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Philosophie – Le Désir.
Le Désir.
I.
Introduction.
Molière – Don Juan, Acte I, Scène 2 :
On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d'une jeune beauté,
à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports1, par
des larmes et des soupirs2, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à
forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les
scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la
faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire ni rien à
souhaiter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité
d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre
cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de
triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des
conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre
à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs : je me
sens un cœur à aimer toute la terre; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût
d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
Racine – Phèdre, Acte II scène 5 :
Phèdre est la seconde femme de Thésée et elle aime en secret le fils de son mari, Hyppolyte, né du
premier mariage. Dans ce passage, Phèdre vient tout juste d’avouer involontairement son amour à
Thésée, la passion ayant pris le dessus dans son discours. Phèdre finit donc par avouer
explicitement son amour.
PHÈDRE
Ah ! cruel, tu m'as trop entendue.
Je t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur.
Hé bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur.
J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,
Innocente à mes yeux je m'approuve moi-même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison.
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m'abhorre encor plus que tu ne me détestes.
Les Dieux m'en sont témoins, ces Dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang,
Ces Dieux qui se sont fait une gloire; cruelle
De séduire le cœur d'une faible mortelle.
On oppose bien souvent le désir au besoin, avec d’un côté ce qui relève du culturel, du fantasme,
du superflu, du non-nécessaire et de l’autre ce qui relève du naturel, de l’universel, du
nécessaire. On peut comprendre que l’homme veut boire de l’eau, mais quand on entre dans le
1
2
Emotion vive.
Expression du chagrin, de la peine, de la passion amoureuse
1
Philosophie – Le Désir.
domaine du désir, il est difficile de comprendre que l’homme puisse vouloir ne boire que des
boissons au citron ou qu’il puisse vouloir collectionner les timbres. Le désir possède une
apparence d’irrationalité et la réflexion philosophique a pour tâche de vérifier s’il s’agit d’une
apparence véritable ou non. Peut-on comprendre et expliquer le désir ? Pour le savoir, encore
faudrait-il avoir la connaissance de ses propres désirs (ce qui a été remis en doute par la
psychanalyse, Cf. cours sur l’inconscient), sans parler des désirs des autres… Au contraire, le
besoin ne semble pas mystérieux : chaque besoin correspondrait à une fonction vitale de
l’individu.
Mais cette simple opposition est à remettre en question, car on passe à côté de la richesse et de
l’ambivalence du désir. On le voit avec l’exemple de Phèdre (texte n°1) et de sa passion
amoureuse qui prend le dessus dans son discours, le désir peut être une passion asservissante
qui fait obstacle à notre volonté (au sens de volonté de la raison). Le désir peut alors me pousser
à commettre un acte irréparable ou irrationnel. D’un autre côté, on peut observer une certaine
puissance du désir comme moteur de notre volonté et de notre existence. L’exemple de Don Juan
et de sa célèbre tirade de l’inconstance (texte n°2) montre cette force du désir qui ne cherche
pas la satisfaction mais le mouvement, le changement continu. Qu’est-ce que le désir, dès lors
qu’on peut le concevoir à la fois comme moteur et obstacle pour le sujet ? D’où les problèmes qui
en découlent :
Doit-on toujours chercher la satisfaction ? Si oui, quelle satisfaction rechercher ? Dans le cas de
Phèdre la satisfaction signifie commettre un acte interdit (inceste) et dans le cas de Don Juan, la
satisfaction signifie la tranquillité, la fin du désir et cela représente donc une forme de mort.
La source du désir pose problème : est-ce que c’est vraiment moi qui désire ou est-ce que je suis
soumis à des pulsions ? Phèdre est soumise à sa passion et c’est cela qui la mène à la mort. Don
Juan paraît être insoumis, mais est-il vraiment maître de lui-même ?
Le désir est le lieu d’une recherche de plaisir, mais n’est-ce que cela ? N’est-ce qu’une forme
mauvaise et pathologique du besoin ou n’y a-t-il pas une quête de sens propre à toute
manifestation du désir ?
II.
