i t a l i è r e d e François STEUDLER Professeur de sociologie Directeur du Centre européen de recherche en sociologie de la santé (CERESS) à l’université Marc-Bloch (Strasbourg II) F r a n c e MOTS-CLÉS Dossier p hôpital management approche sociologique structure externe structure interne Droit et jurisprudence s Sur le web Le management hospitalier de demain Approche sociologique << à buts et à acteurs multiples inscrite dans un environnement spécifique, c’est une organisation que l’on peut qualifier de « professionnelle » et qui, de ce fait, connaît des particularités de fonctionnement. L’objectif de cet article est de prendre en considération les enjeux de l’établissement et les rapports de pouvoir qui le caractérisent, pour mieux comprendre les défis auxquels il aura à faire face. Il est aussi de fournir quelques éléments de réflexion sociologique, susceptibles d’apporter un éclairage dans la conduite du management hospitalier L e Centre européen de recherche en sociologie de la santé (CERESS) mène depuis de nombreuses années des recherches sur l’hôpital. Quelques éléments de réflexion sur le management hospitalier sont développés ici. On insistera plus particulièrement sur deux points: toute approche de l’établissement de soins en termes jouent un rôle important mais où, sous l’effet des transformations socio-culturelles, la demande des usagers dans sa triple dimension technico-médicale, psychologique et sociale devra de plus en plus être prise en considération, et cela d’autant plus que l’institution joue un rôle privilégié dans la lutte contre la maladie, la souffrance et la mort. managériaux doit d’abord tenir compte du fait que celui-ci n’est pas une organisation comme une autre et qu’il est marqué par une certaine spécificité, notamment au niveau de ses missions et de ses rapports avec l’environnement; ensuite, il est une structure complexe à l’intérieur de laquelle interviennent des groupes très divers, où les professionnels L’hôpital face à ses missions et aux attentes de son environnement Des buts et acteurs multiples Pour reprendre la classification d’un spécialiste du management comme Henry Mintzberg, l’hôpital fait partie, selon nous, des organisations dites « à buts et à agents multiples 1 ». Il s’agit d’une structure complexe qui doit répondre à des fonctions diverses (soins, enseignement, recherche, prévention, éducation sanitaire, etc.), ce que l’évolu- N ° Le management hospitalier de demain : approche sociologique L’hôpital n’est pas une organisation comme une autre. Structure 1. Mintzberg H., Power In and Around Organizations, Englewood Cliffs, New Jersey, Prentice Hall, 1983. Trad. franç., Le Pouvoir dans les organisations, Paris, Les Éditions d’Organisation, 1986, pp. 53-55. Henry Mintzberg est professeur de management à l’université Mc Gill de Montréal. Il s’est fait connaître sur le plan international par des ouvrages qu’il a publiés dans les années 1980 sur les organisations et où il a en particulier développé une typologie originale des organisations à laquelle il est souvent fait référence. 4 9 7 - M a r s - A v r i l 2 0 0 4 43 Réflexions hospitalières o Actualités h Tribune libre e Cultures et cité u International v En librairie e Offres d’emploi R R é f l e x i o n s h o s p i t a l i è r e s tion n’a cessé de confirmer : la multifonctionnalité, concrétisée officiellement en ce qui concerne les soins, l’enseignement et la recherche par la création des centres hospitaliers et universitaires en 1958, s’étend à l’ensemble du service public hospitalier. La pratique le montre, ne serait-ce que de façon infor- l’urgence et en introduisant l’évaluation. Cette dernière trouvera une véritable reconnaissance dans l’ordonnance du 24 avril 1996 portant réforme de l’hospitalisation publique et privée qui créera l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES) et soumettra les établissements de L’hôpital, pris dans sa globalité, est une grande entreprise, mais n’a pas de stratégie de groupe. melle 2. Divers textes juridiques l’ont stipulé : la loi du 31 décembre 1970 portant réforme hospitalière, dans son article 2, et celle du 31 juillet 1991, qui apporte un certain nombre de précisions et compléments en insistant sur la prise en compte des aspects psychologiques du patient, en ajoutant les soins palliatifs aux soins préventifs et curatifs, en accordant une attention particulière à 44 N ° 4 9 7 - M a r s - A v r i l santé à une procédure d’accréditation. La loi du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions confie à l’hôpital une nouvelle mission qui rejoint celle qu’il avait autrefois de soutien des miséreux et des déviants : la participation à la lutte contre les exclusions. Si ces buts peuvent se compléter harmonieusement et être source de dyna- 2 0 0 4 misme, il leur arrive aussi d’entrer en conflit, ce qui est à l’origine de blocages, surtout dans les grandes institutions comme les CHU où la triple fonction est une réalité par opposition aux hôpitaux non universitaires où une activité, celle des soins, prédomine de fait. Amitai Etzioni 3 a bien mis en évidence le dynamisme spécifique mais aussi les contradictions qui caractérisent les organisations à buts multiples. Celles-ci, par rapport aux structures à but unique de la même catégorie, bénéficient sur le plan de l’efficacité de deux avantages. L’un est lié à des facteurs extrinsèques: les organisations à buts multiples sont généralement situées dans des centres urbains et elles bénéficient de cet environnement. L’autre avantage correspond à des facteurs intrinsèques : la poursuite d’une mission fait progresser celle des autres; la multiplicité des buts favorise le recrutement; la combinaison des tâches facilite le processus d’adaptation. Mais, revers de la médaille, des 2. Ce n’est pas parce que des hôpitaux ne sont pas officiellement universitaires qu’ils n’assument pas, même si la fonction soins est dominante, des missions, informelles mais aussi parfois formelles, d’apprentissage, de formation (des personnels soignants, par exemple) et de recherche (études de cas, protocoles thérapeutiques, publications diverses, etc.). 