HANS JONAS OU COMMENT SORTIR DU NIHILISME DE HEIDEGGER Avishag Zafrani Centre Sèvres | Archives de Philosophie 2013/3 - Tome 76 pages 497 à 509 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2013-3-page-497.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Zafrani Avishag, « Hans Jonas ou comment sortir du nihilisme de Heidegger », Archives de Philosophie, 2013/3 Tome 76, p. 497-509. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres. © Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres ISSN 0003-9632 Archives de Philosophie 76, 2013, 497-509 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres AV I S H AG Z A F R A N I Université Paris Descartes, SHS Sorbonne, équipe PHILéPOL Une dimension de la pensée de Heidegger joue un rôle d’autant plus significatif dans la réflexion de deux penseurs juifs allemands du XXe siècle, Ernst Bloch et Hans Jonas, qu’ils s’opposent à son sujet. Cependant, ils se rejoignent totalement sur un point : la mise en évidence du nihilisme de Heidegger et la tentative de le renverser. Cette critique du nihilisme est centrale pour la pensée de Bloch et celle de Jonas dans la mesure où le premier pense l’avenir en terme d’utopie et où le second modifie le concept de responsabilité en l’appliquant aux générations à venir. Cette approche du temps est une clé pour remettre en cause l’ontologie heideggérienne – où existe un rapport entre le nihilisme et la conception du temps. Mon étude va s’intéresser en particulier à Hans Jonas : il a consacré plusieurs textes à Heidegger. Je m’appuie essentiellement sur « Gnosticisme, existentialisme et nihilisme », publié pour la première fois en 1952, mais qui apparaît, révisé, dans la réédition de La religion gnostique en 1963 2. Je vais également essayer de montrer comment Jonas utilise la référence à Heidegger pour penser la gnose puis, inversement, comment la gnose lui permet de repenser l’ontologie de Sein und Zeit. Mon objet est ce renversement, qui va permettre à Jonas de définir la philosophie heideggérienne comme nihiliste. 1) Approche du nihilisme Il importe d’abord de rappeler brièvement l’une des problématiques qui introduit la question du nihilisme au XXe siècle. Cette question prend une 1. Ce texte inédit a fait l’objet d’une communication au colloque « Heidegger et les penseurs juifs allemands » (10, 11 et 12 décembre 2012) à l’Institut Goethe de Paris. 2. Hans JONAS, La religion gnostique, Flammarion, Paris, 1978. Trad. par L. Évrard [The Gnostic Religion, Beacon Press, Boston, 1958, 1963, 1970]. Le texte original, non encore révisé par Hans Jonas, est publié pour la première fois dans la revue Social Research : « Gnosticism and modern nihilism », 1952, p. 430-452. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres Hans Jonas ou comment sortir du nihilisme de Heidegger 1 498 Avishag Zafrani Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres Pour comprendre la critique du nihilisme chez Bloch et Jonas, il convient de rappeler leur opposition à partir du titre même de leurs ouvrages : Le Principe Espérance et Le principe responsabilité 3. Ces œuvres renouvellent l’éthique en avançant des principes qui orientent la pensée et l’action à partir de deux perspectives opposées : (a) Bloch développe sa pensée autour d’une formation de la conscience à l’espoir : le « principe espérance » se structure en effet à partir de la notion d’une conscience anticipante, forgée par le caractère utopique de l’avenir. (b) Jonas développe sa pensée à partir d’une maxime soumettant les effets de nos actions à l’obligation d’assurer la pérennité de l’humanité ou des générations à venir. L’avenir est ainsi, contrairement à Bloch, source d’une inquiétude propre à ordonner la volonté de l’homme à sa responsabilité pour le futur. Ces principes prennent des voies différentes, ce qui rend d’autant plus intéressante et marquante leur opposition commune au nihilisme. Celle-ci n’est pas le point de départ absolu de leurs philosophies, mais elles se rejoignent sur le diagnostic d’un symptôme ou d’un « syndrome » nihiliste, pour reprendre l’expression de Jonas. Au carrefour de cette rencontre inattendue entre deux auteurs philosophiquement opposés, se trouve Heidegger. Sur le plan simplement biographique, on lit dans les Souvenirs de Jonas, que ce dernier rencontra Bloch une unique fois, lors d’une conférence qu’il donnait à Tübingen sur « Heidegger et la Théologie » en 1964. Cette conférence fut le point d’orgue consommant publiquement la rupture entre Jonas et Heidegger (la conférence avait été déjà donnée en Amérique et a été publiée dans The Phenomenon of Life 4, en 1966) : « à Tübingen, je dus à ma conférence ma première et hélas, dernière rencontre avec Ernst Bloch, assis dans l’auditoire. Très conquis par mes développements, il les suivit avec grand plaisir. Le lendemain il m’invita chez lui et j’y passai un après-midi pour une bonne conversation autour d’un bon vin, Bloch était alors un 3. Ernst BLOCH, Le Principe Espérance, t. I, II et III, Gallimard, Paris, 1991. Trad. par F. Wuilmart [Das Prinzip Hoffnung, Surkhamp, Frankfurt am Main, 1959]. Hans JONAS, Le Principe responsabilité, Flammarion, Paris, 2008. Trad. par J. Greisch [Das Prinzip Verantwortung, Insel Verlag, Frankfurt am Main, 1979]. 