« C’est si peu dire que je t’aime », Le Fou d’Elsa, Louis Aragon
Support : « C’est si peu dire que je t’aime », Le Fou d’Elsa, Louis Aragon
Louis Aragon est en 1897. La grande rencontre de jeunesse de Louis Aragon est celle d’André Breton
en 1917, avec qui il fonde plusieurs revues d’avant-garde, traverse le dadaïsme et créer le mouvement
surréaliste tout en publiant ses premiers textes (Le Paysan de Paris, 1926). Son engagement fervent
en 1927 au parti communiste, conforté par sa rencontre avec Elsa Triolet, qui sera la compagne de
toute sa vie, va l’éloigner du groupe surréaliste. Installé dans l’univers de l’édition et du journalisme
engagé, il porte alors son écriture vers le monde réel à travers un immense cycle romanesque
commencé en 1934 avec Les Cloches de Bâle (1934). Voyage en URSS, manifestations antifascistes et
congrès internationaux trouvent leur prolongement naturel dans son engagement avec Elsa dans la
Résistance, période durant laquelle il écrit ses « Poèmes de contrebande ». La publication des
Communistes en 1951 clôturera cette vaste période du réalisme idéologique avant que lécrivain, de
La Semaine Sainte (1958) à Blanche ou loubli (1967) en passant par Le Fou dElsa (1963) se tourne de
nouveau vers lécriture du rêve et de lamour. Veuf depuis 1970, il meurt en 1982.
Inspiratrice, compagne de toute une vie, Elsa Triolet est au centre de l’œuvre lyrique et poétique
dAragon, du Cantique à Elsa (1941) et Les Yeux dElsa, au dernier grand recueil, Le Fou dElsa (1963).
Dans le poème « Cest si peu dire que je taime », Aragon retrouve après les audaces du surréalisme
militant, la simplicité et le naturel de vers astucieusement rythmés et rimés.
Problématique : Comment Aragon exprime-t-il lamour qui dure dans une vie qui suse ?
Axes de lecture : 1. Langoisse de la vieillesse et de la mort
2. La force du sentiment et du chant amoureux
I- Langoisse de la vieillesse et de la mort
1) Lénonciation
Abondance des indices de la première et de la deuxième personne, particulièrement des pronoms
personnels, qui représentent Aragon (« je ») et Elsa Triolet (« tu »). Ils sont très souvent associés dans
un même vers (v.4).
On a cette alliance dans la première et la troisième strophe principalement. Cela montre létroitesse
des rapports qui unissent les deux êtres.
En revanche, le couple fusionnel est peu évoqué (« on » (v.3/6), « nous » (v.7/10)) et seulement dans
les deux premières strophes.
Lauteur se désigne toujours par le pronom « je » (sujet) et la femme aimée est désignée par le
« te »/« t » (COD). Cela opère une sorte de distanciation, marquée également par le lexique de la
séparation : « déchirée » (v.2), « séparés » (v.3), « absente » (v.4). Ces trois termes sont dailleurs tous
situés à la rime, ce qui les met en valeur. La comparaison (v.2), lantithèse (v.3) et le paradoxe (v.4)
mettent également en valeur cette séparation. Ce vocabulaire fait ensuite place dans la deuxième
strophe à toute une série dimages qui traduisent la fuite du temps et langoisse de la vieillesse.
Dans les vers 5 à 7, la fuite du temps est traitée par lévocation de la condition mortelle de lhomme et
est ramenée au couple Louis/Elsa.
2) Les angoisses du poète
On a une définition de la vieillesse au vers 9. Ce nest de nouveau pas une définition générale, mais
appliquée à Louis Aragon et Elsa Triolet. Cest la vieillesse qui attend le couple, représenté deux fois au
vers 10 : le « nous » est renforcé par « tous les deux ». Elsa et lui-même sont assimilés à des petits
poucets (v.12) métaphoriquement, impuissants et pathétiques à remplir une existence qui sen va
inexorablement vers lobscurité de la vieillesse (v.11) puis de la mort (v.19), même si le mot nest pas
encore prononcé.
La lumière qui séteint au vers 11 est devenue nuit. La nuit, personnifiée, régit lexistence du poète et
va finir par létrangler avec élégance puisque ses doigts sont gantés.
Le poète se retrouve seul face à elle : des vers 18 à 21, le « te » a complètement disparu en même
temps que le printemps de lexistence et des amours.
Dans la troisième strophe, on trouve trois fois ladverbe « jamais », dont deux fois consécutivement ;
La troisième fois, il est renforcé (v.21) par la négation « plusne ».