3. Amitai Etzioni, né en 1929, professeur à l’université Columbia jusqu’en 1978 puis à la Washington University en 1980, s’est beaucoup intéressé à la sociologie des organisations et des professions au début de sa carrière, dans les années 1960 ; ses centres d’intérêt aujourd’hui a l i è r e que le financement de la recherche et de l’enseignement devrait se faire à part, avec les autres missions sociales et de service public. « Il s’agit d’isoler deux masses financières distinctes, a écrit Gérard Vincent : l’une, dédiée aux missions sociales et de service public telles que la recherche, l’enseignement, les urgences, les statuts, ferait l’objet d’un versement global ; l’autre, consacrée à l’activité clinique, également encadrée sur le plan macroéconomique, serait gérée par la facturation à la pathologie 8. » « Coalition externe » de l’hôpital Henry Mintzberg, dans Le Pouvoir dans les organisations, distingue deux types de détenteurs d’influence dans l’entreprise en général : les détenteurs d’influence externe (la coalition externe) et les détenteurs d’influence interne (la coalition interne) ; les premiers sont composés de cinq groupes: d’abord les propriétaires, puis les associés, les fournisseurs, les clients, les partenaires et les concurrents, ensuite les associations ou syndicats d’employés suivis des publics et enfin des administrateurs de l’organisation (le conseil d’administration est situé à l’interface, mais comme ses membres, dont un certain nombre du reste viennent de l’extérieur, ne se réunissent que par intermittence, il est classé dans la coalition externe) 9. S’agissant de l’hôpital, celui-ci est en relation étroite avec des acteurs externes 10 tels que le maire dans les concernent davantage la socioéconomie (il a été l’un des fondateurs de l’Association internationale de socio-économie dont il sera le premier président en 1989-1990) et le mouvement communautarien dont il est un chef de file. 4. Etzioni A., Modern Organizations, Englewood Cliffs, New Jersey, Prentice Hall, 1964. Trad. franç., Les Organisations, Gembloux, Duculot, 1971, pp. 32-36. 5. Steudler F., L’Hôpital en observation, Paris, Armand Colin, 1974 ; id., « L’arbitrage entre les fonctions hospitalières du corps médical», L’Hôpital à Paris, n° 61, janvier-février 1982, pp. 225-229; id., « Soins, enseignement et d e r a n c e établissements communaux (lequel, malgré l’ordonnance du 24 avril 1996 précitée lui permettant de renoncer à la présidence de droit du conseil d’administration, garde le plus souvent cette responsabilité), les directions départementales et régionales des affaires sanitaires et sociales, le préfet, les organismes de Sécurité sociale, les fournisseurs, les médecins de ville, le public, et surtout, depuis la réforme de 1996, les agences régionales de l’hospitalisation (ARH). Ces agences, qui ont trois missions (mettre en place la politique régionale d’offre de soins hospitaliers, analyser et coordonner l’activité des établissements de santé publics et privés, déterminer les ressources) ont été créées pour « instaurer une véritable instance de planification, de régulation et de contrôle, dont le directeur, nommé en Conseil des ministres, pourra réaliser, à l’abri des influences locales, les restructurations jugées indispensables et la répartition des moyens 11 ». Par leur rôle stratégique et leur apport incontestable au niveau régional, elles ont modifié le paysage hospitalier et suscité en même temps une série de craintes, notamment de la part des directeurs d’hôpitaux qui, dès 1998, dans une enquête réalisée par la Conférence nationale des directeurs de centre hospitalier (CNDCH), avaient estimé, à une écrasante majorité, que ces nouvelles structures allaient « profondément bouleverser la fonction de directeur d’hôpital », risquant de recherche dans les structures hospitalières», Recherches économiques et sociales, n° 1, 1er trimestre 1982, pp. 39-58; id., Institutions de soins et professions de santé. Soins, enseignement et recherche dans les centres hospitaliers et universitaires, thèse pour le doctorat d’État ès lettres et sciences humaines, Paris, université René-Descartes Paris V, 1984, 4 tomes. 6. Crozier M. et Friedberg E., L’Acteur et le système, Paris, Seuil, 1977. 7. Nau J.-Y., « Hôpital public en souffrance », Le Monde, 2 février 2000. 8. Vincent G. (propos recueillis N ° F 4 9 7 - par Baulon S.), « Quel avenir pour l’hospitalisation ? », Concours médical, 19 juin 1999, p. 1970. 9. Mintzberg H., Le Pouvoir dans les organisations, op. cit., pp. 71172. 10. Steudler F., « La communication à l’hôpital public ; les acteurs, les forces et les problèmes », Journal d’économie médicale, t. 11, n° 6, 1993, p. 319. Dossier t Droit et jurisprudence i Sur le web limites apparaissent aussi : on observe des pertes d’efficacité au niveau national quand toutes les organisations du même type poursuivent des objectifs multiples ; des conflits sont inévitables du fait même de la diversité des missions ; des tensions surgissent au sein des personnels parce qu’ils sont pris entre plusieurs feux; le risque existe qu’un but l’emporte totalement sur un autre 4. Dans divers travaux, nous avons essayé de voir comment évoluaient les différentes fonctions, lesquelles dominaient à un moment, et pourquoi, quels groupes tendaient à les développer ou à les freiner, comment les personnels essayaient de réaliser des arbitrages entre des activités qui se cumulaient 5. Comme l’ont montré des sociologues de l’organisation, tels que Michel Crozier 6, il n’y a pas « une » rationalité ainsi que le pensait un ingénieur comme Taylor, mais plusieurs. Elles coexistent et sont représentées par des acteurs défendant chacun des stratégies déterminées. L’hôpital est à un véritable tournant de la réorganisation et du financement de ses missions. Certains pensent que la crise actuelle « imposera une redéfinition de l’ensemble des structures hospitalières avec, comme corollaire, une réforme des systèmes de tarification intégrant un financement des missions sociales des établissements publics et une participation, qui reste à inventer, des médecins libéraux à l’ensemble du système 7 » ; la Fédération hospitalière de France, par exemple, défend l’idée p << 11. Steudler F., « L’État et la réforme hospitalière », Cahier du CRESS (Centre de recherches et d’études en sciences sociales ; université des sciences humaines de Strasbourg), n° 3, 1998, p. 68. M a r s - A v r i l 2 0 0 4 45 Réflexions hospitalières s Actualités o Tribune libre h Cultures et cité e International u En librairie v Offres d’emploi e Le management hospitalier de demain : approche sociologique R R é f l e x i o n s h o s p i t a l i è r e s réduire leur rôle « à un simple relais administratif chargé de mettre en place les décisions des ARH»; elles devraient « être recadrées et recentrées sur les deux missions stratégiques qui leur sont dévolues par l’ordonnance du 24 avril 1996, à savoir la planification et l’allocation