4. The Phenomenon of Life. Towards a Philosophical Biology, Phoenix edition, 1966. Traduction française : Le phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique, trad. D. Lories, De Boeck, Bruxelles, 2001. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres ampleur considérable et devient ainsi un enjeu pour la philosophie morale et politique en raison de son lien à l’histoire. 499 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres homme âgé, un esprit riche et plein d’humour 5 ». Les développements sur lesquels s’accordèrent alors Bloch et Jonas concernent l’impossibilité d’allier la théologie chrétienne et l’ontologie heideggérienne, leur accord et leur critique s’enracinant dans les écrits bibliques eux-mêmes. Il y a en effet une teneur religieuse de la critique, qui est en fait un aboutissement tout comme la question du sacré l’est chez Heidegger. Mais l’accord de Bloch et de Jonas s’atteste aussi hors de leur rencontre de 1964. Les recherches sur le nihilisme chez Bloch se composent en effet de deux étapes distinctes : – l’une sur le concept même d’une ontologie négative, ce que veut dire le ne-pas-être, défini d’emblée comme un manque à combler, – l’autre sur la sécularisation de la compréhension de la mort. La mort, liée au concept de finitude, se trouve complètement dévoyée dans le temps accéléré du capitalisme tardif. La mort désacralisée – n’ayant plus de statut – se diffuse dans la vie, le nihilisme étant caractérisé ici par cette vie dominée par la pulsion de mort, pour reprendre l’expression freudienne. En 1959, dans Le Principe Espérance, Bloch juge Heidegger sans détours : « l’autre image-souhait du néant a été formulée par Heidegger, cet ange bien plus chargé encore de pressentiments, certes soucieux non pas d’apporter le réconfort, mais de concilier et de se vouer à la propagande du monde fasciste du capitalisme tardif, du monde de la mort, l’angoisse, c’est l’angoisse de la mort, et elle n’apparaît pas dans des moments isolés, ne serait-ce même qu’au dernier moment, elle est tout simplement “constitution fondamentale du Dasein humain”, l’unique “Étant dans l’analytique existentielle du Dasein” (Sein und Zeit) 6 ». La condamnation est claire, l’atmosphère morbide qui emplit l’existence du Dasein procède d’un nihilisme moderne que Jonas ne va pas manquer de réfuter. Mais ni pour Bloch ni pour Jonas il ne s’agit de demeurer au niveau de la simple réfutation argumentative. Il s’agit bien plus de mettre en garde contre un péril de la pensée et a fortiori de l’attitude morale qui en découle, qu’on pourrait résumer dans une expression que nous retrouvons chez les deux auteurs : « après nous le déluge ». Bloch écrit, toujours dans un style plus révolté que Jonas : « Tel est le comportement épigonal du nihilisme profasciste, avec son désespoir fanfaron, son quiétisme pour les suiveurs, son après nous le déluge pour les chefs 7 ». Tardivement, Jonas écrira en 1992, 5. Souvenirs, Payot et Rivages, Paris, 2006, p. 232. Trad. par S. Corneille et P. Ivernel [Erinnerungen, Insel Verlag, Frankfurt am Main, 2003]. 6. Le Principe Espérance, t. III, op. cit., p. 298. 7. Ibid., p. 299. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres Jonas et le nihilisme de Heidegger Avishag Zafrani Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres dans Pour une éthique du futur : « finalement c’est l’impératif ontologique clairement reconnu ou obscurément ressenti du devoir être de l’homme qui nous interdit absolument un après nous le déluge, déjà méprisable en soi 8 ». Dès 1979, on trouve dans les premières lignes du Principe responsabilité de Jonas, l’évocation du mythe d’un Prométhée devenu moderne, c’est-à-dire définitivement déchaîné : c’est la figure de l’homme doté d’un pouvoir le vouant à sa propre annihilation, la capacité apocalyptique de la technique. Cette puissance technique ni ne peut trouver de limite dans une éthique, ni ne peut engager une indifférence quant à l’avenir. Dans les textes de 1979 et 1992 de Jonas, il sera question de fonder une ontologie particulière et risquée, puisqu’elle reprend une tradition abandonnée et amplement décrédibilisée – aux dires mêmes de Jonas – par le positivisme analytique ou par le courant existentialiste : tenter de fonder un