des générations à venir. L’avenir est ainsi, contrairement à Bloch, source d’une inquiétude propre à ordonner la volonté de l’homme à sa responsabilité pour le
futur.
Ces principes prennent des voies différentes, ce qui rend d’autant plus
intéressante et marquante leur opposition commune au nihilisme. Celle-ci
n’est pas le point de départ absolu de leurs philosophies, mais elles se rejoignent sur le diagnostic d’un symptôme ou d’un « syndrome » nihiliste, pour
reprendre l’expression de Jonas.
Au carrefour de cette rencontre inattendue entre deux auteurs philosophiquement opposés, se trouve Heidegger.
Sur le plan simplement biographique, on lit dans les Souvenirs de Jonas,
que ce dernier rencontra Bloch une unique fois, lors d’une conférence qu’il
donnait à Tübingen sur « Heidegger et la Théologie » en 1964. Cette conférence fut le point d’orgue consommant publiquement la rupture entre Jonas
et Heidegger (la conférence avait été déjà donnée en Amérique et a été
publiée dans The Phenomenon of Life 4, en 1966) : « à Tübingen, je dus à
ma conférence ma première et hélas, dernière rencontre avec Ernst Bloch,
assis dans l’auditoire. Très conquis par mes développements, il les suivit avec
grand plaisir. Le lendemain il m’invita chez lui et j’y passai un après-midi
pour une bonne conversation autour d’un bon vin, Bloch était alors un
3. Ernst BLOCH, Le Principe Espérance, t. I, II et III, Gallimard, Paris, 1991. Trad. par F.
Wuilmart [Das Prinzip Hoffnung, Surkhamp, Frankfurt am Main, 1959]. Hans JONAS, Le
Principe responsabilité, Flammarion, Paris, 2008. Trad. par J. Greisch [Das Prinzip
Verantwortung, Insel Verlag, Frankfurt am Main, 1979].
4. The Phenomenon of Life. Towards a Philosophical Biology, Phoenix edition, 1966.
Traduction française : Le phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique, trad. D. Lories,
De Boeck, Bruxelles, 2001.
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ampleur considérable et devient ainsi un enjeu pour la philosophie morale
et politique en raison de son lien à l’histoire.
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homme âgé, un esprit riche et plein d’humour 5 ». Les développements sur
lesquels s’accordèrent alors Bloch et Jonas concernent l’impossibilité d’allier la théologie chrétienne et l’ontologie heideggérienne, leur accord et leur
critique s’enracinant dans les écrits bibliques eux-mêmes.
Il y a en effet une teneur religieuse de la critique, qui est en fait un aboutissement tout comme la question du sacré l’est chez Heidegger. Mais l’accord de Bloch et de Jonas s’atteste aussi hors de leur rencontre de 1964. Les
recherches sur le nihilisme chez Bloch se composent en effet de deux étapes
distinctes :
– l’une sur le concept même d’une ontologie négative, ce que veut dire
le ne-pas-être, défini d’emblée comme un manque à combler,
– l’autre sur la sécularisation de la compréhension de la mort. La mort,
liée au concept de finitude, se trouve complètement dévoyée dans le temps
accéléré du capitalisme tardif. La mort désacralisée – n’ayant plus de statut –
se diffuse dans la vie, le nihilisme étant caractérisé ici par cette vie dominée
par la pulsion de mort, pour reprendre l’expression freudienne.
En 1959, dans Le Principe Espérance, Bloch juge Heidegger sans détours :
« l’autre image-souhait du néant a été formulée par Heidegger, cet ange bien
plus chargé encore de pressentiments, certes soucieux non pas d’apporter le
réconfort, mais de concilier et de se vouer à la propagande du monde fasciste
du capitalisme tardif, du monde de la mort, l’angoisse, c’est l’angoisse de la
mort, et elle n’apparaît pas dans des moments isolés, ne serait-ce même
qu’au dernier moment, elle est tout simplement “constitution fondamentale
du Dasein humain”, l’unique “Étant dans l’analytique existentielle du
Dasein” (Sein und Zeit) 6 ». La condamnation est claire, l’atmosphère morbide qui emplit l’existence du Dasein procède d’un nihilisme moderne que
Jonas ne va pas manquer de réfuter.