de moyens», et en aucun cas « devenir ni une strate supplémentaire de tutelle des hôpitaux publics ni une administration de gestion 12 ». Complémentarité et travail en réseau L’hôpital de demain se situera dans un réseau dont il sera un élément essentiel, mais plus le seul. « Le réseau, fondé sur la coordination de partenaires travaillant de concert sur une aire géographique donnée pour répondre le mieux possible aux besoins du patient, ne peut que renouveler un système de soins marqué par l’isolement et l’atomisation des structures, avons-nous écrit; c’est une mise en question d’un côté de l’hospitalo-centrisme et de l’autre de l’éparpillement des médecins libéraux. C’est une alternative aux entités bureaucratisées et aux pratiques individuelles repliées sur elles-mêmes. Il s’agit de faire le lien entre tous les éléments de l’offre : hôpitaux, médecins de ville, structures médico-sociales grâce à une complémentarité sans hiérarchie et sans concurrence.13 » « L’hôpital, pris dans sa globalité, est une grande entreprise, mais n’a pas de stratégie de groupe », constate Gérard Larcher, président de la Fédération hospitalière de France, auquel répond comme en écho le délégué général de celle-ci, Gérard Vincent, qui déclare qu’il doit « s’ouvrir sur le monde extérieur et trouver, via des coopérations, des regroupements ou des fusions, la dimension critique lui permettant d’être efficace 14 ». La fongibilité des enveloppes financières devrait être le corollaire de la logique de réseau au niveau régional. La coopération entre les acteurs et les structures se traduit par l’émergence, pour reprendre la terminologie d’Émile Durkheim, d’une solidarité 46 N ° 4 9 7 - M a r s - A v r i l « organique » selon laquelle le consensus résulte de la différenciation des individus qui sont objectivement plus dépendants les uns des autres et qui ont conscience de leurs différences, du fait de la diversité des rôles sociaux 15. Les rapports qui s’établissent peuvent être de deux types : « sociétaires » (caractéristiques de la Gesellschaft, c’est-à-dire de la «société» en allemand) au sens de Ferdinand Tönnies 16, à savoir marqués par la loi des intérêts et de la codification des échanges par le contrat, sens que l’on retrouve dans ce que Max Weber appelle la « sociation » (Vergesellschaftung), activité qui fait se rejoindre les individus sur la base du compromis ou de la coordination d’intérêts, ou bien « communautaires » (relevant de la Gemeinschaft, signifiant « communauté » en allemand) chez Ferdinand Tönnies selon lesquels les membres s’identifient à la vie d’une collectivité et sont associés par des liens forts qui évoquent ceux d’une famille, correspondant chez Max Weber à la «communalisation» (Vergemeinschaftung), c’est-à-dire l’activité unificatrice qui se fonde sur le sentiment subjectif des participants d’appartenir à une même communauté 17. Cette coopération, qui ne se décrète pas et implique beaucoup de négociations, ne se limite pas à l’échelon purement national, mais doit franchir les frontières, comme nous avons essayé par exemple de le montrer, dans le cas de la coopération transfrontalière de part et d’autre du Rhin supérieur, en mettant en évidence l’importance que pourrait revêtir une telle complémentarité, si elle était analogue à celle qui existe déjà sur le plan des échanges économiques, et en recherchant les raisons des réussites et des limites des expériences menées en ce domaine 18. L’hôpital et ses groupes internes « Coalition interne » : les pouvoirs à l’hôpital Selon Henry Mintzberg, font partie de la coalition interne : le PDG, les cadres intermédiaires, les opérateurs, les analystes de la technostructure, le personnel de soutien logistique 19. En ce qui concerne l’hôpital, on pourrait montrer, dans une perspective un peu différente, que coexistent plusieurs groupes: l’administration, les médecins, les personnels paramédicaux et sociaux, les personnels techniques et ouvriers, les usagers. De nombreuses études sociologiques ont essayé de cerner la particularité et l’évolution des rapports entre les acteurs dans l’hôpital. Charles Perrow par exemple 20, qui a publié dans les années 1960 une étude socio-historique d’un hôpital de taille moyenne (Valley Hospital) dans les Middleplains aux 2 0 0 4 États-Unis, a montré que l’organisation était, à long terme, contrôlée par les individus ou les groupes qui accomplissaient les tâches les plus difficiles et les plus critiques, les premières étant celles qui ne pouvaient pas devenir routinières ou être confiées à une personne n’ayant pas la compétence suffisante, les secondes étant celles qui, non pas entraîneraient la cessation de fonctionnement de la structure si elles n’étaient pas remplies, mais représentaient les problèmes spécifiques que l’organisation rencontrait en raison de son degré de développement, des conditions du marché, des opérations internes, etc. C’étaient dès lors les caractéristiques du ou des groupes devenus dominants qui déterminaient les politiques et les buts organisationnels. L’auteur montre que l’établissement était passé par diverses phases: d’abord e v u e h o s p i t a l i è r e d e F r a n c e 14. Larcher G., Vincent G. (propos recueillis par Gabillat C.), «Hôpital public : définir une stratégie de groupe », Le Quotidien du médecin, 10 mars 2000. 15. Cette solidarité due à la division du travail succède dans nos sociétés, comme le montre Émile Durkheim dans De la division du travail social, à la « solidarité mécanique » ou par similitude faite d’« une répétition de segments similaires et homogènes ». Sur l’application de cette théorie ainsi que de celles de Ferdinand Tönnies et de Max Weber à l’hôpital, cf. notre article: Steudler F., « L’opportunité de la complémentarité hospitalière », Journal d’économie médicale, 1994, t. 12, n° 5, pp. 271-276. 16. Ferdinand Tönnies (18551936), qu’on a pu considérer comme un des pères de la sociologie allemande, est surtout connu pour la distinction célèbre qu’il a faite dans Communauté et société (1887) entre les rapports « communautaires » caractéristiques des petites unités où prévalent l’affectivité et les liens organiques et les rapports « sociétaires » typiques de la société moderne où prédomine la logique de l’intérêt et du contrat. 17. Cf. Steudler F., « L’opportunité de la complémentarité hospitalière », op. cit., pp. 272-273. 18. Steudler F., Thiry-Bour C., «La coopération hospitalière transfrontalière. Le cas de l’Alsace», Gestions hospitalières, mai 1998, n° 376, pp. 370-376. 