La dernière strophe précise les angoisses du poète. Ladjectif « morte » apparait pour la seule et unique
fois à la rime du vers 25. Les thèmes du souvenir et de lécho y apparaissent également, comme des
réminiscences dun mouvement imperceptible (« frisson », v.24) et de sons harmonieux (« musique »,
v.25). Dans le néant de la mort, subsistent la souffrance de la parole (v.26) et cette souffrance est
soulignée par le paradoxe séteint »/ « devient forte »). Cette souffrance est dynamisée par une
syntaxe originale : le poète a choisi dinverser le sujet et le verbe (v.26). Cela permet lutilisation du
pronom relatif « qui », qui permet un parallélisme de construction et une juxtaposition des deux
éléments qui conditionnent le paradoxe (v.27).
II- La force du sentiment et du chant amoureux
Cette angoisse de la vieillesse et de la mort est mise en échec par la permanence du sentiment
amoureux et de la parole damour du poète.
1) La permanence du sentiment amoureux
Ce texte est rythmé par laffirmation de lamour quAragon porte à Elsa. Le vers « cest si peu dire que
je taime » est présent cinq fois dans le poème, dont trois fois isoEn revanche, ce vers ouvre le poème
et annonce le lyrisme amoureux. Cest également une déclaration damour.
Les trois premières occurrences de ce vers encadrent les deux premières strophes et semble dailleurs
défier et anéantir ce que ces strophes ont de pathétique et de tragiques.
A la strophe 3, la menace se fait plus pressante. Aragon intègre le refrain à la strophe, qui sallonge
ainsi dun vers, pour mieux tenter de conjurer linexorable avancée de la vie vers la mort.
A la strophe 4, la mort a éplus forte : « lorsque les choses plus ne sont » (v.23). Dailleurs, les vers
23-25 sont une périphrase qui masque à peine la dure réalité de la mort. Le vers « refrain » est
totalement intégré à la strophe puisquil y apparait en avant-dernière position. Cependant, la
proposition « je taime » est reprise comme une sorte décho au dernier vers, sans signe de ponctuation
final. On retrouve aussi au dernier vers les mêmes caractères italiques du vers 1. Cela crée une
circularité dans le poème, par les caractères italiques et la répétition de « je taime ».
A linitiale et au final du poème, le « je taime » en italique indique du discours direct. Le poète adresse
ainsi à Elsa une déclaration damour sans cesse renouvelée. Elle encadre le poème comme si elle
voulait éliminer les forces adverses (vieillesse, condition mortelle de lhomme, la mort).
Le « je taime » (deux fois en italique, quatre fois en caractères romains) renforce à lintérieur du
poème le sentiment amoureux du poète (v.8/15/22/29).
Il y a autant de fois le verbe « dire » que le verbe « aimer », qui dailleurs le précède. Cet aveu damour
est maintes fois répété car la parole, aussi puissante soit elle, est vaincue par le temps qui passe et la
vie qui se dégrade (v.16-17).
Cet aveu, qui dans la dernière strophe devient chanson, qui est créée sous nos yeux de lecteur. Cette
œuvre poétique peut seule triompher du temps et de la mort.
2) Le chant amoureux
Cette expression de lamour peut seule triompher de lamour et de la mort.
Ce pouvoir donné à la parole poétique amoureuse se traduit par le retour à intervalles réguliers du
même vers. Le « je taime » revient particulièrement (6 fois). Ce vers se signale à notre intention car il
ne rime avec aucun autre, mais le « je taime » met en relief le thème du poème, lamour.
Les deux derniers vers créent un phénomène décho. Dans ce poème, on trouve uniquement des
octosyllabes et cela renforce laffirmation amoureuse. Ces vers courts créent une fluidité dans le
poème, renforcée par labsence de ponctuation.
La disposition des rimes est régulière mais originale. A lintérieur des sizains, du septain et du huitain,
le vers 1, 2, 4, 6 riment ensemble, ainsi que le vers 3 et le vers 5.
Le mot « chanson » (v.28) est dabord de la musicalité. La parole amoureuse se fait chanson par les
sonorités employées car Aragon joue avec deux sons : é (fermé) et è (ouvert), qui forment des
assonances. Il y a une grande harmonie sonore propice à laveu amoureux. Ces assonances sont plus
nombreuses dans le septain, langoisse du poète atteint son paroxysme. Cest que le poète
exprime la force de son amour doù la musicalité qui sen dégage.
Il y a aussi des allitérations en « s », « t », « d », « m », « n », « r » qui renforcent les effets sonores et
musicaux de ce poème-incantation.
Conclusion : Lorsquil publie ce poème en 1963, Aragon a 66 ans, Elsa en a 67. Elle mourra sept ans
plus tard, en 1970. Loin dêtre un banal motif poétique, les thèmes de la fuite du temps, de la
séparation davec sa bien-aimée, de langoisse de la vieillesse et de la mort est douloureusement
ressentie par le poète. Il veut se persuader que ses « je taime » à Elsa triompheront de toutes ses
peurs. Cette chanson enchante aussi bien sa muse que ses lecteurs et atteste quau poète, le ciel nest
pas mesuré.
1 / 3 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !