Le sein entre corps, symbole et expérience de la maladie

publicité
Leçon Charles-Marie Gros
Le sein entre corps, symbole et expérience
de la maladie
Conceiving the breast: body, symbol and experience of illness
Mots-clés : Philosophie – Corps – Psychogenèse – Symbole – Sein.
Keywords: Philosophy – Body – Psychogenesis – Symbol – Breast.
J. Goffette*
A
vant toute chose, nous voulons souligner l’ humilité de nos
propos. La philosophie a peu abordé la pathologie et peu
parlé de sein (alors qu’ il existe de nombreux travaux de
sociologie, de psychologie et d’ anthropologie). Aussi ces propos
sont-ils surtout exploratoires. Pour ces raisons, nous reviendrons
dans ce texte sur des aspects connus de tous, mais revisités. Le
premier, en guise d’ introduction, est sans conteste la question des
visions ou des points de vue, avec, si nous poussons à la caricature,
la vision du “corps-machine” et la vision du “corps-sujet”. Chacun,
médecin, patient ou simple citoyen, utilise ces deux visions et les
associe, avec des inflexions particulières.
Tout d’ abord, qu’ est-ce qu’ une machine ? Un ensemble de
parties, qui, dans un certain agencement, forme un dispositif pour
des fonctions définies. Une machine a donc ces caractéristiques :
– elle peut être démontée et remontée ;
– tout en elle est extériorité sans intériorité (les caractéristiques
des pièces et du plan de montage suffisent à en rendre compte) ;
– une partie usée peut être remplacée ;
– ses fonctions sont prévisibles ;
– elle est artificielle.
La métaphore du corps-machine, très employée, a son intérêt
et ses limites. Un intérêt pratique pour l’ action et pour la théorisation (réductionnisme méthodologique). Des limites face à la
compréhension et à la saisie de ce qui se passe dans le soin. On
peut indiquer quatre inexactitudes :
– ce que l’ on nomme “parties” se subdivise en parties à l’ infini, sans
homogénéité dans chaque partie, ce qui fait que parler de “partie”
est impropre, ce qu’ avait déjà remarqué Aristote ;
– l’ extériorité mécanique efface le rapport à l’ intimité du corps, à
son obscurité vécue et à son opacité clinique ;
– démonter un corps le promet à la mort ; le remonter est encore
utopique ;
– la prévisibilité des “fonctions” physiologiques est encore imparfaite.
En somme, le corps est une étrange affaire. La Renaissance,
avec le corps-machine et le corps anatomisé, a renforcé la séparation religieuse de l’ âme et du corps. À l’ âme l’ esprit, au corps
la matière. Mais, encore aujourd’ hui, devant l’ opération, nous
restons gênés – par la peur de ne pas se “réveiller”, par l’ idée de
son corps ouvert, avec l’ image confuse, sanglante, de l’ enveloppe
* LEPS, EA 4148, université Lyon 1.
31es Journées de la SFSPM, Lyon, novembre 2009
déchirée laissant apparaître un paysage intérieur à la fois familier
et étranger. Les deux visions cohabitent, en particulier dans le
soin. Corps-machine de l’ anatomie : un corps sans intériorité, sans
sensation, sans geste, sans chaleur, sans souplesse. Notre corps :
intime, sensible, expressif, tiède, souple et doux. On comprend
que le mélange de ces conceptions, toutes deux vraies en leurs
sens, puissent faire patchwork. Tant que la vie va, cela ne fait
guère problème, mais la maladie fait résonner les dissonances,
et l’ hétéroclite des représentations devient une question aiguë.
Pour clore cette introduction et en venir au sein, une anecdote
historique est intéressante :
– 1543 : publication du traité anatomique De Humani Corporis
Fabrica, de Vesale ;
– 1543 : publication d’ une édition séparée des Blasons anatomiques du corps féminin, par un groupe de poètes, sous l’ impulsion de Clément Marot.
