Crise des valeurs à l`hôpital : de Keynes à Mintzberg

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L’Information psychiatrique 2008 ; 84 : 717-9
ÉDITORIAL
Crise des valeurs à l’hôpital :
de Keynes à Mintzberg
Jean-Claude Pénochet
L’
intervention massive des États pour tenter de juguler la crise financière – d’une ampleur telle qu’elle serait annonciatrice de la fin de
l’ère libérale – replace l’économiste Keynes à l’honneur, en donnant
tort aux inconditionnels de la liberté du marché. Retour, dans cette France
désormais gouvernée tout entière selon les principes d’une entreprise
« moderne », à un « capitalisme positif », c’est-à-dire régulé.
La crise hospitalière, elle, serait à attribuer en majeure partie à l’insuffisance du
management des établissements en position de faiblesse face à la communauté
médicale et au conseil d’administration. Elle trouverait sa résolution dans
l’avènement d’un exécutif fort, programmé par l’injonction présidentielle « un
seul patron à l’hôpital » (l’image de cet autre « grand patron », éponyme du
film dans lequel Pierre Fresnay avait la vedette, passe au stade fantomatique).
L’établissement hospitalier doit s’organiser sur le modèle de la libre entreprise,
celle du monde réel où la concurrence règne, et où la productivité, synonyme
d’effort, est la valeur première.
doi: 10.1684/ipe.2008.0381
Dont acte. Il faut accélérer le rythme des réformes. Le titre I de la loi HPST,
« Modernisation des établissements de santé », inspiré par le rapport Larcher,
organise le transfert des compétences du CA et de la CME vers le directoire. Le
dirigeant hospitalier, qui pourra être issu de l’entreprise, seul maître à bord, est
chargé de redresser au plus vite, échéance 2012, ce nouveau mammouth qui
coûte et qui coule. Dans l’hôpital-entreprise, tous les pouvoirs sont donnés au
directeur ; il arrête le projet médical, le découpage des pôles et l’organisation
des structures internes qui se substituent aux services. Il nomme les praticiens
et le responsable de pôle (rebaptisé « chef »), simple courroie de transmission
entre le directeur et le personnel soignant.
Produire plus pour gagner plus. Mais comme les besoins ont leur limite et que
l’enveloppe de la dépense est contrainte, on ne saurait parier sur le retour à
l’équilibre par la seule augmentation des recettes et de l’activité, même tarifiée
(d’autant plus qu’une politique tarifaire basse est privilégiée). Concentration,
gain de performances et efficience doivent se traduire par des fusions, des
rapprochements, des complémentarités entre établissements. L’ennemi à combattre, sur un territoire donné, c’est le doublon. Et diminuer la dépense, lorsque
le personnel en représente 70 %, passera forcément par la réduction des
effectifs. En cas d’échec, le patron sautera directement, sans parachute doré, à
la case CNG (certains parmi eux trouvent que le vent tourne dangereusement et
commencent à s’en émouvoir). La vraie concurrence entre hôpital public et
cliniques privées sera assurée par la convergence tarifaire, qui se chargera de
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dissiper les états d’âmes des retardataires (mais il faudra se pencher sur le
transfert des patients à l’hôpital lorsqu’ils vont très mal). Et bien entendu, les
missions de service public ne seront plus l’apanage du public (puisque leur
financement est collectif !). Simultanément, on organise le transfert d’une
partie des charges de la Sécurité sociale vers le secteur des mutuelles et de
l’assurance privée.
Pour une meilleure flexibilité, la contractualisation des opérateurs s’impose.
Le statut public des praticiens hospitaliers est remis en cause par l’introduction
d’un nouveau statut contractuel, assorti de l’aiguillon de la rémunération
variable à l’activité. Le personnel pourra être « intéressé » aux résultats. Quant
à la valorisation du statut actuel qu’il faudrait bien, mais oui, rendre plus
attractif... on se perd dans les limbes d’une évidente fausse promesse (sauf à
étendre la « part complémentaire variable »). Dans le même temps, pour
donner l’exemple, on commence par réduire drastiquement le niveau de la
retraite des PH. Et la chasse aux inutiles et autres non-productifs, organisée par
les précédentes modifications statutaires, est ouverte1.
Alors finalement, plus ou moins de régulation et d’État ? Où se trouve la
logique ? Au-delà d’une pensée unique qui parie sur le positivisme (néo-)
néolibéral, il semble qu’elle se situe dans l’adhésion à un modèle exclusif
qu’on voudrait universel, celui de l’entreprise.