Le manque et la satisfaction.
a. Le mythe de Penia et Poros
Etant fils de Poros et de Penia, Eros (L’Amour, le Désir en grec) en a reçu certains
caractères en partage. D'abord il est toujours pauvre, et, loin d'être délicat et beau comme
on se l'imagine généralement, il est dur, sec, sans souliers, sans domicile; sans avoir jamais
d'autre lit que la terre, sans couverture, il dort en plein air, près des portes et dans les
rues; il tient de sa mère, et l'indigence est son éternelle compagne. D'un autre côté, suivant
le naturel de son père, il est toujours à la piste de ce qui est beau et bon; il est brave,
résolu, ardent, excellent chasseur, artisan de ruses toujours nouvelles, amateur de science,
plein de ressources, passant sa vie à philosopher, habile sorcier, magicien et sophiste. Il
n'est par nature ni immortel ni mortel; mais dans la même journée, tantôt il est florissant
et plein de vie, tant qu'il est dans l'abondance, tantôt il meurt, puis renaît, grâce au naturel
qu'il tient de son père. Ce qu'il acquiert lui échappe sans cesse, de sorte qu'il n'est jamais
ni dans l'indigence3 ni dans l'opulence4. Platon, Le Banquet.
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Pauvreté
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Le désir se caractérise par trois éléments: la représentation d'un objet, réel ou imaginaire, le
manque de cet objet et le mouvement vers l'acquisition de cet objet. Le mythe de l’origine d’Eros,
dans le Banquet de Platon, permet de mettre en valeur ces deux derniers points. Penia, la mère
d’Eros, signifie le manque, la pauvreté et Poros, le père d’Eros signifie l’expédient, la ressource.
L’homme serait cet être désirant sans cesse, mais possédant les moyens pour combler son
manque. Le désir montre dès lors à la fois son caractère insatiable, infini (nous ne seront
jamais satisfait au sens d’une satisfaction qui met fin à tout désir) et son rapport à la
temporalité (il s’agit toujours d’un mouvement qui dépasse l’instant présent, sous la forme du
regret ou de la nostalgie pour le passé et de la peur ou de l’espoir pour le futur).
b. Socrate et Calliclès : deux visions de la vie opposées
SOCRATE : Considère si tu ne pourrais pas assimiler chacune des deux vies, la tempérante
et l’incontinente5, au cas de deux hommes, dont chacun posséderait de nombreux
tonneaux, l’un des tonneaux en bon état et remplis, celui-ci de vin, celui-là de miel, un
troisième de lait et beaucoup d’autres remplis d’autres liqueurs, toutes rares et coûteuses
et acquises au prix de mille peines et de difficultés ; mais une fois ses tonneaux remplis,
notre homme n’y verserait plus rien, ne s’en inquiéterait plus et serait tranquille à cet
égard. L’autre aurait, comme le premier, des liqueurs qu’il pourrait se procurer, quoique
avec peine, mais n’ayant que des tonneaux percés et fêlés, il serait forcé de les remplir jour
et nuit sans relâche, sous peine des plus grands ennuis. Si tu admets que les deux vies sont
pareilles au cas de ces deux hommes, est-ce que tu soutiendras que la vie de l’homme
déréglé est plus heureuse que celle de l’homme réglé ? Mon allégorie6 t’amène-t-elle à
reconnaître que la vie réglée vaut mieux que la vie déréglée, ou n’es-tu pas convaincu ?
CALLICLES : Je ne le suis pas, Socrate. L’homme aux tonneaux pleins n’a plus aucun plaisir,
et c’est cela que j’appelais tout à l’heure vivre à la façon d’une pierre, puisque, quand il les
a remplis, il n’a plus ni plaisir ni peine ; mais ce qui fait l’agrément de la vie, c’est d’y verser
le plus qu’on peut. […] Mais voici ce qui est beau et juste suivant la nature, je te le dis en
toute franchise : pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même les plus fortes passions au
lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, il faut être capable de leur
donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs à
mesure qu’ils éclosent. […] Le luxe, l’intempérance et la liberté, quand ils sont soutenus
par la force, constituent la vertu et le bonheur.
Platon, Le Gorgias.