Même époque, même idée de regarder le corps partie par
partie. Mais, pour le reste, on pourrait presque parler de l’ envers
et l’ endroit d’ une même pièce. L’ iconographique est intéressante
(figure 1), lorsqu’ on observe les planches de Vésale ou le Blason
du Tétin, en ayant aussi à l’ esprit d’ autres représentations des seins
à la Renaissance.
Figure 1. Quelques représentations du corps à la Renaissance. 1a et 1b :
Vésale, 1543, De Humani Corporis Fabrica (pp. 377 et 378) [1]. 1c : Clément
Marot, 1543, « Blason du Tétin » (p. 21) [2]. 1d : Piero di Cosimo, 1485,
Portrait de Simonetta Vespucci.
D’ un côté, un sein anatomique secondaire vis-à-vis de la
matrice, de l’ autre, une poitrine sur laquelle le regard focalise sa
tendresse et son désir. D’ un côté, la froide extériorisation d’ un
sein mort épluché par l’ anatomiste, de l’ autre, un sein doux, tiède,
sensible, érotisé, transfiguré socialement et culturellement. D’ un
côté, un sein sous le scalpel de la vérité, de l’ autre, un sein sous le
regard de la beauté et de l’ amour.
97
J. Goffette
Nous tenterons ici de préciser cette construction psychologique
et culturelle du sein, ce que l’ on peut appeler sa “psychogenèse”,
puis nous aborderons les résonances de la problématique de la
prévention sur cette psychogenèse, avant d’ esquisser quelques
aspects du retentissement de la pathologie. Enfin, nous conclurons par un aperçu de la structuration symbolique, culturelle et
même transculturelle. S’ il ne s’ agira pas de science expérimentale,
il faut néanmoins noter qu’ un certain nombre de connaissances,
y compris sur la psychologie et l’ imaginaire, sont suffisamment
solides pour qu’ on les prenne en compte.
Psychogenèse du corps
et appropriation corporelle
Comment, pour un individu, se construit son rapport au sein ?
Comment celui-ci se trouve-t-il affecté par la maladie ? Telles sont
les deux questions à aborder en premier lieu. Nous nous appuierons
sur un ensemble de connaissances et de théories du corps qui se
sont développées aux XIXe et XXe siècles : psychologie du développement, philosophie phénoménologique, psychiatrie, sciences
cognitives, etc. Une multitude de concepts ont été proposés depuis
un siècle et demi pour signifier l’ adhérence entre corps et esprit :
le corps propre de Maine de Biran, repris par Wallon (3) [1931] et
Merleau-Ponty (4) [1945], le schéma postural de Head, le schéma
corporel de Schilder (5) [1935], l’ image de soi de Van Bogaert, la
somatopsyché de Wernicke-Foerster, l’ image du corps de Lhermitte (6) [1939], le Leib de Husserl, le corps « enacté » de Varela
(7) [1991], etc. Tous vont à la fois à l’ opposé de la séparation
anatomique et du retranchement subjectif des idéalistes afin de
rendre compte de la psychologie humaine réelle. L’ une des dernières
contributions est celle, très récente, de Gallagher (8) [2005].
Dans un article à paraître, nous avons proposé, à titre heuristique, de pousser le constructivisme de la psychologie du développement héritée de Piaget jusqu’ à ses limites : concevoir que le corps
est une construction psychogénétique. Il s’ avère qu’ un modèle
minimal des capacités psychiques permet de rendre compte de
la structuration de l’ objet “corps” pour un psychisme, sans avoir
à recourir à des représentations innées, des schémas instinctifs,
des intuitions immédiates. Peu importe ici ce modèle, l’ essentiel est l’ insistance de la psychologie à penser que le corps, pour
l’ individu, n’ est pas donné mais appris et reste toujours dans une
composition dynamique : psychogenèse du corps. On apprend
son corps en l’ exerçant. En ne l’ exerçant pas, on le désapprend.
Tout un gradient d’ apprentissage permet d’ ailleurs d’ aller de la
maladresse à la virtuosité corporelle.