Avant même de se demander si le cercle vertueux du libéralisme étendra ses
mannes à l’hôpital et à la santé, il serait donc prudent de s’interroger sur la
validité du modèle qui nous est imposé et de savoir s’il a quelques chances de
mieux adapter l’hôpital à ses objectifs de soins et aux contraintes auxquelles il
est soumis. Mais qui donc se penche réellement, au-delà de l’appel au management énergique dans les ministères, les ARH ou les directions exultant
devant la sous-activité et les coûts de production excessifs, sur la complexité et
la spécificité du management hospitalier ? La réforme actuelle n’est pas du tout
issue d’une réflexion en termes d’organisation. L’objectif premier est financier
– ce qui n’est pas a priori un reproche valable. Ce qui le serait, ce serait de
décliner aveuglément le primat du point de vue gestionnaire sur celui des soins
et de l’organisation. Malgré toutes les dénégations et les préoccupations
d’apparence autour de la qualité, c’est hélas bien ce qui semble avoir lieu.
Après Keynes, on aurait alors grand intérêt à relire Mintzberg, professeur de
management dont les thèses font autorité à travers le monde et auteur du
célèbre Structure et dynamique des organisations. Le livre date maintenant de
plus de vingt ans (ceux qui sourient doivent savoir que la tarification à l’activité
se fonde sur un système imaginé au début des années 1970, dans le New
Jersey), mais reste pourtant d’actualité comme une référence de la description
exhaustive des organisations dans tous leurs mécanismes en relation avec leur
structure. On y (re)découvrirait que l’hôpital correspond à une organisation
tout à fait spécifique, tenant à la fois de la centralisation et de la décentralisation, différente des organisations industrielles qui reposent sur la normalisation
des taches, résultant de la haute qualification des professionnels (qui met
l’accent sur le pouvoir de la compétence), de la puissance du centre opérationnel (les unités médicales), et de l’ambivalence du sommet stratégique (la
1
« Il serait également utile de faciliter la remise à disposition, auprès du Centre national de gestion, d’un nombre de praticiens qui pourraient atteindre
deux mille. » Christophe Lannelongue, inspecteur général, audition au Sénat du 6 mai 2008 sur les coûts de l’hôpital.
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direction) soumis à différentes influences et au partage nécessaire de l’autorité
que suppose une structure très démocratique.
Dans la conception des organisations, l’efficacité résulte de l’adéquation entre
le contexte, les objectifs et le type de structure. À lire le détail de ces travaux,
nul besoin d’être un expert en organisation pour se rendre compte que la
brutalité du traitement proposé, symétriquement à l’inverse des axes fondamentaux de l’organisation, est un forçage qui tient de l’éléphant dans un
magasin de porcelaine, et que le remède sera bien pire que le mal. Les réponses
à ces objections pessimistes sont habituellement de deux sortes : le déni de
toute spécificité – et c’est un contresens – ou la réassurance concernant le
maintien de l’indépendance dans la décision des actes professionnels et c’est
carrément oublier qu’organiser le soin, c’est déjà soigner.
Une remarque en apparence plus sérieuse consiste à rappeler que les organisations sont mouvantes en fonction du contexte, que leur structure n’est pas
gravée dans le marbre, et que le monde de la santé s’est profondément modifié.
Sans doute. Mais il faudrait alors expliquer en quoi le centre opérationnel d’un
hôpital serait d’une moindre importance, en quoi les professionnels sont moins
qualifiés, etc. Et se demander comment ailleurs qu’en France, bien souvent, la
direction est confiée à des médecins. Dans un type d’organisation comparable,
l’université, imaginons un instant la révolution que produirait « un seul patron
administrateur à l’université » ! Les bras des doyens en tombent.
Non, ce qui a changé, ce sont les valeurs, pulvérisées dans une spirale inflationniste. Devant le malade, on demande d’abord aujourd’hui au médecin
d’anticiper sur le gain ou la perte et de développer une mentalité individualiste
de prestataire de services. Le sens sur lequel reposait l’adhésion au système
public et sa cohésion échappe. Si rien n’est fait, les dégâts seront irrémédiables.
On n’aura alors pas fini d’en mesurer les effets. Mais dans cette crise, cette fois,
il semble que l’on ne puisse pas compter sur notre président. Dommage. Il va
falloir vraiment s’en occuper.
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