Léviathan (ce dieu artificiel) comme union d’une
âme et d’un corps, sur le modèle de l’humain.
Dans cette métaphore, il introduit l’idée selon
laquelle le souverain est l’âme, l’âme domine et
peut sortir du corps. Tandis que chez
Rousseau, il s’agit, avec la même métaphore,
de penser l’origine du « corps politique » (CS, I,
6), en fondant en droit l’autorité légitime de
l’Etat souverain et de lui donner une figure
unifiée.
Reconnaissons, cependant, que cette
métaphore a eu l’avantage, durant de longues
années, de faciliter l’opposition entre
« communauté » et « corps politique » :
Rousseau, rappelons-le, refuse de céder la cité
aux communautés au profit du corps politique
(le corps politique instaure la déliaison des
communautés, il délie les subordinations de fait
au sein d’une liaison sans cesse réinventée).
La question demeure pourtant de savoir si avec
cette métaphore, qui est celle du peuple même,
on ne dit pas à la fois trop de choses et
finalement des choses politiquement
dangereuses. Par exemple, que, dans ce corps,
l’âme (les chefs, les penseurs, les cadres) doit
dominer ; que ce corps doit se soumettre au
pouvoir (qui l’investit mais auquel parfois il
résiste).
N’est-ce pas ce pourquoi cette notion est
soumise de nos jours aux feux de la critique
qui, dans le même temps qu’elle récuse l’idée
de peuple, cherche à instaurer la fécondité d’un
autre concept, celui de multitude (Foucault,
Virno, Negri, Michael Hardt, Rancière, …) ?
Nous avons souligné que ce dernier concept
existe déjà dans la théorie politique classique. Il
s’agit d’un terme employé par Machiavel et par
Spinoza. Dans le Traité des autorités
théologico-politiques, ce dernier explique que la
crainte de la puissance de la multitude
constitue la limite de la puissance souveraine.
En quoi il oppose la puissance (potentia) et le
pouvoir (potestas), comme il oppose la
multitude et le peuple. Il importe au législateur
démocrate de savoir que le pouvoir politique ne
doit rien être d’autre (ou ne devrait rien être
d’autre), dans ce régime, que la puissance de
la multitude qu’il rassemble.
En vérité, autour de ce concept, tout un
contexte polémique se déploie. Tandis que
Hobbes, nous l’avons précisé, se méfie de la
multitude qu’il laisse franchement en dehors de
toute décision politique au profit d’un « peuple »
qui n’est que représentation, Rousseau prétend
que l’acte d’association transmute la multitude
en peuple (CS). Par le contrat, la multitude est
réunie en un corps (CS, I, 7, p. 363).
Globalement, toutefois, autour de la multitude,
se concentrent plutôt l’idée d’une masse
informe (Hegel, Principes de la philosophie du
droit, 1821, Paris, Puf, 2000, § 262, 264, 303,
Rem) ou l’idée de foule plus ou moins
immaîtrisable. Au demeurant, le capitalisme
mondialisé a tendance à réduire les anciens
collectifs de travail et le salariat à des formes
de dispersion du travail en multiples infiniment
divisés et mutilés (stratégies de contrôle et de
déterritorialisation). Ce que Gilles Châtelet
traduit dans des phrases plus percutantes :
« les neurones sur pied jouiront certes d’une
existence plus confortable que les serfs ou les
ouvriers des filatures, mais ils n’échapperont
pas facilement au destin de matière première
autorégulable d’un marché aussi prédictible et
aussi homogène qu’un gaz parfait, matière
offerte aux atomes en détresse mutilés de tout
pouvoir de négociation pour louer leur mentale,
cervelle par cervelle » (Vivre et penser comme
des porcs, Paris, Exils, 1998).
Mais justement signalons non moins que les
théories politiques contemporaines, si elles font
de la multitude un concept central et polémique
à l’égard des politiques définies comme
démocratiques, ni ne confondent la multitude
avec le simple multiple, ni ne cèdent à la
confusion entre la multitude et la diversité ou la
différence (cf. Walter Benn Michaels, La
diversité contre l’égalité, Paris, Raisons d’agir,
2009), ni ne donnent la multitude pour le
dernier cri de toute théorie sociale et politique.
Certes, ce concept permet de relever des
phénomènes importants et constamment
laissés de côté : multiplicité des projets de vie,
multiplicité des langues, multiplicité des