Cet apprentissage, en fait, vise à conjoindre plusieurs facettes
du corps : les sensations, les impulsions motrices, les affects et
les représentations. Accomplir un geste suppose une concordance apprise entre impulsion motrice, sensations associées à ce
geste, affects corrélatifs et inscription culturelle. La psychologie
du développement sait à quel point les gestes s’ apprennent peu
à peu. L’ anthropologie a remarqué depuis longtemps que l’ on ne
marche pas ou que l’ on ne sourit pas de la même façon selon les
cultures, comme l’ a remarqué Mauss (9) [1936]. La séparation
entre le corps et le monde provient sans doute de ces quelques
spécificités structurelles :
• le corps est toujours présent ou peut l’ être pour le psychisme :
psychogenèse de la corporéité par la proximité ;
98
• le corps peut être directement agi par l’ esprit, alors qu’ un
objet du monde ne le peut pas : psychogenèse de la corporéité par
la sensorimotricité ;
• le corps est affect, alors que les objets du monde ne le sont pas :
psychogenèse de la corporéité par les associations entre affectivité,
sensibilité et motricité.
La séparation du corps se construit sur un tel socle. Par la suite,
l’ appropriation corporelle s’ effectue constamment et commence
très tôt, in utero. Comme le corps ne cesse de changer – avant et
après la naissance, durant l’ enfance, l’ adolescence –, le psychisme
opère un réapprentissage constant du corps, une appropriation
continue pour que la concordance entre les facettes du corps reste
satisfaisante.
Seins et corps approprié :
processus particulier de psychogenèse
Si nous en venons au sein, la situation présente plusieurs aspects
remarquables, qui la distingue de l’ appropriation corporelle de la
main ou de la bouche par exemple :
• comparés à la plupart des autres parties du corps, les seins
se développent tard (puberté) ; leur appropriation se fait chez un
psychisme mature ;
• le sein n’ a pas de capacité motrice, contrairement à la main ;
• les seins ne se développent que chez les filles, d’ où un apprentissage et une expérience genrés, c’ est-à-dire ici hors d’ accès à la
moitié du genre humain ;
• le sein est directement lié à la fonction reproductrice, d’ où
des échos à la fois selon l’ axe de l’ alliance et l’ axe de la succession
des générations ;
• le sein a une inscription sociale et culturelle marquée, jouant
du visible et du caché, du pur et de l’ impur, du jeu des comportements sexués, du regard et de l’ érotisation, etc.
Naturellement, je suis un homme, donc sans expérience directe
vécue de la psychogenèse de l’ appropriation des seins. Malgré ce
déficit humain, il est sans doute possible de saisir à quel point
se tisse une construction psychologique, sociale et culturelle de
première ampleur.
Ce qui se passe pour les seins, pour leur appropriation, n’ est pas
similaire à ce qui se passe pour la marche ou la préhension manuelle
dans la prime enfance. Dans ces situations, l’ aspect sensorimoteur
est essentiel, avec une action, un plaisir du mouvement, un aspect
volontaire. Avec les seins, il reste certes un retentissement sur le
mouvement, dû à la légère modification de l’ équilibre corporel
et à la proprioception, mais les éléments les plus spécifiques sont
sans doute les aspects de forte sensibilité tactile (peau, mamelon),
de vision de soi, de soin de soi et d’ image sociale genrée : signe
de féminité à afficher ou atténuer. L’ appropriation corporelle des
seins est sensibilité, attention à soi, posture et inscription sociale,
sans parler d’ aspects symboliques sur lesquels nous reviendrons.