Dans le texte extrait du Gorgias, Platon met en scène deux
conceptions de la vie heureuse qui s’opposent : d’un côté
Socrate, pour qui le bonheur ne peut être atteint que dans la
maîtrise des désirs, et de l’autre Calliclès, pour qui le bonheur
est dans le pouvoir de satisfaire tous ses désirs. La recherche de
la satisfaction est au centre de leur opposition.
Socrate fait la distinction entre trois parties dans l’âme pour
démontrer l’impossibilité de trouver le bonheur dans le plaisir
1903, Les Danaïdes, par
John William Waterhouse.
Abondance, richesse
Qui n’est pas modérée
6 Représentation imagée d’une idée abstraite
4
5
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de la satisfaction. Chacune des parties correspond à un mode de vie différent.

La partie désirante (ou épithumia). Elle est représentée par le ventre (c’est le désir de
manger, de boire et de copuler). On ne peut être heureux en faisant de cette partie celle
qui domine les autres parce qu’elle est inconstante.

L’honneur (ou thumos). Elle est représentée par le cœur. Rechercher les honneurs est
contraire à une vie heureuse parce que l’honneur est inconstant (relatif à la
communauté) et nous rend dépendant des autres.

La partie intellectuelle (ou nous). C’est l’intelligence et la recherche du savoir. Choisir
une vie ou cette partie domine c’est être certain d’atteindre le bonheur.
Pour atteindre le véritable bonheur il faut donc faire taire ses désirs et mettre la partie
intellectuelle au sommet de la hiérarchie.
Calliclès a une vision opposée du problème. Pour lui, nous prenons plaisir à ne pas être dans la
constance, dans la tranquillité, dans le repos. Se couper du désir c’est en fait mener une vie
de « cadavre » ou de « pierre », ce n’est pas assumer sa vie d’homme. Le tonneau percé
représente l’insatiabilité du désir humain, son infinité. Calliclès en fait une caractéristique
positive du désir puisque c’est ce « défaut » qui permet de vivre continuellement le plaisir de la
satisfaction. A ce plaisir s’ajoute celui de puissance et de fierté d’être capable de satisfaire ses
propres désirs, ce que le faible ne peut pas faire.
La vertu est pour Socrate la régulation des plaisirs et des peines. Vivre selon le plaisir c’est vivre
selon un principe variable et inconstant. En effet, il existe des plaisirs immédiats qui mènent à
des peines plus profondes et durables, alors qu’inversement certaines peines fournissent des
plaisirs de longue durée (le travail intellectuel ou l’entrainement sportif par exemple). Quand il
n’est pas contradictoire, un tel principe de vie peut s’avérer autodestructeur. En effet, vouloir
satisfaire tous ses désirs peut mener à la perte de soi. Sans contrôle ni limitation du désir, il n’y
a rien qui peut nous en empêcher.
III.
La logique du désir est-elle irrationnelle ?
a. La logique cachée du désir.
Lorsque l’on creuse un peu plus profondément la question du désir et de son origine, on constate
« l’inquiétante étrangeté », pour reprendre un concept freudien, qui l’entoure. Dès que l’on
dépasse l’apparence d’irrationalité des désirs et que l’on
admet avec Freud que les désirs les plus étranges possèdent
une logique cachée, et sont rationnels, la question se pose de
savoir « qui désir vraiment ? ».
Dans sa « seconde topique », Freud divise nos fonctions
psychiques en trois instances :
Le surmoi. C’est l’intériorisation des interdits, des lois et
normes sociales. Par exemple le « complexe d’Œdipe » est
l’intériorisation de l’interdit de l’inceste. Intériorisation
signifie que l’individu a intégré des éléments du monde
extérieurs (ici les interdits) dans son fonctionnement mental
et ses structures affectives et cognitives.
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Le ça. C’est une partie totalement inconsciente et non soumise à la réalité extérieure. Elle est le
siège des pulsions. La pulsion est une force inconsciente créant dans l'organisme un état de
tension et suscitant des besoins dont la satisfaction est nécessaire pour que la tension tombe.