devoirêtre sur l’être. Il ne s’agit pas ici d’analyser les articulations que cela implique mais d’en percevoir les prémisses, qui apparaissent notamment dans la critique de l’ontologie heideggérienne. L’originalité de cette critique se manifeste sur deux plans : d’une part, un parallèle historique précis avec l’esprit de la gnose antique, d’autre part, à partir de l’ontologie de Heidegger, insuffisante aux yeux de Jonas, qui amène celui-ci à envisager un remède qui ne doit plus se faire attendre étant donné les échéances du pouvoir technique révélées par Heidegger lui-même. Ce remède est une philosophie non limitée à l’existence, mais englobant l’être de la vie au sein duquel se dessine une justification pour sa conservation, pour la libérer de ce qui la menace. Cette idée conduira Jonas jusqu’à sa philosophie de la vie, laquelle trouve sa substance dans un être non pas conceptuel ou idéel, mais biologique et psycho-physique. Nous pouvons alors pressentir le rapport de Jonas à Heidegger, qui fut son professeur : la philosophie de son maître fut à la fois un repère et un repoussoir. Nous verrons finalement que la critique est totale parce qu’elle suppose non seulement, grâce au parallèle historique, que l’analyse existentiale du Dasein n’est pas originale, mais que de surcroît la volonté de repenser l’être oublié, bien loin de nous en rapprocher, nous en éloigne, à cause de l’élément nihiliste que nous allons définir. 2) Renversement du rapport à Heidegger Rappelons le contexte. Hans Jonas suivit les cours de Heidegger dès l’âge de 18 ans, choisissant de se détourner de la phénoménologie husserlienne 8. Pour une éthique du futur, Payot et Rivages, Paris, 1998. p. 104 [Philosophie. Rückschau und Vorschau am Ende des Jahrhunderts, Surkhamp, Frankfurt am Main, 1993]. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres 500 501 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres pour se tourner vers une méthode d’analyse existentiale qui jouera un rôle dans sa première œuvre importante : La gnose et l’esprit de l’Antiquité tardive (1934). Le changement d’enseignement s’explique par une aspiration du jeune Jonas à la puissance de la subjectivité, qui peut-être s’était perdue dans l’idéalisme de l’ego husserlien. Nous trouvons beaucoup de développements, dans les « mémoires » de Jonas, sur ce que Heidegger incarnait pendant ses premiers semestres d’étude. Ils ne sont pas d’ordre philosophique, il s’agit plutôt d’une critique de la ferveur que la personnalité du professeur suscitait, confinant à un engouement sectaire selon les mots de Jonas (de la part de nombreux étudiants juifs, exceptés Hannah Arendt et lui-même). Hans Jonas parle de Heidegger comme d’un gourou, d’une « crypto-célébrité 9 ». Cela le gênait mais, plus encore, nous apprenons qu’il ne comprenait pas ses cours, difficilement accessibles. Il avait néanmoins l’intuition qu’il y avait là une philosophie en développement : « je ne comprenais rien à ses commentaires mais j’éprouvais avec force qu’était ici en jeu une totalité et qu’il luttait en fouillant l’objet au plus profond 10 ». On peut y voir ici déjà les promesses théoriques de cette pensée en germination, préparant une refondation de la discipline, et les désillusions croissantes creusées par l’écart entre l’intelligence du philosophe et l’aveuglement de l’homme. Lorsque Jonas commença sa thèse sous la direction de Heidegger, il suivait déjà le séminaire de son autre éminent professeur, Rudolf Bultmann. Ce séminaire portait sur le nouveau Testament. C’est lors de ce cours que Jonas s’intéressa à la gnose. Il fit alors un exposé qui amena Bultmann à le diriger vers Heidegger. L’ampleur des recherches de Jonas dépassait le cadre d’un travail en théologie, par les déterminations historiques qu’il apportait. C’est ainsi que Jonas se trouva dans une situation intellectuelle particulière : l’enseignement de Heidegger lui fournissait une grille de lecture pour le gnosticisme. Autrement dit, l’approche existentiale de Heidegger de l’êtrelà, de l’être dans le monde, permettait à Jonas de mieux circonscrire la situation existentielle des thèses gnostiques mais, peu à peu, l’effet s’inversa, et sa compréhension de la gnose l’éclaira sur la pensée de Heidegger – cela de manière saisissante. Alors que, dans les années 1925 à 1933, Jonas appliquait la philosophie heideggérienne de l’analyse existentiale et de ses méthodes interprétatives à ce matériau historique qu’est la gnose antique, après la guerre, peut-être même déjà après le discours de Heidegger au rectorat en 1933, il comprit la philosophie de Heidegger comme étant elle-même d’ordre gnostique, chargée de nihilisme, voir plus nihiliste encore que la gnose, car la gnose avait encore un Dieu, et donc une perspective de rédemption. 