Psychogenèse du sein et prévention :
l’ autopalpation
Parmi l’ attention à soi et l’ inscription sociale, il faut aussi penser
aujourd’ hui au soin de santé, avec cette source d’ inquiétude autour
du dépistage du cancer, des palpations, des radiographies, des récits
31es Journées de la SFSPM, Lyon, novembre 2009
Le sein entre corps, symbole et expérience de la maladie
entendus, etc. Même quand tout va bien, le sein est à la fois tendre
et doux, mais il est aussi devenu inquiétant, dimension qui n’ était
sans doute pas présente il y a un siècle. On sait, pour l’ entendre
régulièrement dans les médias, qu’ une femme sur 10 a eu, a ou
aura un cancer du sein (le taux exact en France est en fait un peu
plus élevé). Il s’ agit donc de le surveiller et de dépister le mal le plus
efficacement possible. Cette inquiétude renforce d’ ailleurs la frontière du genre, l’ inquiétude des unes étant sans doute partagée par
les autres seulement à demi, d’ autant plus qu’ elle relève de l’ intime
et ne s’ étale pas. L’ inquiétude est là, sans doute très différente
selon les femmes, mais là tout de même, pour toutes les femmes.
Voici, par exemple, une des pages du site de l’ association Cancer
du Sein (figure 2) :
Je voudrais souligner à quel point cela ne correspond pas à la
construction psychogénétique de la masculinité. Les hommes,
en ce qui concerne leur masculinité, n’ ont pas un tel rapport
d’ inquiétante étrangeté, et le rapport au miroir, à l’ examen de soi,
à l’ examen du corps, me semble relever moins de l’ habitude, être
plus rare et peut-être plus superficiel. Les hommes se regardent,
sans doute, mais se regardent peu dans la profondeur organique de
leur corps. Peut-être est-ce aussi ce jeu des rapports à soi qui peut
gêner certaines femmes et les conduire à “oublier” ou “négliger”
de s’ autoexaminer régulièrement les seins, sans compter le souhait
d’ échapper à la suspicion de soi, pour ne pas dire au “souci de soi”,
pour détourner cette expression de Michel Foucault (10).
Psychogenèse du sein
et événement du cancer
Figure 2. Page « Dépistage : l’ autoexamen des seins », association Cancer du
Sein, www.cancerdusein.org, 20.08.2009.
Cette page commence par un dessin de femme devant son
miroir. Elle est vue de dos. Même si nous baignons dans un fond
rose, archétype de la couleur féminine, l’ atmosphère n’ est pas à la
détente mais à la concentration, voire à la gravité. La femme se
fait face, ou plutôt elle fait face à une inquiétude, plus précisément
à une inquiétude due à son corps féminin. Puis, seconde image,
la palpation commence, avec un changement de perspective : de
la vision du tiers à la vision de la femme elle-même : nous nous
voyons dans le reflet. On passe ainsi du “il” au “je”, de la distance
à soi à l’ enquête sur soi, sur son corps, son sein, par le geste de la
main. Le sein comme corps à palper, comme masse à l’ intérieur
de laquelle les doigts doivent apprendre à sentir les volumes, leur
souplesse, et à rechercher ce qui pourrait être senti comme une
petite “boule”. Un sein féminin, certes, mais subjectivé et objectivé,
en soi-même et mis à distance, puisque par les doigts on plonge par
l’ extérieur “à l’ intérieur”. Le visage, là encore, se veut peu expressif :
ni drame, ni amusement. Les gestes doivent être faits comme il
convient. Ni drame, ni dédramatisation. Un équilibre subtil, dont
certaines s’ approchent et d’ autres s’ éloignent, peut-être. Ni choc,
ni routine. L’ entre-deux d’ une inquiétude avec laquelle, bon an
mal an, il faut savoir vivre. Une stratégie de l’ efficacité, mais en
même temps un étrange rapport à sa féminité, qui rejoint aussi le
rapport à cet autre signe du féminin que sont les règles. Dans les
deux cas, la femme vit un moment étrange où le corps marque une
indépendance et une inquiétante étrangeté, que l’ habitude apprend
à résorber : s’ habituer à voir le sang quitter son corps, s’ habituer à
penser à l’ éventualité du cancer du sein, une figure mi-présente,
mi-absente. La figure est spéculaire, doublement spéculaire, avec
un déplacement du regard de soi dans le miroir à soi par le miroir,
et du regard visuel, extérieur, ordinaire, au regard de palpation,
intérieur, organique, investigateur, clinique.