Le moi. C’est le siège de la personnalité. Elle s’organise en faisant des compromis entre le
principe de réalité (donné par le surmoi, ce principe est celui que l’on suit lorsque l’on prend
en compte les exigences du monde réel et les règles sociales) et le principe de plaisir (donné
par le ça, ce principe désigne la recherche du plaisir et la fuite du déplaisir).
On constate (sur le schéma) que le moi n’est pas entièrement émergé, il possède une partie
inconsciente (Cf. cours sur l’inconscient). Il est le lieu d’un conflit entre le ça qui cherche à
satisfaire des pulsions et le surmoi qui cherche à faire respecter les normes sociales
intériorisées. Nos pulsions ne sont donc jamais satisfaites absolument mais relativement aux
normes intériorisées. Pour passer de l’inconscient au conscient elles doivent passer par le
surmoi, qui joue le rôle de l’arbitre, du censeur. Il empêche les pulsions de se réaliser telles
quelles et il empêche la conscience de pénétrer dans l’inconscient.
Cependant, cela a-t-il un sens de dire que nous ne sommes pas libres parce que nous agissons
selon nos pulsions ? Pas vraiment car il faut comprendre que la pulsion est un élément dans une
structure, l’appareil psychique. Elle ne peut donc pas agir directement, elle est toujours modifiée
par l’activité des autres instances. Le principe de réalité lui donne une forme et une limite. Ainsi,
toute expression du désir suppose une transformation des pulsions, et toute pulsion se réalise
par des voies plus ou moins détournées.
IV.
La logique du conflit.
a. Le mimétisme du désir.
« Une fois que ses besoins primordiaux sont satisfaits, et parfois même avant, l’homme
désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car c’est l’être qu’il désire, un être
dont il se sent privé et dont quelqu’un d’autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet
autre qu’il lui dise ce qu’il faut désirer, pour acquérir cet être. [...] le désir est
essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle ; il élit le même objet que ce
modèle. Le mimétisme du désir enfantin est universellement reconnu. Le désir adulte n’est
en rien différent, à ceci près que l’adulte, en particulier dans notre contexte culturel, a
honte, le plus souvent, de se modeler sur autrui ; il a peur de révéler son manque d’être. »
R. Girard, La Violence et le Sacré.
Il est possible de parvenir à une certaine compréhension du désir même si les modèles
théoriques ne peuvent réduire la richesse du désir à des schémas. René Girard a mis en avant
dans son livre le caractère mimétique du désir (cela signifie qu’il repose sur l’imitation). En
réalité lorsque je désire, je veux ce que désir l’autre. Le désir n’est pas une relation à deux
termes (sujet – objet) mais une relation à trois termes (sujet – médiateur – objet). C’est pour cela
que Girard parle de « relation triangulaire ». En fait, je ne désire une chose que parce que telle
personne la désire. Plus précisément encore, c’est l’image que l’autre me renvoie, celle d’un
être satisfait et capable de se donner les moyens de cette satisfaction, qui met en mouvement
mon propre désir. En réalité, ce que je désire, c’est correspondre à cette image illusoire d’une
perfection de la satisfaction que je n’atteins jamais. Le médiateur est donc un modèle pour moi
mais c’est un modèle que j’adore et que je hais.
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b. Le désir de reconnaissance.
D’autres auteurs ont montré l’importance du rapport à l’autre dans le fonctionnement du désir.
On observe chez l’homme un désir de reconnaissance : nous voulons être reconnu par les autres,
nous recherchons toujours le regard des autres. En cela le désir est également désir du désir de
l’autre. Le philosophe allemand Hegel définit le désir ainsi. Je désire qu’autrui me désire,
reconnaisse ma valeur. Il voit dans le désir une logique du conflit. La conscience ne veut pas être
reconnue par l’autre comme un simple objet, comme ce qu’il appelle un « être-là déterminé »
mais comme une pure subjectivité qui existe également pour elle-même, comme un sujet à part
entière. La conscience doit pour cela lutter contre celle chez qui elle recherche cette
reconnaissance, pour qu’elle ne la réduise pas à un objet.
