Cours de Questions contemporaines en philosophie
Cours de Licence 1, Université de Picardie, 1er semestre 2015
Bruno AMBROISE
3
est « nature et culture » ). Toute la difficulté semble alors résider dans le “et”, comme s’il n’existait rien de tel que “la”
nature tout court, ou “la” culture. On sait d'ailleurs que tous les êtres humains sont des êtres de culture – des êtres de
cultures différentes, mais appartenant bel et bien à un type de culture (# à ce qu'ont pu croire certains ethnologues de la
fin du 19è S./début du 20è S, qui considéraient, dans une perspective ethnocentriste que certains hommes n'avaient pas
de culture ou étaient « hors de l'histoire »). Généralement, cet ethnocentrisme1 est le fait des hommes occidentaux à
l'égard de tous ce qui leur ressemble pas (mais déjà les Grecs qualifiaient leurs ennemis de « barbares ») – c'est cela qui
a justifié plusieurs formes de colonialisme : il fallait aller éduquer « les sauvages ». C'est l'anthropologie des années
1930 puis 1950, notamment avec Cl. Levi-Strauss2, qui a montré que tous les hommes avaient des cultures, même si
celles-ci étaient différentes.) A tel point qu'on peut dire qu'il n'y a pas d'humanité sans culture. (Une autre question est
de savoir si la culture est le propre de l'être humain : y a-t-il des cultures animales?)
Or, si la culture est le fait de l’être humain, où finit la nature et où commence la culture ? Y a-t-il, de l’une à
l’autre, continuité, développement de l’être premier, épanouissement, ou changement radical (et, dans ce cas, comment
l'expliquer) ? Cette distinction, ou cette possible opposition, entre la nature et la culture, renvoie alors à une question
fondamentale, qui apparaît comme étant d’emblée culturelle et historique : qu’est-ce que l’être humain ? Qu'est-ce qui
fait sa spécificité ? quelle est sa place dans la nature ? en quoi sommes-nous humains ? Autrement dit : Qu’est-ce
qu’être humain ? Et même que signifie être humain ? Comment le devient-on ? En devenant un être de culture ? Mais
alors il faut pouvoir distinguer nature et culture : quels sont les critères de démarcation chez l'homme – peut-on
discerner ce qui est censé être purement naturel de ce qui est censé être purement culturel ?
L’être humain a-t-il d’ailleurs une nature ? Et si oui, quelle est-elle (la violence, la compassion, la solidarité,
l'appât du gain…) ? Sachant que ce sont là des questions importantes pour bâtir les sciences humaines et sociales : on
n'étudiera pas l'homme de la même façon, ni 'expliquera son comportement identiquement, selon qu'on pose qu'il est mû
par l'égoïsme ou par la compassion. D'une certaine façon, la psychanalyse freudienne ne vaut, du moins dans la
première topique, qu'à considérer que l'homme est mû par ses désirs, suivant en cela une conception nietzschéenne des
ressorts humains (qui s'oppose par exemple à une conception kantienne). De la même manière, en sociologie, vous avez
des conceptions considérant que l'homme vise à maximiser son intérêt de manière rationnelle (« théorie du choix
rationnel »), d'autres considérant que l'homme agit selon la coutume (« théorie de l'habitus ») et d'autres encore
considérant que l'homme peut agir gratuitement (« conception anti-utilitariste »). Naturellement, tout l'économie néo-
classique – orthodoxe – s'appuie sur une conception utilitariste forte – mais qui n'a rien d'assurée, ni d'un point de vue
philosophique, ni d'un point de vue psychologique (est-on sûr qu'on veuille toujours ce qui maximise notre intérêt ? Est-
ce irrationnel de vouloir le contraire, ou du moins, autre chose?)
Mais pourrait-il ne pas avoir de nature alors que la culture semble ne pouvoir s'ériger que sur une espèce de
socle naturel ?
Nous verrons peut-être même que si nature et culture sont pensées simultanément ou contradictoirement, c’est
peut-être que la nature est toujours celle d’une culture, qu’elle est toujours investie par les désirs humains, produite par
les relations imaginaires et affectives que l’homme vit avec elle3 et, qu’à travers la réflexion sur le rapport entre la
1 . « Ethnocentrisme » : tendance à privilégier le groupe social, la culture auxquels on appartient et à en
faire le seul modèle de référence.
2 . Claude Levi-Strauss, Race et histoire, Folio-Gallimard, Paris, 1952. Texte à lire en intégralité.
3 . Voir Ph. Descola, Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2007.