31es Journées de la SFSPM, Lyon, novembre 2009
Venons-en alors à l’ événement de la pathologie. Nous avons,
d’ un côté, cette construction psychosociale, avec des différences
importantes entre les femmes, et de l’ autre, l’ irruption de la
maladie. Quelles peuvent être les répercussions de la seconde sur
la première ?
Prenons une situation “ordinaire” : celle d’ un nodule trouvé
à la palpation, puis d’ un cancer avéré grâce à la mammographie
et à la cytoponction. Dans une telle situation, la construction
psychogénétique des seins et leur appropriation est à l’ évidence
bousculée. Les seins, vécus comme sensibilité et douceur, élément
maternel ou élément de séduction, basculent d’ avantage vers l’ autre
consonance, auparavant en germe, celle de l’ inquiétante étrangeté.
On n’ est plus, pour reprendre les vers de Clément Marot, dans le
“Tétin de satin blanc tout neuf, Tétin qui fait honte à la rose,
Tétin plus beau que nulle chose”. On est dans la cristallisation
de l’ inquiétude. Ce qui n’ était qu’ un désagrément, un souci du
corps à accomplir de temps en temps comme une parenthèse de
surveillance, devient un problème, une menace, un danger. On
passe de l’ inquiétude temporaire à l’ alerte, à la lutte. Le suspect
est devenu coupable.
Les seins, qui pouvaient être valorisés, valorisants, signe de
féminité qui, même sous les habits, reste visible, deviennent des
signes qui s’ adressent désormais moins aux autres qu’ à soi, des
signes de danger. Bien des métaphores peuvent s’ activer selon
les personnes.
La métaphore guerrière, souvent présente en médecine, fait
vivre un ennemi de l’ intérieur : le moelleux du sein devient
douceur recelant la dureté de la petite boule, de l’ intrus, pour
reprendre l’ image de Jean-Luc Nancy (11). Il va falloir la réduire,
l’ ôter. Parfois, pour se défaire de l’ inquiétude, on comprend que
certaines souhaitent la mastectomie : “plus de sein” signifie “plus
de source de menace et d’ inquiétude à venir”. Dans un tel cas,
il s’ agit clairement d’ une synecdoque où l’ on prend le tout (le
sein) pour la partie (la tumeur) selon une sorte de contamination
psychique par association d’ idées, ce qui est un type de pensée
très courant.
La métaphore mécanique, moins hantée par la vie et la mort,
peut être une façon de neutraliser en partie les affects, de les mettre
à distance. Le grain de sable dans le rouage doit être résorbé ou
excisé, afin que la fluide organisation des parties puisse être
restaurée : réparation, puis, éventuellement, remplacement, par
la prothèse mammaire.
99
J. Goffette
Toutefois, quelle que soit la métaphore vécue par la femme, les
répercussions affectent l’ ensemble de la composition corporelle et
de la psychogenèse du sein. “La santé, c’ est la vie dans le silence
des organes”, disait René Leriche en 1936, ce qui signifie aussi que
la maladie, c’ est la vie dans le cri des organes. Une discordance,
une désappropriation de soi, une dysharmonie, un déséquilibre est
présent ou s’ est accru. Dans son beau livre sur les représentations
ordinaires de l’ intérieur du corps, Christine Durif-Bruckert (12)
fait cette remarque : “Ça circule beaucoup à l’ intérieur du corps :
des liquides surtout, beaucoup de sang, de l’ eau, mais aussi des
influx, des énergies sanguines ou nerveuses.”