Ces éléments nous invitent à penser le désir comme une quête de sens plus que comme un quête
de satisfaction. Face au danger des passions et du désir, certains philosophes n’ont pas hésité à
bannir ces manifestations ou à les restreindre. Faut-il faire taire les désirs absolument ? Il y a
une positivité du désir en tant que moteur nous entrainant vers un gain de sens ou de
connaissance. Vouloir se libérer du désir, au sens de le supprimer, serait une folie de la raison,
car c’est bien le désir qui nous caractérise en tant qu’humain. En cela il existe une spiritualité du
désir.
V.
Désir et spiritualité (ou comment « sauver » les bonnes formes du
désir)
a. Libérer le désir et non pas se libérer du désir
Toutes les passions ont un temps où elles ne sont que néfastes, où elles avilissent leurs
victimes avec la lourdeur de la bêtise, – et une époque tardive, beaucoup plus tardive où
elles se marient à l’esprit, où elles se « spiritualisent ». Autrefois, à cause de la bêtise dans
la passion, on faisait la guerre à la passion elle-même : on se conjurait pour l’anéantir, –
tous les anciens jugements moraux sont d’accord sur ce point, « il faut tuer les passions ».
La plus célèbre formule qui en ait été donnée se trouve dans le Nouveau Testament, dans
ce Sermon sur la Montagne, où, soit dit en passant, les choses ne sont pas du tout vues
d’une hauteur. Il y est dit par exemple avec application à la sexualité : « Si ton œil est pour
toi une occasion de chute, arrache-le » : heureusement qu’aucun chrétien n’agit selon ce
précepte. Détruire les passions et les désirs, seulement à cause de leur bêtise, et pour
prévenir les suites désagréables de leur bêtise, cela ne nous paraît être aujourd’hui qu’une
forme aiguë de la bêtise. Nous n’admirons plus les dentistes qui arrachent les dents pour
qu’elles ne fassent plus mal... [...] L’Eglise combat les passions par l’extirpation radicale : sa
pratique, son traitement c’est le castratisme. Elle ne demande jamais : « Comment
spiritualise-t-on, embellit-on et divinise-t-on un désir ? » – De tous temps elle a mis le
poids de la discipline sur l’extermination (de la sensualité, de la fierté, du désir de
dominer, de posséder et de se venger). – Mais attaquer la passion à sa racine, c’est
attaquer la vie à sa racine : la pratique de l’Eglise est nuisible à la vie…
Nietzsche – Crépuscule des idoles, VI, 1
Le problème que veut montrer Nietzsche ici est celui de la suppression du désir et de sa
répression. La morale (ici la morale chrétienne) a un côté « moralisatrice » c'est-à-dire qu’elle
veut contraindre tous les sujets au même mode de vie sans prendre en compte les différences
individuelles. Cette morale voudrait restreindre voire effacer ce qui constitue le propre de
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Philosophie – Le Désir.
notre vie, ce qui fait que cette vie se développe, s’épanouit et qu’elle lutte contre son
affaiblissement, sa destruction. La morale est critiquée par Nietzsche parce qu’elle ne comprend
pas que le désir est lié à la vie, et qu’il faut distinguer les mauvais désirs (ceux qui sont
néfastes pour la vie) et les bons désirs (qui sont épanouissants).
« Toutes les passions ont un temps où elles ne sont que néfastes, où elles avilissent leurs victimes
avec la lourdeur de la bêtise, – et une époque tardive, beaucoup plus tardive où elles se marient à
l’esprit, où elles se « spiritualisent ». » En jugeant du désir en général sans faire de distinction, la
morale empêche cette spiritualisation du désir propre à la vie humaine. Nietzsche vise l’Eglise
chrétienne mais à travers elle tous les jugements sur le désir visant son anéantissement. « Mais
attaquer la passion à sa racine, c’est attaquer la vie à sa racine » Vouloir « se libérer du désir » est
donc une grande bêtise, car c’est se tromper sur notre nature et sur la vie elle-même qui
nécessite le désir pour être et croître. Il faudrait bien plutôt comme le montre Nietzsche vouloir
libérer le désir, c'est-à-dire laisser les bons désirs s’exprimer et se réaliser.