Mais ni pour Bloch ni pour Jonas il ne s’agit de demeurer au niveau de
la simple réfutation argumentative. Il s’agit bien plus de mettre en garde
contre un péril de la pensée et a fortiori de l’attitude morale qui en découle,
qu’on pourrait résumer dans une expression que nous retrouvons chez les
deux auteurs : « après nous le déluge ». Bloch écrit, toujours dans un style
plus révolté que Jonas : « Tel est le comportement épigonal du nihilisme profasciste, avec son désespoir fanfaron, son quiétisme pour les suiveurs, son
après nous le déluge pour les chefs 7 ». Tardivement, Jonas écrira en 1992,
5. Souvenirs, Payot et Rivages, Paris, 2006, p. 232. Trad. par S. Corneille et P. Ivernel
[Erinnerungen, Insel Verlag, Frankfurt am Main, 2003].
6. Le Principe Espérance, t. III, op. cit., p. 298.
7. Ibid., p. 299.
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Jonas et le nihilisme de Heidegger
Avishag Zafrani
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dans Pour une éthique du futur : « finalement c’est l’impératif ontologique
clairement reconnu ou obscurément ressenti du devoir être de l’homme qui
nous interdit absolument un après nous le déluge, déjà méprisable en soi 8 ».
Dès 1979, on trouve dans les premières lignes du Principe responsabilité de
Jonas, l’évocation du mythe d’un Prométhée devenu moderne, c’est-à-dire
définitivement déchaîné : c’est la figure de l’homme doté d’un pouvoir le
vouant à sa propre annihilation, la capacité apocalyptique de la technique.
Cette puissance technique ni ne peut trouver de limite dans une éthique, ni
ne peut engager une indifférence quant à l’avenir.
Dans les textes de 1979 et 1992 de Jonas, il sera question de fonder une
ontologie particulière et risquée, puisqu’elle reprend une tradition abandonnée et amplement décrédibilisée – aux dires mêmes de Jonas – par le positivisme analytique ou par le courant existentialiste : tenter de fonder un devoirêtre sur l’être. Il ne s’agit pas ici d’analyser les articulations que cela
implique mais d’en percevoir les prémisses, qui apparaissent notamment
dans la critique de l’ontologie heideggérienne. L’originalité de cette critique
se manifeste sur deux plans : d’une part, un parallèle historique précis avec
l’esprit de la gnose antique, d’autre part, à partir de l’ontologie de Heidegger,
insuffisante aux yeux de Jonas, qui amène celui-ci à envisager un remède qui
ne doit plus se faire attendre étant donné les échéances du pouvoir technique
révélées par Heidegger lui-même. Ce remède est une philosophie non limitée
à l’existence, mais englobant l’être de la vie au sein duquel se dessine une justification pour sa conservation, pour la libérer de ce qui la menace. Cette idée
conduira Jonas jusqu’à sa philosophie de la vie, laquelle trouve sa substance
dans un être non pas conceptuel ou idéel, mais biologique et psycho-physique.
Nous pouvons alors pressentir le rapport de Jonas à Heidegger, qui fut
son professeur : la philosophie de son maître fut à la fois un repère et un
repoussoir. Nous verrons finalement que la critique est totale parce qu’elle
suppose non seulement, grâce au parallèle historique, que l’analyse existentiale du Dasein n’est pas originale, mais que de surcroît la volonté de repenser l’être oublié, bien loin de nous en rapprocher, nous en éloigne, à cause
de l’élément nihiliste que nous allons définir.
2) Renversement du rapport à Heidegger
Rappelons le contexte. Hans Jonas suivit les cours de Heidegger dès l’âge
de 18 ans, choisissant de se détourner de la phénoménologie husserlienne
8. Pour une éthique du futur, Payot et Rivages, Paris, 1998. p. 104 [Philosophie.
Rückschau und Vorschau am Ende des Jahrhunderts, Surkhamp, Frankfurt am Main, 1993].
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pour se tourner vers une méthode d’analyse existentiale qui jouera un rôle
dans sa première œuvre importante : La gnose et l’esprit de l’Antiquité tardive (1934). Le changement d’enseignement s’explique par une aspiration
du jeune Jonas à la puissance de la subjectivité, qui peut-être s’était perdue
dans l’idéalisme de l’ego husserlien. Nous trouvons beaucoup de développements, dans les « mémoires » de Jonas, sur ce que Heidegger incarnait pendant ses premiers semestres d’étude. Ils ne sont pas d’ordre philosophique,
il s’agit plutôt d’une critique de la ferveur que la personnalité du professeur
suscitait, confinant à un engouement sectaire selon les mots de Jonas (de la
part de nombreux étudiants juifs, exceptés Hannah Arendt et lui-même).