Même si les seins se situent en périphérie de ces circulations
(sauf lors de l’ allaitement), il n’ en demeure pas moins qu’ il sont
en relation avec des sortes de circulations nerveuses (sensibilité/insensibilité) et énergétiques (tonicité/épuisement). En tant
qu’ organes à la fois extérieurs et sous la peau, le sein est dehors/
dedans, une sorte d’ émissaire vers autrui, vers le monde. Affecter
la construction psychogénétique du sein, c’ est aussi affecter ce
rapport dedans/dehors, la relation à soi, la relation à autrui : “Il
est troublant de constater combien les propos que j’ ai recueillis
font resurgir des contenus très anciens [...]. Il en va ainsi de
l’ invention du corps : une reprise de l’ expérience brute corporelle
par les mots et les fantasmes [...], qui, sous de multiples versions,
scande les harmonies et les dissonances entre l’ être corps et
les fluctuations de l’ environnement social et naturel. [...] Ces
images multiples [...] répondent avant tout à la nécessité de se
familiariser avec le code profondément énigmatique ‘des intérieurs’ , afin d’ identifier ‘les points fragiles’ , les zones à risques,
autant de repères d’ une possible maladie. [...] Mais, tout en
provoquant imaginairement ce qui risque de se modifier, ces
constructions mentales cherchent encore à ‘tenir’ l’ équilibre, à
retenir la stabilité interne.” (12)
“Se familiarise avec le code profondément énigmatique ‘des
intérieurs’ ” : la situation, perturbée, est encore plus confuse et
dynamique que dans la bonne santé. Comment ne pas comprendre
la juxtaposition des représentations et des souhaits ? Vouloir se
défaire de la tumeur, voire du sein, pour qu’ il soient dehors,
laissant indemnes le soi dans son identité corporelle ? Vouloir
garder ce sein qui est soi, le soigner, le chérir, le guérir, souhaiter
lui envoyer par son corps l’ énergie pour lutter contre la tumeur,
ou pour guérir la blessure de l’ ablation ? Penser à cette tumeur
comme à une faute, une trahison du soi corporel, dont on porte
la culpabilité, selon le modèle étiologique endogène de Laplantine
(13) ? Penser cette tumeur comme un alien extérieur, un intrus à
extruder, en s’ en sachant innocent (modèle étiologique exogène) ?
Avoir peur que ce petit nœud, ce nodule, cette bille de chair, ne
se développe et ne rayonne plus loin, par la circulation du corps ?
Avoir peur qu’ il contamine le corps et penser les soins comme une
façon de mettre le sein à distance, en quarantaine, hors du corps ou
presque ? Avoir pitié de ce sein, de cette zone de faiblesse, d’ une
blancheur innocente, une nature contaminée, avoir pitié de soi ? Se
sentir souillée, à nettoyer, à purifier, ou se sentir indemne, comme
un pilote cartésien du corps qui le manœuvre à distance et qui
n’ est pas lui ? Avoir du dépit pour ce corps qui, de fidèle devient
infidèle, de support devient déport, de soi devient étranger ?
S’ approprier la tumeur ou ne pas se l’ approprier, se la désapproprier ? Se réapproprier le sein ou le garder à distance, désapproprié,
hanté, même guéri ? Autre élément : même la guérison acquise,
surveiller l’ autre sein, comme si la malédiction pouvait l’ atteindre
100
à son tour, le contaminer, se réveiller en lui. Et s’ interroger sur
les causes : ne pouvoir s’ empêcher de penser que ce nodule, ce
nœud, est issu d’ un mouvement centripète de focalisation d’ une
agression (stress ? choc ?), d’ une pollution (pillule ? pesticides ?),
d’ une faute (désirs “coupables” ?), comme un point de fixation, et
se demander si les traitements ne sont pas condamnés à échouer si
l’ origine du mal, sa source, son alimentation, n’ est pas identifiée,
jugulée, supprimée. Le nodule peut être vu comme une petite
chair dure, une petite pierre vivante, placée en soi par un dessein
caché, à révéler, à exorciser. Ou, au contraire, penser le hasard,
l’ absurde lot qui vous a désigné, avec d’ autres angoisses et d’ autres
ressources pour y faire face, dans l’ esprit de la philosophie de
l’ absurde d’ Albert Camus (14).