19. Mintzberg H., Le Pouvoir dans les organisations, op. cit., pp. 173-206. 20. Charles Perrow, né en 1925, professeur de sociologie dans plusieurs universités des ÉtatsUnis, s’est intéressé au fonctionnement des entreprises et en particulier aux buts et à la structure du pouvoir dans les organisations. 21. Perrow Ch., «Goals and Power Structure, A Historical Case Study » in Freidson E. (ed), The Hospital in Modern Society, New York, The Free Press, 1963, pp.112-146. Voir aussi Perrow Ch., « The Analysis of Goals in Complex Organizations», American Sociological Review, 26, December 1961, pp. 854-866. 22. Smith H.L., « Two Lines of Authority : The Hospital’s Dilemma », in Jaco E.G. (ed), Patients, Physicians and Illness, New York, The Free Press, 1958, pp. 468-477. (Texte en partie traduit sous le titre : Un double système d’autorité: le dilemme de l’hôpital, in Herzlich C., Médecine, maladie et société, Paris Mouton, 1970, pp. 259-262). 23. Steudler F., « Hôpital, profession médicale et politique hospitalière», Revue française de sociologie, XIV, n° spécial 1973, Sociologie médicale, p. 37 ; id., N ° 4 9 7 - L’Hôpital en observation, Paris, Armand Colin, 1974, pp. 214220. Sur les différentes logiques, en particulier l’opposition entre le modèle techno-bureaucratique (médico-administratif) et le modèle techno-professionnel (médicouniversitaire) et bureaucraticoétatique (administratif et centralisé), voir Steudler F., Institutions de soins et professions de santé. Soins, enseignement et recherche dans les centres hospitaliers et universitaires, op. cit., tome 1, Problématique, situation actuelle et méthodologie, p. 62. Id., « Santé, politique et politiques de santé », Prospective et santé, n° 19, automne 1981, « Enjeux de la santé », p. 25. M a r s - A v r i l 2 0 0 4 47 Actualités Réflexions hospitalières Sur le web 24. Avec le décret du 19 avril 2002, ce responsable s’est vu attribuer le titre de directeur des soins, coordonnateur général des soins, le corps de directeur des soins étant maintenant constitué, selon la formation d’origine, de cadres issus de la filière infirmière, de la filière de rééducation ou de la filière médico-technique. Tribune libre confiée à l’infirmier général 24, membre de l’équipe de direction et d’une commission présidée par ce responsable et composée des différentes catégories de personnels du service de soins infirmiers. Cultures et cité essayé de le montrer, une partie importante des professionnels est de plus en plus impliquée dans des activités de gestion. Ceci correspond à ce que nous avons appelé une attitude « participationniste», opposée à celle, «traditiona- International Se développe une attitude « participationniste », opposée à l’attitude « traditionaliste » de ceux qui souhaitent rester cantonnés dans leur activité de soins. << En librairie 13. Steudler F., « De nouvelles responsabilités relationnelles dans le réseau : une évolution, une révolution ? », La Lettre du SNMG (Syndicat national des médecins de groupe), mai 1999, n° 100, p. 14. liste », de ceux qui souhaitent rester cantonnés dans leur activité de soins et à celle, «hyper-professionnalisante», de ceux qui estiment au contraire qu’il revient aux médecins de gérer l’hôpital 23. Il nous semble qu’on assiste depuis quelques années à la montée d’un troisième pouvoir, celui des personnels soignants. On a pu le voir à travers un certain nombre de mouvements sociaux infirmiers, revendiquant une véritable reconnaissance. En témoigne la création par la loi du 31 juillet 1991, dans chaque établissement, d’un service de soins infirmiers, dont la direction est Offres d’emploi 12. « Les directeurs d’hôpitaux critiquent les agences régionales», Le Quotidien du médecin, 31 mars 1998. Tout semble se passer comme si les personnels dans l’établissement étaient pris entre deux feux : d’un côté l’impératif « financier », incarné par l’administration, de l’autre la logique de service représentée par les professionnels, notamment les médecins ; en termes weberiens, on pourrait dire qu’il s’agit d’une sorte d’opposition entre l’autorité « légale-rationnelle » du bureaucrate et l’autorité « charismatique » du professionnel-médecin 22. Il n’y a en fait pas d’opposition irréductible entre les deux types d’autorité, dans la mesure où, comme nous avons Le management hospitalier de demain : approche sociologique celle de la domination du conseil d’administration (1885-1929) en raison de problèmes de financement (notamment de lits non payants) et de légitimation du type de prise en charge; puis celle du pouvoir médical (19291942), du fait des progrès de la science médicale ; ensuite c’était au tour de l’administration de s’imposer (19421952), en s’interposant entre les médecins et les membres du conseil d’administration, et en réalisant la centralisation des communications; enfin prenait place un leadership multiple (19521958), où un ou plusieurs groupes se répartissaient le pouvoir 21. Le leadership partagé est bien ce qui caractérise la nature actuelle des pouvoirs à l’hôpital. D’une manière générale, les observateurs ont été frappés par le décalage entre l’organigramme, trop inspiré du modèle traditionnel de l’entreprise, qui placerait le conseil d’administration en haut de la pyramide et les travailleurs hospitaliers en bas, et la réalité ; il existe, selon l’analyse sociologique classique qui est souvent citée en référence de Harvey L. Smith, un double système d’autorité. Droit et jurisprudence Dossier R R é f l e x i o n s h o s p i t a l i è r e s >> Les cinq parties de base des organisations selon Henry Mintzberg (schéma 1) Sommet stratégique hno ue stiq logi port sup str uct ure e ns d ctio Fon Tec Ligne hiérarchique Centre opérationnel >> Les cinq forces pesant sur l’organisation selon Henry Mintzberg (schéma 2) n nda n Vers la balkanisation tion s la sta ora Ver n ! ab coll s la rdis Ver atio n Vers la centralisation n Vers la professionnalisation ! >> La bureaucratie professionnelle selon Henry Mintzberg (schéma 3) Sommet stratégique Technostructure n Fonctions de support logistique Ligne hiérarchique Centre opérationnel Source : Mintzberg H., Structure et dynamique des organisations, Paris, les Éditions d’organisation, 1982, p.32 (schéma 1), p.270 (schéma 2), p. 315 (schéma 3). 