Hans Jonas parle de Heidegger comme d’un gourou, d’une « crypto-célébrité 9 ». Cela le gênait mais, plus encore, nous apprenons qu’il ne comprenait pas ses cours, difficilement accessibles. Il avait néanmoins l’intuition qu’il
y avait là une philosophie en développement : « je ne comprenais rien à ses
commentaires mais j’éprouvais avec force qu’était ici en jeu une totalité et
qu’il luttait en fouillant l’objet au plus profond 10 ». On peut y voir ici déjà les
promesses théoriques de cette pensée en germination, préparant une refondation de la discipline, et les désillusions croissantes creusées par l’écart entre
l’intelligence du philosophe et l’aveuglement de l’homme.
Lorsque Jonas commença sa thèse sous la direction de Heidegger, il suivait déjà le séminaire de son autre éminent professeur, Rudolf Bultmann.
Ce séminaire portait sur le nouveau Testament. C’est lors de ce cours que
Jonas s’intéressa à la gnose. Il fit alors un exposé qui amena Bultmann à le
diriger vers Heidegger. L’ampleur des recherches de Jonas dépassait le cadre
d’un travail en théologie, par les déterminations historiques qu’il apportait.
C’est ainsi que Jonas se trouva dans une situation intellectuelle particulière :
l’enseignement de Heidegger lui fournissait une grille de lecture pour le
gnosticisme. Autrement dit, l’approche existentiale de Heidegger de l’êtrelà, de l’être dans le monde, permettait à Jonas de mieux circonscrire la situation existentielle des thèses gnostiques mais, peu à peu, l’effet s’inversa, et
sa compréhension de la gnose l’éclaira sur la pensée de Heidegger – cela de
manière saisissante. Alors que, dans les années 1925 à 1933, Jonas appliquait
la philosophie heideggérienne de l’analyse existentiale et de ses méthodes
interprétatives à ce matériau historique qu’est la gnose antique, après la
guerre, peut-être même déjà après le discours de Heidegger au rectorat en
1933, il comprit la philosophie de Heidegger comme étant elle-même d’ordre gnostique, chargée de nihilisme, voir plus nihiliste encore que la gnose,
car la gnose avait encore un Dieu, et donc une perspective de rédemption.
9. Souvenirs, op. cit., p. 58.
10. Ibid.
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Jonas et le nihilisme de Heidegger
Avishag Zafrani
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Quels éléments ont permis ce rapprochement ? Trois apparaissent. Le
premier et le plus évident est lié au champ lexical : une série de termes se
retrouvent et dans la gnose antique et dans Heidegger : « être pour la mort »,
« être là » et « être jeté au monde ». Nous y reviendrons. La proximité lexicale
n’est évidemment pas tout et le second point concerne la situation particulière existentielle de l’homme, situation d’isolement, d’angoisse et d’abandon. C’est peut-être le point qui demande le plus à être explicité, car il faut
avant tout comprendre le sens dans lequel Jonas entend l’existentialisme de
Heidegger. Le dernier point est d’un ordre différent : il ne concerne pas les
deux types de pensées en elles-mêmes, il privilégie leur situation historique.
C’est à partir de lui que Jonas commence son exercice de comparaison, mais
c’est là aussi qu’il clôt ce travail, car il met en garde contre un péril de la pensée prise dans les méandres d’une histoire qui s’effondre, et qui, au lieu d’en
sortir, s’en accommode. Ce dernier point fait voir l’enjeu de la comparaison :
fondamentalement éthique, peut-être aussi religieux.
Tels sont les trois éléments : lexical, existentiel, historique.
La période de la gnose antique s’étend sur les quatre premiers siècles de
l’ère chrétienne, donc au moment de la naissance d’une nouvelle foi ; c’est
une situation de transition. À l’effervescence spirituelle et religieuse se joignent par ailleurs des changements politiques où les empires se succèdent,
puis déclinent. Elle permet en même temps ce que Jonas nomme le syncrétisme de la gnose, intégrant plusieurs traditions, romaines, perses, hellénistiques, juives. À partir de cette diversité d’influences, il faudra que Jonas
fasse ressortir des traits propres au courant gnostique. Il souligne la situation d’individus qui se sentent comme des « poussières d’atomes, au sein des
masses de l’empire 11 ».