9. Souvenirs, op. cit., p. 58. 10. Ibid. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres Jonas et le nihilisme de Heidegger Avishag Zafrani Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres Quels éléments ont permis ce rapprochement ? Trois apparaissent. Le premier et le plus évident est lié au champ lexical : une série de termes se retrouvent et dans la gnose antique et dans Heidegger : « être pour la mort », « être là » et « être jeté au monde ». Nous y reviendrons. La proximité lexicale n’est évidemment pas tout et le second point concerne la situation particulière existentielle de l’homme, situation d’isolement, d’angoisse et d’abandon. C’est peut-être le point qui demande le plus à être explicité, car il faut avant tout comprendre le sens dans lequel Jonas entend l’existentialisme de Heidegger. Le dernier point est d’un ordre différent : il ne concerne pas les deux types de pensées en elles-mêmes, il privilégie leur situation historique. C’est à partir de lui que Jonas commence son exercice de comparaison, mais c’est là aussi qu’il clôt ce travail, car il met en garde contre un péril de la pensée prise dans les méandres d’une histoire qui s’effondre, et qui, au lieu d’en sortir, s’en accommode. Ce dernier point fait voir l’enjeu de la comparaison : fondamentalement éthique, peut-être aussi religieux. Tels sont les trois éléments : lexical, existentiel, historique. La période de la gnose antique s’étend sur les quatre premiers siècles de l’ère chrétienne, donc au moment de la naissance d’une nouvelle foi ; c’est une situation de transition. À l’effervescence spirituelle et religieuse se joignent par ailleurs des changements politiques où les empires se succèdent, puis déclinent. Elle permet en même temps ce que Jonas nomme le syncrétisme de la gnose, intégrant plusieurs traditions, romaines, perses, hellénistiques, juives. À partir de cette diversité d’influences, il faudra que Jonas fasse ressortir des traits propres au courant gnostique. Il souligne la situation d’individus qui se sentent comme des « poussières d’atomes, au sein des masses de l’empire 11 ». Or, pour Jonas, cet état change radicalement le rapport de l’individu au cosmos : « La répudiation de la doctrine du tout et des parties et certaines des raisons de cette répudiation, nous pouvons la trouver dans le domaine social et politique. L’ontologie classique veut que le tout précède les parties, qu’il soit meilleur qu’elles, qu’il soit ce pour quoi les parties existent et ce en quoi elles trouvent un sens à leur existence : cet axiome, respecté à longueur de siècles, a perdu la base sociale de sa validité ». Dès lors, « l’individu gnostique n’aspirait pas à agir comme une partie de ce Tout, mais – pour parler le langage existentialiste – à exister authentiquement 12 ». Il y a donc ce que l’on pourrait appeler un sentiment acosmique, voire anticosmique. Nous verrons plus loin comment cette relation est caractérisée précisément dans la gnose. 11. La religion gnostique, op. cit., p. 429. 12. Ibid., p. 430. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres 502 503 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres Ce type de relation, Jonas le voit se dessiner dans l’existentialisme de Sein und Zeit. Cette œuvre s’inscrit également dans une période de crise de l’humanité, succédant à la chute des empires, à l’éclatement et au réveil des nationalismes. Dans cette dispersion tumultueuse du sens de l’existence, empreinte de sécularisation brutale, en un temps où « Dieu est mort », l’ambition de Sein und Zeit pouvait alors paraître salutaire puisqu’il s’agissait de remédier à un manque de densité ontologique, de se rapprocher, ou de se réfugier dans l’être – si nous suivons l’interprétation de Jonas. Refonder une existence authentique passe alors nécessairement par l’entreprise de repenser l’être, tel qu’il ne l’a jamais été, puisque ce concept, selon Heidegger, souffre de sa fausse évidence, qu’il demeure un concept obscur qui demande de nouveaux critères d’appréhension et de connaissance selon Jonas. L’analytique existentiale du Dasein, de l’être-là, devient le centre d’une réflexion qui veut conjurer l’oubli de l’être. Il nous faut à présent préciser en quel sens Jonas parle d’un existentialisme pour décrire, telle qu’elle lui apparaît dans Sein und Zeit, la philosophie de Heidegger. Il la compare avec ce qu’il nomme l’existentialisme de Pascal dont il cite certaines des pensées très significatives sur l’angoisse générée par la situation isolée de l’individu. C’est Pascal que Jonas choisit pour caractériser ce qui deviendra le lot de l’homme moderne, introduisant le fragment 205 des Pensées (Brunschwig) : « parmi toutes les réalités qui déterminent cette situation (de l’homme