48 N ° 4 9 7 - M a r s - A v r i l Tout semble se passer à présent comme si on assistait à la montée d’un quatrième pouvoir, celui des usagers. Depuis un certain nombre d’années, l’hôpital, soupçonné de développer une logique technique au détriment du social, a été l’objet de mises en question par les patients. On a dénoncé la façon dont on mourait à l’hôpital et on a revendiqué de finir ses jours dans la dignité chez soi. D’une façon générale, la population n’accepte plus de trouver dans l’établissement des conditions d’hébergement qu’elle n’accepterait plus chez elle, d’où l’intérêt que peuvent représenter sur ce point les alternatives à l’hospitalisation, la création des unités de soins palliatifs, les réseaux ville/hôpital, etc. L’usager tend à porter sur le fonctionnement de l’établissement un nouveau regard critique ; ce dernier nous paraît lié à l’émergence d’un enjeu social et culturel conduisant, en liaison avec les actions de mouvements de consommateurs et les associations, à revendiquer le passage obligé de la qualité, qui n’est plus jugée suffisante, à la qualité de vie 25. L’institution n’est plus seulement définissable comme un centre technique mais comme un véritable lieu d’existence où les dimensions médico-techniques, psychologiques et sociales, matérielles et spirituelles doivent être prises en considération. La place nouvelle des usagers au sein du conseil d’administration depuis l’ordonnance du 24 avril 1996, la création par le décret du 2 novembre 1998 de la commission de conciliation «chargée d’assister et d’orienter toute personne qui s’estime victime d’un préjudice du fait de l’activité de l’établissement et de l’informer sur les voies de conciliation et de recours gracieux ou juridictionnels dont elle dispose», l’arrêt Hédreul de la première chambre civile de la Cour de cassation du 25 février 1997 renversant la charge de la preuve de l’information du patient incombant auparavant à celui-ci, la décision du Conseil d’État du 4 janvier 2000 imposant à tous les praticiens 2 0 0 4 publics d’informer systématiquement leurs patients de l’ensemble des risques liés aux actes diagnostiques et thérapeutiques justifiés par leur état, même lorsqu’ils sont exceptionnels, sont autant de manifestations d’une nouvelle prise en considération du patient. Cette évolution s’est concrétisée dans la loi du 4 mars 2002, dite loi Kouchner, ayant trait aux droits des malades et à la qualité du système de santé. On peut citer aussi la loi HurietSérusclat du 20 décembre 1988. Relative à la protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales, elle comble un vide juridique, dans la mesure où les essais cliniques se déroulaient antérieurement en dehors de tout cadre légal, et assure, à travers la mise en place des comités consultatifs de protection des personnes dans la recherche biomédicale (CCPPRB), une garantie pour les individus concernés. On a pu penser que les malades ne constituaient pas un véritable groupe dans l’établissement, dans la mesure où la durée de séjour, qui diminue par ailleurs, est généralement courte (sauf dans des disciplines comme la psychiatrie ou certaines pathologies). On découvre aujourd’hui qu’ils forment un groupe de poids au niveau interne comme au niveau externe de l’institution. Organisation (ou bureaucratie) professionnelle ? Deux auteurs, parmi d’autres, nous paraissent avoir apporté un éclairage intéressant sur la spécificité d’une organisation où travaillent un nombre élevé de professionnels, comme l’hôpital : Amitai Etzioni et Henry Mintzberg. Le premier distingue, du point de vue de la manière dont la connaissance est traitée, à côté des organisations de service, deux autres types d’organisations qui retiendront notre attention : celles qu’il appelle non-professionnelles, et les professionnelles 26. Les premières correspondent à l’entreprise classique. À leur tête, des dirigeants e v u e h o s p i t a l i è r e d e F r a n c e Dossier R 25. Steudler F., « Les enjeux et les acteurs de la promotion de la qualité de vie », in Jasmin C., Levy J.A. et Bez G. (eds), Cancer, sida… la qualité de vie, Le Plessis-Robinson, Synthélabo Groupe, 1996, pp. 140-141. 26. Sur toute cette question cf. Etzioni A., Les Organisations modernes, Gembloux, Duculot, 1971, chapitre 8 : « L’autorité administrative et professionnelle», pp. 137-168. 27. Ibid., p. 148. 28. Les analyses et les sché- N ° 4 9 7 - M a r s - A v r i l 2 0 0 4 49 Tribune libre Actualités Réflexions hospitalières Sur le web mas présentés sont tirés de Mintzberg H., The Structuring of Organizations : a Synthesis of the Research, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1981. Trad. franç., Structure et dynamique des organisations, Paris, Les Éditions d’organisation, 1982. Cultures et cité elle est l’élément-clé : le sommet stratégique qui pousse à la centralisation est la partie fondamentale de la structure simple ou entrepreneuriale ; la technostructure, qui vise la standardisation, joue un rôle central dans la bureaucratie mécaniste qui représente la grande entreprise classique dont le fonctionnement et le développement dépendent fortement de sa capacité à prévoir ; le centre opérationnel, marqué par la tendance à la professionnalisation, est très développé dans la bureaucratie professionnelle (aussi appelée indifféremment « organisation professionnelle » par Henry Mintzberg), où l’on retrouve en particulier l’hôpital et l’université ; la ligne hiérarchique, source de possible balkanisation, a une place privilégiée dans la structure divisionnalisée qui caractérise les grandes entreprises composées d’entités quasi autonomes qui sont couplées par une structure administrative centrale ; les fonctions de support logistique sont tout particulièrement amenées à collaborer dans le cas de International une formation spécialisée. C’est le cas avec les directeurs d’hôpitaux en France, spécifiquement formés à l’École nationale de la santé publique (ENSP) de Rennes. Henry Mintzberg part de l’idée que toute organisation est composée de cinq parties de base (voir schéma 1) 28 : le sommet stratégique qui est la direction générale de l’organisation, la ligne hiérarchique, composée des cadres et qui va de ceux qui sont juste en dessous du sommet stratégique jusqu’aux agents de maîtrise de la première ligne de contrôle, le centre opérationnel comprenant les travailleurs qui fabriquent les produits et génèrent les services ou en fournissent les supports directs tels que les opérateurs de machines dans l’usine de production ou bien les médecins ou le personnel infirmier dans un hôpital, la technostructure où l’on trouve les spécialistes qui s’occupent de la conception et de l’exploitation des systèmes pour la planification et le contrôle formel (analystes du bureau << En librairie Un professionnel peut mettre en péril l’organisation s’il met trop