Or, pour Jonas, cet état change radicalement le rapport de l’individu au
cosmos : « La répudiation de la doctrine du tout et des parties et certaines des
raisons de cette répudiation, nous pouvons la trouver dans le domaine social
et politique. L’ontologie classique veut que le tout précède les parties, qu’il
soit meilleur qu’elles, qu’il soit ce pour quoi les parties existent et ce en quoi
elles trouvent un sens à leur existence : cet axiome, respecté à longueur de siècles, a perdu la base sociale de sa validité ». Dès lors, « l’individu gnostique
n’aspirait pas à agir comme une partie de ce Tout, mais – pour parler le langage existentialiste – à exister authentiquement 12 ». Il y a donc ce que l’on
pourrait appeler un sentiment acosmique, voire anticosmique. Nous verrons
plus loin comment cette relation est caractérisée précisément dans la gnose.
11. La religion gnostique, op. cit., p. 429.
12. Ibid., p. 430.
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Ce type de relation, Jonas le voit se dessiner dans l’existentialisme de
Sein und Zeit. Cette œuvre s’inscrit également dans une période de crise de
l’humanité, succédant à la chute des empires, à l’éclatement et au réveil des
nationalismes. Dans cette dispersion tumultueuse du sens de l’existence,
empreinte de sécularisation brutale, en un temps où « Dieu est mort », l’ambition de Sein und Zeit pouvait alors paraître salutaire puisqu’il s’agissait
de remédier à un manque de densité ontologique, de se rapprocher, ou de se
réfugier dans l’être – si nous suivons l’interprétation de Jonas. Refonder une
existence authentique passe alors nécessairement par l’entreprise de repenser l’être, tel qu’il ne l’a jamais été, puisque ce concept, selon Heidegger,
souffre de sa fausse évidence, qu’il demeure un concept obscur qui demande
de nouveaux critères d’appréhension et de connaissance selon Jonas.
L’analytique existentiale du Dasein, de l’être-là, devient le centre d’une
réflexion qui veut conjurer l’oubli de l’être.
Il nous faut à présent préciser en quel sens Jonas parle d’un existentialisme pour décrire, telle qu’elle lui apparaît dans Sein und Zeit, la philosophie de Heidegger. Il la compare avec ce qu’il nomme l’existentialisme de
Pascal dont il cite certaines des pensées très significatives sur l’angoisse générée par la situation isolée de l’individu. C’est Pascal que Jonas choisit pour
caractériser ce qui deviendra le lot de l’homme moderne, introduisant le
fragment 205 des Pensées (Brunschwig) : « parmi toutes les réalités qui déterminent cette situation (de l’homme moderne), il en est une que Pascal fût le
premier à envisager, elle et tout ce qu’elle entraîne, et qu’il sut exposer avec
toute la vigueur de son éloquence : la solitude de l’homme dans l’univers
physique, tel que la cosmologie moderne le conçoit : abîmé dans l’infinie
immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie… 13 ».
Plus loin, il cite le fragment 72 : « Je m’effraie, et m’étonne de me voir ici
plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors », puis : « Que l’homme étant revenu à soi,
considère ce qu’il est au prix de ce qui est, qu’il se regarde comme égaré dans
ce canton détourné de la nature, et que de ce petit cachot où il se trouve logé,
j’entends l’univers visible etc… 14 ».
De fait, l’existentialisme est pour Jonas une situation particulière de
l’homme moderne, existence contingente, en proie à l’égarement ou à l’errance, dans un monde qui n’est plus son foyer, auquel il n’est pas acclimaté,
une situation donc où il se retrouve étranger, et plus encore étranger dans
un univers qui lui est indifférent. Mais la différence immense entre la situa13. Ibid., p. 419.
14. Ibid., p. 421.
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Jonas et le nihilisme de Heidegger
Avishag Zafrani
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tion décrite par Pascal et celle qui sera l’objet des réflexions du courant existentialiste est évidemment la place de Dieu, puisque la contingence de l’existence peut trouver pour Pascal une issue, un salut en Dieu. L’homme
contemporain sans Dieu est livré à une contingence telle que l’ontologie
seule ne suffit pas à lui donner le réconfort d’un sens nécessaire à sa vie. Pour
cette simple raison, selon Jonas, cette contingence chasse la téléologie « du
dispositif des causes naturelles. La nature cesse de donner la moindre sanction aux buts que l’homme pourrait se proposer 15 ». Privé de signification,
le moi est rejeté vers lui-même : c’est donc à partir de l’existence qu’il doit
remonter à son essence ; c’est le Dasein qui donne accès à l’être selon le chemin heideggérien pour Jonas. Mais alors il est peut-être ainsi condamné à
une nostalgie infinie de l’être, perdant la conscience de l’actuel.