moderne), il en est une que Pascal fût le premier à envisager, elle et tout ce qu’elle entraîne, et qu’il sut exposer avec toute la vigueur de son éloquence : la solitude de l’homme dans l’univers physique, tel que la cosmologie moderne le conçoit : abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie… 13 ». Plus loin, il cite le fragment 72 : « Je m’effraie, et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors », puis : « Que l’homme étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui est, qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature, et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers visible etc… 14 ». De fait, l’existentialisme est pour Jonas une situation particulière de l’homme moderne, existence contingente, en proie à l’égarement ou à l’errance, dans un monde qui n’est plus son foyer, auquel il n’est pas acclimaté, une situation donc où il se retrouve étranger, et plus encore étranger dans un univers qui lui est indifférent. Mais la différence immense entre la situa13. Ibid., p. 419. 14. Ibid., p. 421. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres Jonas et le nihilisme de Heidegger Avishag Zafrani Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres tion décrite par Pascal et celle qui sera l’objet des réflexions du courant existentialiste est évidemment la place de Dieu, puisque la contingence de l’existence peut trouver pour Pascal une issue, un salut en Dieu. L’homme contemporain sans Dieu est livré à une contingence telle que l’ontologie seule ne suffit pas à lui donner le réconfort d’un sens nécessaire à sa vie. Pour cette simple raison, selon Jonas, cette contingence chasse la téléologie « du dispositif des causes naturelles. La nature cesse de donner la moindre sanction aux buts que l’homme pourrait se proposer 15 ». Privé de signification, le moi est rejeté vers lui-même : c’est donc à partir de l’existence qu’il doit remonter à son essence ; c’est le Dasein qui donne accès à l’être selon le chemin heideggérien pour Jonas. Mais alors il est peut-être ainsi condamné à une nostalgie infinie de l’être, perdant la conscience de l’actuel. Il y a une faille, en effet, dans la temporalité de l’ontologie heideggérienne. Il faut la souligner rapidement avant de revenir à la comparaison avec la gnose. Mais elle n’est pas sans rapport avec la gnose, car elle aboutit également à une antinomie propre au nihilisme. Pour Jonas, « la même cause qui se trouve à la racine du nihilisme est aussi à la racine de la temporalité radicale de la vision heideggérienne de l’existence, vision dans laquelle le présent n’est rien que l’instant de crise entre le passé et l’avenir. Si les valeurs ne sont pas tenues en vue en tant qu’être (comme le bien et le beau de Platon), mais posées par la volonté comme des projets, alors en effet l’existence est condamnée à avoir constamment le caractère de l’avenir, avec la mort comme but ; et une résolution simplement formelle à être sans nomos pour cette résolution, devient un projet du Néant depuis le Néant 16 ». C’est dire que le nihilisme de l’ontologie heideggérienne va plus loin encore que le nihilisme de la gnose antique. Pourquoi ? La gnose antique maintient une dualité homme-monde/monde-dieu : donc une transcendance. Elle n’est pas celle du christianisme ou du judaïsme, mais il n’en demeure pas moins que cette transcendance divine fonctionne comme une « étoile polaire » guidant une forme de praxis. Cette dernière est soit ascétique, soit prônant, à l’opposé, une excessive liberté, une forme de libertinage. La transgression par le péché est en effet considérée ici comme la seule réponse à un monde dualiste à l’extrême, c’est-à-dire hostile. Revenons à la gnose antique pour voir comment Heidegger s’en rapproche, et comment il s’en différencie, non pas en dépassant le nihilisme, mais en l’accentuant. Il suffit ici de retenir la résonnance lexicale entre les 15. Ibid., p. 421. 16. Le phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique. op. cit. ; The Phenomenon of Life. Toward a philosophical Biology, The university of Chicago Press, Phoenix, 1982 [1966], p. 236. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres 504 505 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres terminologies heideggérienne et gnostique, pour comprendre comment l’une est la clé de compréhension de l’autre et vice versa. Jonas distingue cinq thèses au sein de la gnose antique. – La première est d’ordre théologique et est dualiste : l’homme vit dans un monde, un cosmos séparé du royaume divin. Ce cosmos représente les ténèbres et il est gouverné non pas par Dieu, mais par des archontes qui sont des puissances inférieures et dont les « intentions » sont mauvaises. – La deuxième est cosmologique : le monde est défini comme une vaste prison où l’homme est réduit en esclavage, subissant maintes épreuves. – La troisième est anthropologique et laisse apparaître, dans une dualité déchirante, un fragment de la substance divine dans l’esprit humain : la nature humaine contient une étincelle divine. C’est cette étincelle qu’il faut libérer par la connaissance, c’est-à-dire la gnose. Jonas précise ici la différence entre la connaissance, la theoriâ grecque, et la gnose. L’activité théorique informe la pensée, la gnose vise plus que la contemplation, elle tente une transformation de la condition humaine. La possibilité d’une telle transformation advient cependant grâce à une révélation. La gnose est donc une initiation mystique et, comme l’écrit Jonas, « a des objets de foi, plus que de raison 17 ». – La quatrième est d’ordre eschatologique : le moi « pneumatique » de l’homme est délivré après la mort. L’esprit libéré de la sphère cosmologique, des ténèbres donc, atteint le monde de la lumière, autrement dit Dieu. Un regroupement doit alors s’effectuer entre les esprits et Dieu. Permis par l’exercice mystique de la gnose, il parachève le monde de Dieu, et finit par faire reculer les ténèbres, jusqu’à l’annihilation totale du cosmos. Ce mondeci est donc voué à disparaître. – Enfin la cinquième et dernière est d’ordre moral : le monde est gouverné par des forces inférieures et mauvaises. Il s’ensuit une hostilité à l’égard du monde, un « mépris des liens terrestres 18 ». Il y a, écrit Jonas, une atmosphère de « tyrannie cosmique 19 ». D’où deux attitudes possibles : l’une est ascétique, elle exprime une fuite du monde ; l’autre est libertine, car ce monde-ci ne valant rien, tout est permis, comme est permis ce qui peut le détruire encore plus rapidement. Nous avons par conséquent soit une inclination érémitique à la fuite, soit une inclination participative à la destruction. 17. La religion gnostique, op. cit., p. 54. 18. Ibid., p.69. 19. Ibid., p. 70. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres Jonas et le nihilisme de Heidegger Avishag Zafrani Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres Ces cinq thèses mettent au jour un langage symbolique précis, qui se retrouve dans l’analyse existentiale de Heidegger. L’hostilité décrite par la gnose implique une situation d’étrangeté pour l’homme, très prégnante dans le courant marcioniste notamment. Cette situation est aisément transposable au concept d’Unheimlichkeit chez Heidegger. La vie de l’individu est donc étrangère à ce monde. Il s’ensuit un isolement dans lequel l’homme ne comprend pas ce monde dont il n’est pas compris, tout comme l’étranger ne comprend pas la langue d’un pays, et en retour n’est pas compris. Ceci génère une angoisse et un mal du pays, un sentiment d’être en danger et sans protection. L’homme éprouve un sentiment d’aliénation, donc une souffrance constante. Puis le sentiment d’être en exil par rapport à sa propre origine maintient une atmosphère angoissante, amplifiée par l’idée d’un espace cosmique incommensurable qui séparerait l’homme de Dieu. L’angoisse permanente transforme le cosmos, vénéré dans la philosophie grecque, en une prison, « maison de mort 20 », où nous séjournons tels des étrangers. Le terme prison est déjà présent chez Pascal dans le fragment cité, où le monde est comparé à un cachot. Enfin, la récurrence du terme « jeté » vient achever la ressemblance entre la gnose et l’ontologie heideggérienne de Sein und Zeit. Dans la gnose, « être jeté », que Jonas relie donc au terme de Geworfenheit 21 utilisé par Heidegger pour caractériser le Dasein, traduit une réalité brutale : le fait que l’esprit soit jeté dans ce corps, que ce corps soit jeté dans ce monde. La violence de cette situation aboutit à un sentiment profond de désolation, d’abandon et de torpeur. Cette ressemblance une fois établie, on peut conclure. Le fondement ontologique du Dasein décrit par Heidegger n’est pas anhistorique, il est rattaché au contraire à une situation particulière, et procède d’un rapport au monde également particulier. C’est ce que Jonas souhaitait mettre en avant, et par cette représentation de la situation historique d’un Dasein décrit comme être jeté, déjà saisi par la gnose en des temps que Jonas estime être analogues, il destitue le fondement ontologique du Dasein, en le réduisant à une imagerie symptomatique d’une époque de crise. Jonas écrit : « Il prétend être l’explication des fondements de l’existence humaine comme telle, mais il est la philosophie d’une situation particulière 22 ». Plus encore : par cette comparaison, Jonas ne fait pas qu’invalider l’ontologie heideggérienne. Il met en garde contre sa dangerosité, sa dimension nihiliste. Cette dimension est encore plus avérée dans l’ontologie heideggérienne que dans la gnose antique. En effet, la gnose, malgré le dualisme radical qu’elle propose, fonc20. Ibid., p. 80. 