Comme on le voit, la dynamique qu’ enclenche l’ événement
du cancer est multiforme mais répond à des associations d’ idées
ayant leur rationalité partielle. Elle résonne sur la façon de vivre
et d’ agir les soins, voire sur les choix de soins.
Même avec les études psychologiques, sociologiques et anthropologiques déjà faites, tout cela reste extrêmement complexe, et,
dans l’ optique du soin, tout un travail est à continuer pour mieux
appréhender cette dynamique corporelle qui n’ a été ici qu’ esquissée.
Sein, maladie et symboles
Nous voudrions finir cette rapide exploration par des éléments
non plus psychologiques, mais culturels et transculturels, c’ est-àdire relevant plus de l’ existence humaine que de l’ individu ou du
groupe. Nous pensons, en particulier, aux éléments symboliques,
qui ne sont pas à négliger. Depuis les travaux de Bachelard (15)
[1957] et de Durand (16) [1964], nous savons que l’ imaginaire
symbolique n’ est pas un chaos mais suit une organisation ayant
ses règles constitutives :
• la réticularité des symboles, liés les uns aux autres comme
une trame de forces sémantiques ;
• l’ ambivalence de tout symbole puisque, en tant que force, il
peut osciller du bien au mal ;
• la transculturalité des symboles, assez similaires d’ une culture
à l’ autre tant ils s’ ancrent dans des réalités existentielles humaines
fondamentales ;
• l’ adhérence entre le symbole et ce qu’ il symbolise (le lion
symbolise la force parce qu’ il est fort) ;
• l’ inadéquation relative du symbole : le lion symbolise la force,
mais aussi le monde sauvage, et la force peut être symbolisée par
d’ autres symboles, comme l’ épée ou le poing.
Comme on le voit, la symbolique et l’ imaginaire ne sont
pas si irrationnelles qu’ on le croit. Ajoutons qu’ elles s’ enracinent dans l’ expérience existentielle humaine et l’ on concevra la
portée qu’ elles peuvent avoir. Pour le sein comme symbole, voici
ce qu’ observent Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt dans leur
ouvrage de référence (17) : “SEIN. Symbole de protection et de
mesure. [...] Le sein se rapporte au principe féminin c’ est-à-dire
à la mesure, dans le sens de limitation [...]. Le sein est surtout
symbole de maternité, de douceur, de sécurité, de ressource.
Lié à la fécondité du lait, qui est la première nourriture, il est
associé aux images d’ intimité, d’ offrande, de don et de refuge.
Coupe renversée, de lui comme du ciel découle la vie. Mais il
est aussi réceptacle, comme tout symbole maternel, et promesse
de régénérescence.”
31es Journées de la SFSPM, Lyon, novembre 2009
Le sein entre corps, symbole et expérience de la maladie
La symbolique du sein est donc celle de la douceur, de la sécurité, de l’ intimité, du don et de la régénérescence. Il est aisé de
voir que le souci du dépistage et l’ événement du cancer contrarient
fortement ce réseau symbolique. Le doux se heurte à la dureté du
nodule, de l’ aiguille de ponction ou du scalpel. La sécurité devient
insécurité, jusqu’ à la menace de mort. L’ intimité devient extimité :
auto-observation, examen clinique, mise à plat de la mammographie, dévoilement intérieur par les radios ou les échographies. Le
don devient un antidon, une masse à porter, une intention maligne.
Quant à la régénérescence, d’ un côté, la tumeur est dégénérescence,
de l’ autre, la régénérescence peut aussi contribuer au processus de
guérison symbolique.