Il y a une faille, en effet, dans la temporalité de l’ontologie
heideggérienne. Il faut la souligner rapidement avant de revenir à la comparaison avec la gnose. Mais elle n’est pas sans rapport avec la gnose, car elle
aboutit également à une antinomie propre au nihilisme. Pour Jonas, « la
même cause qui se trouve à la racine du nihilisme est aussi à la racine de la
temporalité radicale de la vision heideggérienne de l’existence, vision dans
laquelle le présent n’est rien que l’instant de crise entre le passé et l’avenir.
Si les valeurs ne sont pas tenues en vue en tant qu’être (comme le bien et le
beau de Platon), mais posées par la volonté comme des projets, alors en effet
l’existence est condamnée à avoir constamment le caractère de l’avenir, avec
la mort comme but ; et une résolution simplement formelle à être sans nomos
pour cette résolution, devient un projet du Néant depuis le Néant 16 ». C’est
dire que le nihilisme de l’ontologie heideggérienne va plus loin encore que
le nihilisme de la gnose antique. Pourquoi ? La gnose antique maintient une
dualité homme-monde/monde-dieu : donc une transcendance. Elle n’est pas
celle du christianisme ou du judaïsme, mais il n’en demeure pas moins que
cette transcendance divine fonctionne comme une « étoile polaire » guidant
une forme de praxis. Cette dernière est soit ascétique, soit prônant, à l’opposé, une excessive liberté, une forme de libertinage. La transgression par
le péché est en effet considérée ici comme la seule réponse à un monde dualiste à l’extrême, c’est-à-dire hostile.
Revenons à la gnose antique pour voir comment Heidegger s’en rapproche, et comment il s’en différencie, non pas en dépassant le nihilisme,
mais en l’accentuant. Il suffit ici de retenir la résonnance lexicale entre les
15. Ibid., p. 421.
16. Le phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique. op. cit. ; The Phenomenon of
Life. Toward a philosophical Biology, The university of Chicago Press, Phoenix, 1982 [1966],
p. 236.
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terminologies heideggérienne et gnostique, pour comprendre comment l’une
est la clé de compréhension de l’autre et vice versa.
Jonas distingue cinq thèses au sein de la gnose antique.
– La première est d’ordre théologique et est dualiste : l’homme vit dans
un monde, un cosmos séparé du royaume divin. Ce cosmos représente les
ténèbres et il est gouverné non pas par Dieu, mais par des archontes qui sont
des puissances inférieures et dont les « intentions » sont mauvaises.
– La deuxième est cosmologique : le monde est défini comme une vaste
prison où l’homme est réduit en esclavage, subissant maintes épreuves.
– La troisième est anthropologique et laisse apparaître, dans une dualité
déchirante, un fragment de la substance divine dans l’esprit humain : la
nature humaine contient une étincelle divine. C’est cette étincelle qu’il faut
libérer par la connaissance, c’est-à-dire la gnose. Jonas précise ici la différence entre la connaissance, la theoriâ grecque, et la gnose. L’activité théorique informe la pensée, la gnose vise plus que la contemplation, elle tente
une transformation de la condition humaine. La possibilité d’une telle transformation advient cependant grâce à une révélation. La gnose est donc une
initiation mystique et, comme l’écrit Jonas, « a des objets de foi, plus que de
raison 17 ».
– La quatrième est d’ordre eschatologique : le moi « pneumatique » de
l’homme est délivré après la mort. L’esprit libéré de la sphère cosmologique,
des ténèbres donc, atteint le monde de la lumière, autrement dit Dieu. Un
regroupement doit alors s’effectuer entre les esprits et Dieu. Permis par
l’exercice mystique de la gnose, il parachève le monde de Dieu, et finit par
faire reculer les ténèbres, jusqu’à l’annihilation totale du cosmos. Ce mondeci est donc voué à disparaître.