b. La sublimation inconsciente du désir
Dans son analyse des manifestations extérieures de l’inconscient, Freud remarque que l’énergie
de la pulsion peut être le moteur d’œuvres géniales. Comme nous l’avons vu dans l’exposition de
la logique cachée du désir, nos désirs ont pour origine des pulsions inconscientes qui se sont
plus ou moins transformées pour se conformer au principe de réalité. La pulsion prend un
détour pour se satisfaire tout en respectant les normes sociales. Cette transformation peut être,
dans le cadre de l’art par exemple, le moment d’une sublimation, c'est-à-dire d’une élévation,
d’un dépassement de soi par la création. La pulsion sexuelle prend ainsi une forme valorisée
par la société. Au lieu de se manifester dans une pathologie ou une névrose, la pulsion sublimée
se trouve alors transformée en une satisfaction dans la création.
c. La philosophie comme désir de sagesse
DIOTIME : Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses
de l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c’est, en prenant son
point de départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever
toujours, comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux
beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des
occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances
qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que
la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi.
Platon – Le Banquet.
Diotime explique, auparavant, que le désir étant manque, la philosophie est une forme du désir
puisqu’elle est le manque de la sagesse. Cela signifie que les philosophes se distinguent des
sages, puisqu’ils n’ont pas la sagesse, mais qu’ils se distinguent également des ignorants :
posséder le manque de quelque chose est ici à entendre au sens d’avoir conscience de
manquer de cette chose et donc de la rechercher car ce manque pèse, il provoque une douleur
(comme la faim, qui est manque de nourriture, fait mal au ventre).
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Philosophie – Le Désir.
Mais, le lien entre désir et philosophie ne s’arrête pas là. Il y a dans le désir un moteur, quelque
chose qui nous fait avancer, autant physiquement que spirituellement. C’est ce côté spirituel qui
est mis en valeur dans le Banquet avec le lien entre désir physique et désir de connaissance.
C’est le désir d’un corps qui nous plait qui nous amène à développer notre goût et à aimer toutes
les manifestations physiques de la beauté. Passant d’un corps à tous les corps beaux, puis des
« beaux » caractères (le courage, la générosité, etc.), le désir de beauté s’abstrait, se spiritualise
pour devenir désir de connaissance de l’essence de la beauté. L’essence de la beauté est
intelligible, c’est ce qu’il y a de commun à tout ce qui
est beau, à toutes ses manifestations physiques
(comme les beaux corps) et non-physiques (un beau
caractère, une belle action, une belle loi). Le désir a
donc un rôle gnoséologique (c'est-à-dire qu’il
participe de notre connaissance de la vérité) puisqu’il
nous permet d’accéder à la vérité de la beauté par une
dialectique ascendante (c'est-à-dire qu’elle est un
cheminement rationnel qui s’élève vers la vérité la
plus abstraite en partant du réel le plus concret).
Conclusion :
La distinction entre désir et besoin semble ainsi, après cette exposition des différents problèmes
liés au désir, plus claire et plus significative. L’opposition besoin naturel/désir artificiel où
besoin est synonyme de vertu, de mesure et de bonheur, tandis que le désir est un monstre de
mauvaises tentations qu’il faudrait anéantir, est une opposition qui ne tient plus, elle est
infondée. Le désir est certes ce qui peut nous perdre, nous aliéner, nous rendre fous,
dépendants… mais c’est également ce qui est nécessaire à tout accroissement, à tout
développement, puisque le désir nous arrache à notre état de repos, d’indifférence, pour
faire porter notre attention sur des objets extérieurs. Le désir, derrière son apparence
irrationnelle possède une logique interne : il est toujours désir de quelque chose de plus (de
sens, de reconnaissance…). Tantôt obstacle à notre volonté raisonnable, tantôt moteur de
notre vie, le désir reste une force qu’il s’agit de bien appliquer. Le désir possède donc une
dimension spirituelle que ne possède pas le besoin. C’est pourquoi Platon fait d’Eros le premier
philosophe, la philosophie étant la manifestation la plus pure du désir, débarrassée du
contingent pour ne viser que le nécessaire, l’essentiel (au sens des vérités universelles que sont
les essences).
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