l’accent sur la mission principale au détriment des fonctions secondaires. Droit et jurisprudence d’études, techniciens des calculs de coûts, réalisateurs de plans à long terme, etc.), les fonctions de support logistique qui fournissent un support indirect aux opérateurs et au reste de l’organisation. À chaque partie de base, caractérisée par une force spécifique qui s’exerce dans un sens donné (voir schéma 2), correspond un type d’organisation où Offres d’emploi mettre en péril l’organisation s’il met trop l’accent sur la mission principale au détriment des fonctions secondaires. Deux solutions apparaissent concernant la direction de la structure : soit celle-ci est assumée, comme dans les universités françaises, par les professionnels, avec les avantages et les inconvénients que cela peut représenter, soit il est fait appel à des administrateurs ayant reçu Le management hospitalier de demain : approche sociologique qui ont une expérience administrative et coordonnent les différentes activités de manière à maximiser l’objectif principal de l’organisation, à savoir le profit en général. Les dirigeants représentent l’autorité administrative (line, ou chaîne régulière de commandement). Ils ont autorité sur l’ensemble des personnels, y compris les professionnels (s’occupant particulièrement de la connaissance) qui sont toutefois traités différemment des subordonnés réguliers et le sont comme un staff, terme qui désigne des fonctions en dehors de la line et implique un certain degré d’autonomie. En revanche, dans les organisations professionnelles spécialement conçues dans le but de produire, diffuser ou appliquer la connaissance et qui ont la particularité qu’au moins la moitié du personnel est composée de professionnels, ces derniers détiennent l’autorité principale ; les administrateurs gèrent les moyens au service de l’activité essentielle accomplie par les professionnels, la décision finale devant rester dans les mains de ceux-ci. « Le professeur décide de la recherche à entreprendre et, dans une certaine mesure, de ce qu’il va enseigner ; le médecin prescrit le traitement à appliquer au patient 27. » Sans doute les administrateurs peuvent-ils soulever des objections concernant telle politique d’enseignement ou tel produit pharmaceutique trop coûteux ; mais c’est le professionnel qui décide à discrétion jusqu’où il convient de tenir compte de ces considérations administratives. Il en résulte que la direction d’une organisation professionnelle pose toujours problème : d’un côté on peut penser que la direction devrait être confiée à un professionnel pour avoir la garantie que les buts de la direction sont en accord avec les objectifs de l’organisation ; d’un autre côté, les organisations ont des besoins qui ne sont pas rattachés à leur activité de but spécifique (récolte de fonds, recrutement de personnel, etc.) et un professionnel peut R é f l e x i o n s h o s p i t a l i è r e s l’« adhocratie » ; il s’agit là d’une structure généralement jeune, centrée sur l’innovation et conduite à la résolution de problèmes ad hoc (d’où son titre) en s’adaptant sans cesse à un environnement complexe et dynamique (cf. les start-up aujourd’hui) 29. L’organisation (ou bureaucratie) professionnelle est évidemment la structure qui nous intéresse le plus ici, même si guides de bonnes pratiques, etc. On peut même se demander si ce ne sont pas les ARH qui seraient amenées à jouer un peu ce rôle. Si le centre opérationnel est si développé (et par suite aussi les fonctions de support logistique qui le servent), c’est en raison de l’importance des professionnels qui se retrouvent en bas de la structure. Leur pouvoir vient, selon L’institution n’est plus définissable comme un centre technique mais comme un lieu d’existence où les dimensions médico-techniques, psychologiques et sociales, matérielles et spirituelles doivent être prises en considération. certaines caractéristiques de l’hôpital peuvent se retrouver dans d’autres formes (partitions de CHR en plusieurs établissements comme dans la forme divisionnalisée; structures internes très innovatrices, dans le domaine de la recherche, évoquant l’«adhocratie», etc.). Cette structure (comme on le voit sur le schéma 3) se caractérise par la petitesse de sa technostructure qui contraste avec l’ampleur du centre opérationnel et de la fonction de support logistique. La raison du peu d’importance de la technostructure est qu’il existe une standardisation des qualifications telle que chacun sait, comme le chirurgien et l’anesthésiste dans le cas d’une opération à cœur ouvert, ce qu’il peut attendre de l’autre parce qu’il l’a acquis, au cours d’un long apprentissage, précisément dans ce lieu de formation et de socialisation que sont les structures hospitalières et universitaires. On peut penser à ce sujet qu’il y aurait aujourd’hui en France une tendance au renforcement de la technostructure dans la mesure où ne cessent de se développer en milieu hospitalier, à travers l’évaluation et l’accréditation notamment, des stratégies de planification des soins, des protocoles, des 50 N ° 4 9 7 - M a r s - A v r i l Henry Mintzberg, de ce que le travail qu’ils accomplissent est trop complexe pour pouvoir être supervisé par un supérieur hiérarchique ou standardisé par des analystes et que leurs services sont la plupart du temps très demandés. Au sein d’une telle structure, les professionnels tendent du reste à s’identifier plus à leur profession qu’à l’organisation où ils la pratiquent. Ce modèle est aussi souvent appelé « collégial », parce qu’il est caractérisé par un fonctionnement de type « démocratique », au moins pour les professionnels du centre opérationnel: ceux-ci, non seulement contrôlent leur propre travail, mais cherchent aussi à avoir une emprise collective sur les décisions administratives qui les affectent. On retrouve dans un tel système l’existence, dont nous avons parlé plus haut, de deux hiérarchies parallèles, l’une professionnelle, l’autre de type administratif (autour notamment des fonctions de support logistique). L’organisation professionnelle connaît trois problèmes majeurs venant précisément de l’autonomie dont jouissent les opérateurs : d’abord la coordination des activités dans l’établissement est toujours difficile à effectuer parce que la standardisation des qualifica- 2 0 0 4 tions est un mécanisme peu puissant pour l’accomplir ; ensuite le contrôle connaît des déficiences : on est relativement impuissant face à des professionnels qui ne sont pas consciencieux ou sont incompétents ; il est