– Enfin la cinquième et dernière est d’ordre moral : le monde est gouverné par des forces inférieures et mauvaises. Il s’ensuit une hostilité à
l’égard du monde, un « mépris des liens terrestres 18 ». Il y a, écrit Jonas,
une atmosphère de « tyrannie cosmique 19 ». D’où deux attitudes possibles :
l’une est ascétique, elle exprime une fuite du monde ; l’autre est libertine,
car ce monde-ci ne valant rien, tout est permis, comme est permis ce qui
peut le détruire encore plus rapidement. Nous avons par conséquent soit une
inclination érémitique à la fuite, soit une inclination participative à la destruction.
17. La religion gnostique, op. cit., p. 54.
18. Ibid., p.69.
19. Ibid., p. 70.
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Jonas et le nihilisme de Heidegger
Avishag Zafrani
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Ces cinq thèses mettent au jour un langage symbolique précis, qui se
retrouve dans l’analyse existentiale de Heidegger. L’hostilité décrite par la
gnose implique une situation d’étrangeté pour l’homme, très prégnante dans
le courant marcioniste notamment. Cette situation est aisément transposable au concept d’Unheimlichkeit chez Heidegger. La vie de l’individu est
donc étrangère à ce monde. Il s’ensuit un isolement dans lequel l’homme ne
comprend pas ce monde dont il n’est pas compris, tout comme l’étranger ne
comprend pas la langue d’un pays, et en retour n’est pas compris. Ceci
génère une angoisse et un mal du pays, un sentiment d’être en danger et sans
protection. L’homme éprouve un sentiment d’aliénation, donc une souffrance constante. Puis le sentiment d’être en exil par rapport à sa propre origine maintient une atmosphère angoissante, amplifiée par l’idée d’un espace
cosmique incommensurable qui séparerait l’homme de Dieu. L’angoisse permanente transforme le cosmos, vénéré dans la philosophie grecque, en une
prison, « maison de mort 20 », où nous séjournons tels des étrangers. Le terme
prison est déjà présent chez Pascal dans le fragment cité, où le monde est
comparé à un cachot. Enfin, la récurrence du terme « jeté » vient achever la
ressemblance entre la gnose et l’ontologie heideggérienne de Sein und Zeit.
Dans la gnose, « être jeté », que Jonas relie donc au terme de Geworfenheit 21
utilisé par Heidegger pour caractériser le Dasein, traduit une réalité brutale : le fait que l’esprit soit jeté dans ce corps, que ce corps soit jeté dans ce
monde. La violence de cette situation aboutit à un sentiment profond de
désolation, d’abandon et de torpeur.
Cette ressemblance une fois établie, on peut conclure. Le fondement
ontologique du Dasein décrit par Heidegger n’est pas anhistorique, il est rattaché au contraire à une situation particulière, et procède d’un rapport au
monde également particulier. C’est ce que Jonas souhaitait mettre en avant,
et par cette représentation de la situation historique d’un Dasein décrit
comme être jeté, déjà saisi par la gnose en des temps que Jonas estime être
analogues, il destitue le fondement ontologique du Dasein, en le réduisant
à une imagerie symptomatique d’une époque de crise. Jonas écrit : « Il prétend être l’explication des fondements de l’existence humaine comme telle,
mais il est la philosophie d’une situation particulière 22 ». Plus encore : par
cette comparaison, Jonas ne fait pas qu’invalider l’ontologie heideggérienne.
Il met en garde contre sa dangerosité, sa dimension nihiliste. Cette dimension est encore plus avérée dans l’ontologie heideggérienne que dans la gnose
antique. En effet, la gnose, malgré le dualisme radical qu’elle propose, fonc20. Ibid., p. 80.
21. Ibid., p. 92.
22. Ibid., p. 419.
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tionne selon la triade foi-connaissance-espérance. L’espérance est tournée
vers une rédemption, promise dans l’eschatologie de cette doctrine. Cette
espérance n’est peut-être pas salutaire pour ce monde-ci, mais l’individu
fidèle aux doctrines gnostiques n’est pas complètement abandonné à son
propre sort. Les épreuves qu’il rencontre dans ce monde-ci ont un sens. Pour
Jonas, « il est entendu que si nous sommes jetés dans la temporalité, nous
avons une origine dans l’éternité et nous avons aussi un but. Cet arrière-plan
est absent du nihilisme moderne 23 ». Dès lors, Jonas se pose la question de
savoir quelle situation métaphysique recouvre cette « perte d’éternité ». Pour
lui, celle-ci est « la disparition du monde des idées et des idéaux, dans
laquelle Heidegger voit la véritable signification du « Dieu est mort » de
Nietzsche : en d’autres termes, c’est le triomphe absolu du nominalisme sur
le réalisme 24 ». La situation métaphysique du nihilisme moderne est donc
aussi une forme de dualisme radical, tel que le présente la gnose. Mais le dualisme de la gnose décrit un monde hostile, c’est-à-dire finalement un monde
en relation avec l’homme, avec lequel l’homme est en lutte. Alors que le nihilisme moderne décrit un monde non plus hostile mais indifférent. Il n’y a
plus de relation entre l’homme et la nature : « l’homme moderne est jeté dans
une nature indifférente 25 ».
3) Retour du sens de l’existence
La comparaison entre la gnose et l’ontologie heideggérienne aura permis
à Jonas de circonscrire une situation existentiale propre aux gnostiques et
de transposer son analyse à la philosophie de Heidegger. L’analyse historique
de la gnose, puis la critique de l’ontologie moderne de Heidegger, semblent
lui avoir permis autre chose qu’une simple critique, ou que le simple repère
d’une faille logique de ces types de pensées. Cette étude permet à Jonas de
définir le nihilisme, en faisant la synthèse du nihilisme antique et moderne.
Sa définition du nihilisme est alors la suivante : « La rupture entre l’homme
et la réalité totale est au fond du nihilisme 26 ». Cette caractérisation du nihilisme peut être à l’origine même du fondement de sa philosophie, marquée
par Le principe responsabilité. La philosophie de Jonas tente en effet de fonder une éthique à partir de l’ontologie. Il tire des lois de la nature des principes susceptibles de limiter notre pouvoir sur elle. Il s’inscrit donc à l’op23. Ibid., p. 436.
24. Ibid., p. 440.
25. Ibid., p. 440.
26. Ibid., p. 442.
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Jonas et le nihilisme de Heidegger
Avishag Zafrani
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posé du nihilisme moderne, en reliant l’homme à la réalité totale, la partie
et le tout. Il accorde néanmoins à Heidegger la pertinence et l’importance
de la place du « souci ». Mais le souci, toujours dans la même dynamique de
réunification de la réalité totale et de l’homme, ne doit pas être limité au
Dasein. Selon Jonas, « le simple fait qu’il y ait un suprême souci de cet ordre,
en un point quelconque du monde, doit aussi qualifier la totalité qui recèle
ce fait, ce d’autant plus qu’elle seule a été la cause d’où ce fait provient,
puisqu’elle en a laissé le sujet naître en son sein 27 ».
À ces lignes nous voyons que Jonas reconnaît la primauté du souci, qu’il
va étendre à une sollicitation à l’égard de l’être de la nature toute entière. Ce
souci, alors d’inspiration heideggérienne, mais pas seulement, devient même
le levier affectif qui permet à sa loi éthique d’être respectée. La maxime en
est : « Agis de façon à ce que les effets de ton action soient compatibles avec
la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre 28 ». En réalité,
chez Jonas le souci se mue en crainte : celle de voir l’humanité dépérir par
les effets de ses propres actions – d’où la nécessité de repenser le concept de
responsabilité, en fonction de l’avenir. La catégorie de crainte est connotée
par un caractère religieux profond, alors que le souci ne l’est point. Aussi,
bien qu’Heidegger ait influencé cette pensée de l’inquiétude quant à notre
finitude, une autre influence est à souligner dans l’œuvre de Jonas. Une
influence qui est à mettre en parallèle avec l’effervescence spirituelle de
l’Antiquité tardive telle que Jonas la décrit, c’est-à-dire comme lutte entre
des objets de foi différents et des représentations du monde différentes. Cette
influence se retrouve sous forme d’ébauche dans le Concept de Dieu après
Auschwitz 29. Jonas y présente la conception issue de l’ésotérisme juif (la
cabbale lurianique) qui émet l’idée d’un Dieu créateur de l’univers dont la
responsabilité est léguée à l’homme. L’homme est en charge de parachever
la création divine. Plus précisément, puisque c’est Dieu après Auschwitz
qu’il s’agit de penser, c’est l’idée de l’absence énigmatique de Dieu pendant
la Shoah qu’il s’agit d’affronter. Ici encore, l’homme ne doit pas se laisser
aller à un sentiment d’abandon, qui verserait aussi dans le nihilisme. Il y a
donc l’idée de récupération de la loi – de la loi de Dieu – dans une mesure
humaine. Le nomos jonassien tire sa force du concept de responsabilité, qui
va plus loin que la vacuité crée par la sécularisation. Mais alors l’objet de la
foi n’est plus Dieu mais l’homme. Il s’agit d’avoir foi en l’homme. Et nous
retrouverons dans toute l’œuvre de Jonas cet effort pour déterminer le pou27. Ibid., p. 442.