21. Ibid., p. 92. 22. Ibid., p. 419. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres 506 507 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres tionne selon la triade foi-connaissance-espérance. L’espérance est tournée vers une rédemption, promise dans l’eschatologie de cette doctrine. Cette espérance n’est peut-être pas salutaire pour ce monde-ci, mais l’individu fidèle aux doctrines gnostiques n’est pas complètement abandonné à son propre sort. Les épreuves qu’il rencontre dans ce monde-ci ont un sens. Pour Jonas, « il est entendu que si nous sommes jetés dans la temporalité, nous avons une origine dans l’éternité et nous avons aussi un but. Cet arrière-plan est absent du nihilisme moderne 23 ». Dès lors, Jonas se pose la question de savoir quelle situation métaphysique recouvre cette « perte d’éternité ». Pour lui, celle-ci est « la disparition du monde des idées et des idéaux, dans laquelle Heidegger voit la véritable signification du « Dieu est mort » de Nietzsche : en d’autres termes, c’est le triomphe absolu du nominalisme sur le réalisme 24 ». La situation métaphysique du nihilisme moderne est donc aussi une forme de dualisme radical, tel que le présente la gnose. Mais le dualisme de la gnose décrit un monde hostile, c’est-à-dire finalement un monde en relation avec l’homme, avec lequel l’homme est en lutte. Alors que le nihilisme moderne décrit un monde non plus hostile mais indifférent. Il n’y a plus de relation entre l’homme et la nature : « l’homme moderne est jeté dans une nature indifférente 25 ». 3) Retour du sens de l’existence La comparaison entre la gnose et l’ontologie heideggérienne aura permis à Jonas de circonscrire une situation existentiale propre aux gnostiques et de transposer son analyse à la philosophie de Heidegger. L’analyse historique de la gnose, puis la critique de l’ontologie moderne de Heidegger, semblent lui avoir permis autre chose qu’une simple critique, ou que le simple repère d’une faille logique de ces types de pensées. Cette étude permet à Jonas de définir le nihilisme, en faisant la synthèse du nihilisme antique et moderne. Sa définition du nihilisme est alors la suivante : « La rupture entre l’homme et la réalité totale est au fond du nihilisme 26 ». Cette caractérisation du nihilisme peut être à l’origine même du fondement de sa philosophie, marquée par Le principe responsabilité. La philosophie de Jonas tente en effet de fonder une éthique à partir de l’ontologie. Il tire des lois de la nature des principes susceptibles de limiter notre pouvoir sur elle. Il s’inscrit donc à l’op23. Ibid., p. 436. 24. Ibid., p. 440. 25. Ibid., p. 440. 26. Ibid., p. 442. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres Jonas et le nihilisme de Heidegger Avishag Zafrani Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres posé du nihilisme moderne, en reliant l’homme à la réalité totale, la partie et le tout. Il accorde néanmoins à Heidegger la pertinence et l’importance de la place du « souci ». Mais le souci, toujours dans la même dynamique de réunification de la réalité totale et de l’homme, ne doit pas être limité au Dasein. Selon Jonas, « le simple fait qu’il y ait un suprême souci de cet ordre, en un point quelconque du monde, doit aussi qualifier la totalité qui recèle ce fait, ce d’autant plus qu’elle seule a été la cause d’où ce fait provient, puisqu’elle en a laissé le sujet naître en son sein 27 ». À ces lignes nous voyons que Jonas reconnaît la primauté du souci, qu’il va étendre à une sollicitation à l’égard de l’être de la nature toute entière. Ce souci, alors d’inspiration heideggérienne, mais pas seulement, devient même le levier affectif qui permet à sa loi éthique d’être respectée. La maxime en est : « Agis de façon à ce que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre 28 ». En réalité, chez Jonas le souci se mue en crainte : celle de voir l’humanité dépérir par les effets de ses propres actions – d’où la nécessité de repenser le concept de responsabilité, en fonction de l’avenir. La catégorie de crainte est connotée par un caractère religieux profond, alors que le souci ne l’est point. Aussi, bien qu’Heidegger ait influencé cette pensée de l’inquiétude quant à notre finitude, une autre influence est à souligner dans l’œuvre de Jonas. Une influence qui est à mettre en parallèle avec l’effervescence spirituelle de l’Antiquité tardive telle que Jonas la décrit, c’est-à-dire comme lutte entre des objets de foi différents et des représentations du monde différentes. Cette influence se retrouve sous forme d’ébauche dans le Concept de Dieu après Auschwitz 29. Jonas y présente la conception issue de