malaisé, fait remarquer Henry Mintzberg, de mesurer l’activité des professionnels et ces derniers ont une aversion notoire à agir contre un des leurs ; enfin l’innovation est bien plus ardue à réaliser que dans la bureaucratie mécaniste où les dirigeants sont capables d’imposer un changement à la hiérarchie. Coexistence d’une logique de service public et d’une logique d’entreprise Si l’on évoque souvent l’entreprise quand on parle de l’hôpital, il n’en demeure pas moins que celui-ci est marqué par des missions de service public. Il ne peut ni choisir son marché ni être maître de ses dépenses et de ses recettes. Il obéit à des règles administratives : le personnel est soumis par exemple au statut de la fonction publique hospitalière ; des lois et des décrets divers définissent très précisément ses modalités de fonctionnement; il est soumis à un contrôle de la tutelle, etc. S’il est vrai qu’il jouit d’une certaine marge d’autonomie, qu’il s’ouvre largement aux techniques de gestion qui sont celles de l’entreprise, qu’il a de plus en plus le souci de considérer les patients comme de véritable « clients », il ne saurait pour autant être assimilable à celle-ci pour une raison sociologique que nous avons évoquée plus haut, à savoir le caractère « professionnel » de l’organisation. L’autorité que peut avoir un directeur sur les médecins - tout comme le président d’université ou le directeur d’UFR sur les enseignants - est limitée par l’autonomie que ceux-ci détiennent et qui les amène à être, par le biais de commissions nationales et locales, les propres recruteurs de leurs collègues. Même si l’administration empiète de plus en plus sur les prérogatives des e v u e h o s p i t a l i è r e d e F r a n c e Dossier R 29. Dans Structure et dynamique des organisations, Henry Mintzberg distingue cinq types d’organisation. Dans Le Pouvoir dans les organisations, il découvre une sixième configuration : l’organisation missionnaire, qu’il reprend dans Mintzberg H., Mintzberg on Management. Inside Our Strange World of Organizations, New York, The Free Press, 1989. Trad. franç., Le Management, Paris, Les Éditions d’organisation, 1990. Cette configuration est structurée autour d’une enveloppe sociale appelée idéologie ou culture. C’est le cas des entreprises qui, derrière une structure classique, utilisent dance de l’Agence étant cependant garantie par celle des professionnels qui la composent). Il est vrai que l’accréditation est entrée en force avec la réforme Juppé de 1996, mais il faut dire que la France avait, sur ce plan, un retard considérable par rapport aux États-Unis ou au Canada qui avaient développé une culture de l’accréditation depuis plusieurs dizaines d’années. Cette démarche qui, rappelons-le, est spécifique au monde hospitalier, qui intro- en fait des éléments structurels pour mobiliser leur personnel. On y trouve notamment les organisations réformatrices, qui ont pour objectif de changer le monde directement (par exemple une fondation pour la lutte contre la paralysie infantile), celles qui ont pour but la conversion (Les Alcooliques anonymes, etc.) et les cloîtres. Le mécanisme est alors la standardisation des normes (« On tire tous ensemble et dans le même sens») (Mintzberg H., Le Management, op. cit., pp. 319-339). 30. L’UER Travail et études sociales à l’université de Paris I Panthéon- modernes de gestion des personnels comme n’importe quel autre type d’entreprise, mais il se doit en même temps de tenir compte de la spécificité du statut et du travail des personnels. C’est ainsi que nous avons été amenés, au cours d’un travail d’équipe, à étudier la question de la gestion des âges, déjà développée dans le monde de l’entreprise, dans une structure hospitalière, en nous intéressant plus particulièrement au vieillissement du personnel soignant 32. Sorbonne de 1975 à 1981. 31. Steudler F., « L’évaluation : mode ou raison ? », Journal d’économie médicale, t.9, n° 6-7, 1991, pp. 279-288; id., «Aspects sociologiques de l’évaluation en santé», in Matillon Y., Durieux P., L’Évaluation médicale, Paris, Médecine-Sciences, Flammarion, 2000, pp. 69-77. 32. Steudler F. (sous la direction de), Vieillissement des personnels soignants et travail à l’hôpital. Le cas des Hôpitaux universitaires de Strasbourg, Centre européen de recherche en sociologie de la N ° 4 9 7 - santé (CERESS), université des sciences humaines de Strasbourg et Hôpitaux universitaires de Strasbourg (HUS), 4 tomes, 1997, 1997, 1997, 1998. Un résumé de l’étude a été publié sous forme d’article : Bourguet J., Brugière A., Delarchand C., Igersheim J., Kessler-Resch V., Penot A.-M., Steudler F., « Vieillissement du personnel soignant. Cas des Hôpitaux universitaires de Strasbourg », Information sur les ressources humaines à l’hôpital (Direction des hôpitaux - Ministère de l’Emploi et de la Solidarité), n° 17, septembre 1999, pp. 34-43. M a r s - A v r i l 2 0 0 4 Droit et jurisprudence Actualités Réflexions hospitalières Sur le web 51 Tribune libre L’hôpital est une organisation qui est toujours marquée par une grande distance hiérarchique entre les diverses catégories et statuts. Cultures et cité L’hôpital est amené, pour faire face au changement, à adopter des outils << International Importance de la gestion prévisionnelle des ressources humaines En librairie On ne saurait parler du management hospitalier et en particulier de la participation des professionnels sans évoquer le développement de l’évaluation depuis un certain nombre d’années et la mise en place, comme nous l’avons dit plus haut, par l’ordonnance du 24 avril 1996 de l’accréditation, à travers la création de l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES) faisant suite à l’Agence nationale pour le développement de l’évaluation médicale (ANDEM). L’essor de l’évaluation nous paraît être un véritable fait social qui reflète le souci de nos sociétés développées de programmer et de contrôler ce qu’elles font en assurant la maîtrise des dépenses de santé, en offrant une aide duit l’autoévaluation dans le processus et qui se distingue de la certification en ce qu’elle n’est pas une validation de procédures mais une évaluation de la qualité d’une prestation conduite par une profession qui fixe les objectifs, apporte incontestablement dans le monde de l’hôpital une nouveauté dans la perception de son activité et est une source potentielle de modification des comportements intéressante à mesurer par des études d’impact. Offres d’emploi Enjeux de l’évaluation et de l’accréditation pour faire face à l’inflation des