28. Le principe responsabilité, op. cit., p. 40.
29. Le concept de Dieu après Auschwitz, Payot et Rivages, Paris, 1994 [Der Gottesbegriff
nach Auschwitz. Eine jüdische Stimme, Surkhamp, Frankfurt am Main, 1984].
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voir de la subjectivité humaine inscrite dans sa nécessaire connexion avec un
être qui est la cause de sa vie. En tant qu’effet de cette cause, il doit répondre de ce lien, en permettant les conditions de sa pérennisation, de sorte que
la crainte se mue en sollicitude, non pour l’être, mais pour la vie de cet être,
et pour la vie de l’humanité. C’est pourquoi la communication de Jonas sur
« Heidegger et la théologie » est éclairante, notamment cette formule qui rassemble tous les éléments – philosophiques, religieux, moraux – de la critique
de Jonas : « L’homme serait donc le berger de l’être – et non pas notons bien
des étants ! Mise à part la résonnance blasphématoire que doit avoir aux
oreilles juives et chrétiennes l’usage de ce titre consacré, il est dur d’entendre l’homme salué comme le berger de l’être quand il vient d’échouer si
lamentablement à être le gardien de son frère, ainsi que le désigne la Bible.
(Mais) le terrible anonymat de l’être de Heidegger illicitement paré de caractères personnels, empêche l’appel personnel 30 ».
Résumé : L’ontologie est le point d’ancrage de la pensée de Jonas, telle qu’elle lui fût inspirée par Heidegger, son éminent professeur, mais c’est son versant existential, qui donne le
primat au Dasein, aux modalités de l’être plutôt qu’à l’être lui-même, qui fera l’objet d’une
critique originale de la part de Jonas. Cette originalité réside dans la comparaison qu’il
opère entre le nihilisme généré par la gnose antique, et celui impliqué par le nihilisme
contemporain de Heidegger de Sein und Zeit. La dualité qui oppose l’homme et Dieu dans
la gnose antique aboutit à un isolement de l’individu au sein d’un monde vécu comme
étranger et hostile. Elle se retrouve dans un schéma similaire à l’époque contemporaine
dans un « existentialisme » définissant l’individu comme un être « jeté » dans ce monde,
et dès lors définit par le souci et l’angoisse. C’est cette comparaison qui est étudiée ici dans
le but de chercher avec Jonas les racines du nihilisme impliqué par l’analytique du Dasein,
qui empêcherait les fondations permanentes et nécessaires d’une éthique prompte à donner un nouvel « impératif catégorique » à la conduite des individus.
Mots-clés : Nihilisme. Ontologie. Gnose. Heidegger. Jonas. Sécularisation. Éthique.
Abstract : Ontology is fundamental in the thought of Jonas, since his eminent professor
Heidegger inspired him. However, the originality of the thought of Jonas relies on the
criticism of the existential aspect of Heidegger’s work. In fact, this existential aspect gives
the primacy to the Dasein, by insisting on the methods of the being rather than on the
being itself. He operates the comparison between the nihilism that is generated by the
ancient gnosis, and the one implied in the contemporary nihilism of Heidegger in Sein
und Zeit. The duality which opposes men and God in the ancient gnosis leads to an individual isolation within a world that is perceived as hostile and foreign. This is found in
a similar way in contemporary times in an “existentialism” that defines the individual
as a being that has “fallen” into this world, and who is consequently exposed to worry
and anxiety. This criticism will allow Jonas to find the roots of nihilism and to develop
a new “categorical imperative”.
Key words : Nihilism. Ontology. Gnosis. Heidegger. Jonas. Secularization. Ethic.
30. Le Phénomène de la vie, « Heidegger et la Théologie », op. cit., p. 259.
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Jonas et le nihilisme de Heidegger
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