l’ésotérisme juif (la cabbale lurianique) qui émet l’idée d’un Dieu créateur de l’univers dont la responsabilité est léguée à l’homme. L’homme est en charge de parachever la création divine. Plus précisément, puisque c’est Dieu après Auschwitz qu’il s’agit de penser, c’est l’idée de l’absence énigmatique de Dieu pendant la Shoah qu’il s’agit d’affronter. Ici encore, l’homme ne doit pas se laisser aller à un sentiment d’abandon, qui verserait aussi dans le nihilisme. Il y a donc l’idée de récupération de la loi – de la loi de Dieu – dans une mesure humaine. Le nomos jonassien tire sa force du concept de responsabilité, qui va plus loin que la vacuité crée par la sécularisation. Mais alors l’objet de la foi n’est plus Dieu mais l’homme. Il s’agit d’avoir foi en l’homme. Et nous retrouverons dans toute l’œuvre de Jonas cet effort pour déterminer le pou27. Ibid., p. 442. 28. Le principe responsabilité, op. cit., p. 40. 29. Le concept de Dieu après Auschwitz, Payot et Rivages, Paris, 1994 [Der Gottesbegriff nach Auschwitz. Eine jüdische Stimme, Surkhamp, Frankfurt am Main, 1984]. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres 508 509 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres voir de la subjectivité humaine inscrite dans sa nécessaire connexion avec un être qui est la cause de sa vie. En tant qu’effet de cette cause, il doit répondre de ce lien, en permettant les conditions de sa pérennisation, de sorte que la crainte se mue en sollicitude, non pour l’être, mais pour la vie de cet être, et pour la vie de l’humanité. C’est pourquoi la communication de Jonas sur « Heidegger et la théologie » est éclairante, notamment cette formule qui rassemble tous les éléments – philosophiques, religieux, moraux – de la critique de Jonas : « L’homme serait donc le berger de l’être – et non pas notons bien des étants ! Mise à part la résonnance blasphématoire que doit avoir aux oreilles juives et chrétiennes l’usage de ce titre consacré, il est dur d’entendre l’homme salué comme le berger de l’être quand il vient d’échouer si lamentablement à être le gardien de son frère, ainsi que le désigne la Bible. (Mais) le terrible anonymat de l’être de Heidegger illicitement paré de caractères personnels, empêche l’appel personnel 30 ». Résumé : L’ontologie est le point d’ancrage de la pensée de Jonas, telle qu’elle lui fût inspirée par Heidegger, son éminent professeur, mais c’est son versant existential, qui donne le primat au Dasein, aux modalités de l’être plutôt qu’à l’être lui-même, qui fera l’objet d’une critique originale de la part de Jonas. Cette originalité réside dans la comparaison qu’il opère entre le nihilisme généré par la gnose antique, et celui impliqué par le nihilisme contemporain de Heidegger de Sein und Zeit. La dualité qui oppose l’homme et Dieu dans la gnose antique aboutit à un isolement de l’individu au sein d’un monde vécu comme étranger et hostile. Elle se retrouve dans un schéma similaire à l’époque contemporaine dans un « existentialisme » définissant l’individu comme un être « jeté » dans ce monde, et dès lors définit par le souci et l’angoisse. C’est cette comparaison qui est étudiée ici dans le but de chercher avec Jonas les racines du nihilisme impliqué par l’analytique du Dasein, qui empêcherait les fondations permanentes et nécessaires d’une éthique prompte à donner un nouvel « impératif catégorique » à la conduite des individus. Mots-clés : Nihilisme. Ontologie. Gnose. Heidegger. Jonas. Sécularisation. Éthique. Abstract : Ontology is fundamental in the thought of Jonas, since his eminent professor Heidegger inspired him. However, the originality of the thought of Jonas relies on the criticism of the existential aspect of Heidegger’s work. In fact, this existential aspect gives the primacy to the Dasein, by insisting on the methods of the being rather than on the being itself. He operates the comparison between the nihilism that is generated by the ancient gnosis, and the one implied in the contemporary nihilism of Heidegger in Sein und Zeit. The duality which opposes men and God in the ancient gnosis leads to an individual isolation within a world that is perceived as hostile and foreign. This is found in a similar way in contemporary times in an “existentialism” that defines the individual as a being that has “fallen” into this world, and who is consequently exposed to worry and anxiety. This criticism will allow Jonas to find the roots of nihilism and to develop a new “categorical imperative”. Key words : Nihilism. Ontology. Gnosis. Heidegger. Jonas. Secularization. Ethic. 30. Le Phénomène de la vie, « Heidegger et la Théologie », op. cit., p. 259. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h26. © Centre Sèvres Jonas et le nihilisme de Heidegger