Le désir peut-il se satisfaire de la réalité

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(Dissertation pour le quotidien Libération, à la demande de Éric Aeschimann,
parue dans le numéro daté du 12 juin 2007, p. 11 ; traitement en 4500 signes du
sujet donné en Série S, la veille, au baccalauréat).
Le désir peut-il se satisfaire de la réalité ?
La question semble absurde. La psychanalyse et l’expérience courante ne
nous-ont-elles pas appris à saisir le désir comme un manque ? Ne passons-nous
pas notre vie à désirer (bon gré, mal gré) ce que nous ne possédons pas ?
Pendant que le marché travaille à entretenir en chacun de nous, par tous les
moyens, une insatisfaction matérielle permanente, ses adversaires
n’entretiennent-ils pas de leur côté notre insatisfaction vis à vis de la société de
consommation libérale et capitalistique ? Jamais, ainsi, la réalité ne semble
désirable. C’est même un lieu commun, pour ne pas dire une injonction, dans
l’art comme dans la philosophie : le monde ne suffit pas (à votre désir). Chez
Platon, le philosophe doit sortir de la Caverne, c’est-à-dire de notre réalité
commune. Là seulement (c’est-à-dire ailleurs) il jouira de la vérité. Tristan et
Iseult ne satisferont leur désir que dans la mort, hors du monde, hors surtout de
la vie conjugale, hors du mariage que leur passion ridiculise. Pascal et
Schopenhauer diront à leur manière les mots de Dom Juan : « il n’est rien qui
puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la
terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y
pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses ». La prise, nous répète-t-on à
satiété, ennuie autant que la chasse séduit ; songez donc à vous « divertir »,
c’est-à-dire à vous détourner de la réalité, toujours insatisfaisante.
Il y a là, pourtant, bien des confusions. Confusion, d’abord, entre désir et
volonté. Que le désir enveloppe le changement n’implique pas, en effet, que tout
changement soit mû par un désir. Les révolutions reposent d’abord sur des
analyses rationnelles, puis sur la construction patiente de groupes sociaux
capables de modifier certains rapports de force. Les véritables révolutionnaires
portent ainsi rarement, pour reprendre un mot de Badiou, « leur gras désir en
bandoulière ». On en a même connu d’ascétiques. Confusion, ensuite, sur ce
qu’on entend par réalité. Le philosophe platonicien sort de la Caverne, sans
doute, c’est-à-dire du cosmos (ou monde visible) mais ne quitte pas pour autant
la réalité elle-même. Tout au contraire, il abandonne une réalité illusoire, faite
d’ombres indécises, pour la pleine lumière de la véritable réalité. À strictement
parler, il ne satisfait son désir de savoir, il ne jouit véritablement de la vérité, que
lorsqu’il a enfin rencontré la réalité même, et pas avant. Rien d’autre que la
réalité ne pouvait donc le satisfaire. La légende de Tristan et Iseult, de la même
manière, peut être comprise (comme le montre Denis de Rougemont) comme
une version romanesque de la religion cathare, dans laquelle l’union mystique
des amants se fait sans doute hors du monde commun, mais dans une réalité
supérieure, baignée de l’éternelle lumière divine. Là encore, le désir ne trouve à
se satisfaire que dans la véritable réalité. Confusion enfin entre être et avoir.
Dom Juan, en effet, ne désire pas tant ce qui n’est pas que ce qu’il n’a pas. Ce
n’est pas nécessairement la même chose. Désirer une autre femme, ce n’est pas
désirer une femme irréelle, tout au contraire. Dom Juan, pourrait-on soutenir,
désire toujours sa prochaine, jamais sa lointaine : toute femme qui passe à sa
portée, sans doute, mais encore faut-il qu’elle passe à sa portée. Comme
Chérubin, il est affolé par les (in-)nombrables désirs que le monde lui offre, et
reste en cela solidement ancré dans le réel, méprisant le symbolique (le père
comme le gouverneur) autant que l’imaginaire.
Pour peu qu’on se mette d’accord sur ce qu’il faut entendre par « réalité »,
ces philosophies du « non au monde » seraient ainsi plus proches de celles du
« oui au monde » qu’on ne le croit parfois. Qu’il s’agisse des stoïciens ou de
Spinoza, recherchant l’accord avec la nature entière, qu’il s’agisse de Descartes
préférant « changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde », qu’il s’agisse de
Nietzsche attendant le sourire simple de l’enfance, la sagesse s’est toujours
définie comme désir paradoxal de ce qui est. Aujourd’hui encore, la théorie du
« désir mimétique » de René Girard va toujours du désiré au désirable, et jamais
du désirable au désiré : sous la forme d’un désir imité, la réalité y précède
toujours le désir. Le désir de ce qui n’est pas (définition possible du masculin)
aurait ainsi pour avenir et pour vérité le désir de ce qui est (définition possible
du féminin) –intuition sans doute vieille comme l’humanité elle-même !
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