Plus largement, le sein est lié au symbole de la nature, de la
pureté et de la vie. Le dépistage est une suspicion portée sur la
nature. La tumeur est une dénaturation, une antinature. Les traitements sont contrenaturels. Cela signifie qu’ il demeure difficile,
vu ce réseau symbolique, de surveiller le sein, d’ entretenir une
suspicion, ce qui peut freiner le développement et l’ habitude de
l’ autopalpation et du dépistage. Cela signifie aussi que l’ importance du vécu de la problématique du cancer du sein, que ce
soit à titre de prévention ou de traitement, sont probablement
en train de transformer à leur tour l’ imaginaire du sein, car le
réseau symbolique est le dépositaire de l’ expérience existentielle.
Il semble plausible de penser que, culturellement, le rapport au
sein, la symbolique du sein, évolue sous l’ impulsion du dépistage
du cancer du sein, du fait de sa prévalence et de la transformation
du sein maternel en un sein consommé, par la publicité, par les
magazines féminins, par les seins augmentés par prothèses, ou
par l’ invention du monokini : les seins se sont désacralisés et,
ce faisant, leur symbolique de pureté maternelle naturelle s’ est
atténuée. Ces deux tendances, on peut le remarquer, étaient déjà
à l’ œuvre en 1543, avec le corps enquêté et mis à plat de Vésale,
et l’ érotique des blasons de Clément Marot.
En guise de brève conclusion, la complexité de ces aspects
psychologiques et symboliques ne doit pas pour autant les conduire
à être évacués comme subjectifs. Un ensemble de connaissances
mérite d’ être confronté à la situation réelle, pour contribuer à
la qualité et à l’ efficacité des soins. La psychologie, la sociologie
et l’ anthropologie, lorsqu’ elles ont été mises en œuvre avec les
soignants et les soignés, ont ouvert la voie. Il faut espérer qu’ une
philosophie “de terrain” les rejoigne dans cette démarche.
■
Références bibliographiques
[1] Vésale, De Humani Corporis Fabrica, Bruxelles, 1543.
[2] Blasons anatomiques du corps féminin, Paris, Nicolas Chestien, 1543.
[3] Wallon H. Conscience et individualisation du corps propre. Journal de psychologie, nov.-déc. 1931, in Wallon H., Les origines du caractère chez
l’ enfant, Paris, PUF, 1934/2002.
[4] Merleau-Ponty M. Phénoménologie de la perception, Paris, PUF, 1945.
[5] Schilder P. The image and appearance of the human body : studies in the constructive energies of the psyche. London, Kegan Paul, Trench,
Trubner & Co, 1935.
[6] Lhermitte J. L’ image de notre corps. Paris, L’ Harmattan, 1998 (1re éd. 1939).
[7] Varela F, Thompson E, Rosch E. The embodied mind: cognitive science and human experience. Cambridge, MIT Press, 1991. Traduction :
L’ inscription corporelle de l’ esprit – Sciences cognitive et expérience humaine, Paris, Seuil, 1993.
[8] Gallagher S. How the body shapes the mind. Oxford Univ. Press, 2005.
[9] Mauss M. Sociologie et anthropologie. Sixième partie : « Les techniques du corps ». Paris, PUF, 1950. (Cette partie reprend un article paru dans
le Journal de Psychologie, XXII, n°3-4, 15 mars-15 avril 1936.)
[10] Foucault M. Le souci de soi, (Histoire de la sexualité, tome 3). Paris, Gallimard, 1984.
[11] Nancy JL. L’ intrus. Paris, Galilée, 2000.
[12] Durif-Bruckert C. Une fabuleuse machine – Anthropologie des savoirs ordinaires sur les fonctions physiologiques. Paris, Métaillié, 1994 (rééd.
L’ Œil Neuf, 2008).
[13] Laplantine F. Anthropologie de la maladie. Paris, Payot, 1986.
[14] Camus A. Le mythe de Sisyphe. Paris, Gallimard, 1942.
[15] Bachelard G. La poétique de l’ espace. Paris, PUF, 1957.
[16] Durand G. L’ imagination symbolique. Paris, PUF, 1964.
[17] Chevalier J, Gheerbrant A. Dictionnaire des symboles. Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982.
31es Journées de la SFSPM, Lyon, novembre 2009
101
Téléchargement