connaissances médicales et en éclairant les choix pour répondre aux aspirations démocratiques à la transparence 31. Il est certain que l’introduction de l’évaluation et de l’accréditation dans une organisation comme l’hôpital risque de susciter des craintes de la part de professionnels qui peuvent redouter de voir remise en question leur indépendance professionnelle, bien qu’il ne s’agisse pas d’un contrôle ou d’une inspection. D’où certaines réactions d’humeur face à l’ampleur d’une accréditation qui est obligatoire pour tous les établissements hospitaliers et qui peut apparaître comme un processus étatique ou para-étatique (l’indépen- Le management hospitalier de demain : approche sociologique professionnels en ce qui concerne leur pratique, néanmoins leur indépendance - en tout cas celle des médecins car les personnels paramédicaux sont sous la dépendance hiérarchique du directeur reste très forte et elle est défendue au nom de la déontologie et de l’exercice de leur art. Il faut admettre, comme nous-même avons pu le constater en dirigeant une unité d’enseignement et de recherche 30, que les organisations professionnelles ne s’administrent pas comme les autres et que si l’on prend véritablement en compte leur spécificité, leur gestion peut se révéler tout aussi intéressante, voire plus, que celle des autres. R é f l e x i o n s h o s p i t a l i è r e s Dans le cadre d’une recherche comprenant une étude sociodémographique, une enquête statistique par questionnaires et une autre par interviews, nous avons pu mettre en évidence le phénomène du vieillissement des personnels soignants et analyser ses relations avec le travail. En partant de l’idée que la notion de travailleur vieillissant ne concernait pas uniquement le domaine de la physiologie, mais aussi ceux de l’ergonomie et de l’organisation du travail, nous avons pu constater l’importance des mesures concernant l’amélioration des tâches et l’aménagement des postes pour prévenir l’usure des soignants. Nous avons aussi observé que l’avancée en âge ne s’accompagnait pas seulement d’effets négatifs, mais aussi de satisfactions diverses telles que Il nous a semblé qu’on se trouvait à un tournant où, les mécanismes d’autorégulation et les initiatives individuelles ne suffisant plus, une véritable politique de prise en considération du vieillissement s’imposait. Un système qui reste très hiérarchisé et cloisonné L’hôpital est une organisation qui est toujours marquée par une grande distance hiérarchique entre les diverses catégories et statuts, comme dans les services médicaux où l’on trouve tous les échelons qui vont de l’ASH jusqu’au chef de service. Malgré un certain nombre de transformations, les écarts entre le sommet et la base demeurent importants. Des coupures existent, par exemple, entre médecins et personnels paramédicaux, même si ces derniers Reste à savoir si l’hôpital public, face aux grands défis auxquels il est confronté, saura opérer un renouvellement de son management. l’acquisition d’une expérience et de compétences qui mériteraient d’être mieux reconnues et utilisées par l’institution. Diverses propositions ont pu être présentées concernant la gestion prévisionnelle des ressources humaines : stratégie d’embauches pour pallier les départs à la retraite, les manques et les déséquilibres, notamment dans les âges ; meilleure utilisation du service infirmier de compensation et de suppléance (SICS) ; maîtrise plus efficace des effets de l’absentéisme ; incitation à la mobilité ; extension de la formation et de la requalification; affectation d’une ou deux personnes à la gestion des âges ou création d’une cellule spécifique consacrée à ce sujet ; amélioration des tâches et des pratiques professionnelles (aménagement des conditions de travail et des postes ; mesures pour une meilleure adaptation du personnel plus âgé, utilisation des compétences des anciens). 52 N ° 4 9 7 - M a r s - A v r i l ont obtenu une place nouvelle dans l’institution qui se traduit aussi par le développement d’une hiérarchie soignante de type administratif. Les différentes réformes qui se sont succédé ont plus contribué à un empilement de statuts qu’à une réduction de ceux-ci. Mais il est vrai que l’institution hospitalière est aussi un lieu où tout le monde se côtoie dans une tâche collective, notamment lorsqu’il faut lutter ensemble pour sauver un patient, les barrières étant alors brisées. L’hôpital, souvent accusé d’être une mosaïque de services jaloux de leur indépendance, est loin d’être devenu cette « entreprise du troisième type », dont parlent Georges Archier et Hervé Sérieyx, qui rejette l’atomisation des tâches, développe la flexibilité, lutte contre les cloisonnements, promeut les structures souples à géométrie variable 33. Les projets d’établissements 2 0 0 4 (définis notamment sur la base des projets médicaux, des projets de soins infirmiers, des projets sociaux, etc.), les nouveaux découpages possibles de l’hôpital par unités fonctionnelles, services, départements, fédérations, rendus possibles par la loi du 31 juillet 1991, etc., sont autant d’outils qui ont déjà pu contribuer à instaurer une nouvelle dynamique ; mais celle-ci ne pourra vraiment se concrétiser que si se réalise une mobilisation de tous permettant la meilleure utilisation possible de toutes les compétences et de toutes les énergies. A près avoir mis en évidence les caractéristiques de l’hôpital du point de vue de ses missions et de ses rapports avec son environnement, nous avons analysé son fonctionnement interne. Il nous est apparu que l’établissement était une organisation complexe à buts et à acteurs multiples où les professionnels jouaient un rôle important, ce dont il faut tout particulièrement tenir compte dans une perspective managériale. Si par certains côtés il est possible de parler de l’hôpital comme d’une entreprise, les particularités qu’il présente nous conduisent à penser qu’il est marqué par une certaine spécificité et qu’on ne peut pas l’analyser exactement comme une autre organisation. Reste à savoir si l’hôpital public, face aux grands défis auxquels il est confronté, en termes de démographie médicale et soignante, d’évolution de la clientèle et des pathologies, d’amélioration des diagnostics et des thérapeutiques, de régionalisation de la santé, de mesure de l’activité de l’établissement et de son financement, saura opérer un renouvellement de son management, prenant en compte les spécificités rappelées dans cet article. ■ 33. Archier G., Sérieyx H., L’Entreprise du 3e type, Paris, Seuil, 1984.