31es Journées de la SFSPM, Lyon, novembre 2009
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J. Goffette
Toutefois, quelle que soit la métaphore vécue par la femme, les
répercussions aectent l’ ensemble de la composition corporelle et
de la psychogenèse du sein.
“La santé, c’ est la vie dans le silence
des organes”
, disait René Leriche en 1936, ce qui signie aussi que
la maladie, c’ est la vie dans le cri des organes. Une discordance,
une désappropriation de soi, une dysharmonie, un déséquilibre est
présent ou s’ est accru. Dans son beau livre sur les représentations
ordinaires de l’ intérieur du corps, Christine Durif-Bruckert
(12)
fait cette remarque :
“Ça circule beaucoup à l’ intérieur du corps :
des liquides surtout, beaucoup de sang, de l’ eau, mais aussi des
inux, des énergies sanguines ou nerveuses.”
Même si les seins se situent en périphérie de ces circulations
(sauf lors de l’ allaitement), il n’ en demeure pas moins qu’ il sont
en relation avec des sortes de circulations nerveuses (sensibi-
lité/insensibilité) et énergétiques (tonicité/épuisement). En tant
qu’ organes à la fois extérieurs et sous la peau, le sein est dehors/
dedans, une sorte d’ émissaire vers autrui, vers le monde. Aecter
la construction psychogénétique du sein, c’ est aussi aecter ce
rapport dedans/dehors, la relation à soi, la relation à autrui :
“Il
est troublant de constater combien les propos que j’ ai recueillis
font resurgir des contenus très anciens [...]. Il en va ainsi de
l’ invention du corps : une reprise de l’ expérience brute corporelle
par les mots et les fantasmes [...], qui, sous de multiples versions,
scande les harmonies et les dissonances entre l’ être corps et
les uctuations de l’ environnement social et naturel. [...] Ces
images multiples [...] répondent avant tout à la nécessité de se
familiariser avec le code profondément énigmatique ‘des inté-
rieurs’ , an d’ identier ‘les points fragiles’ , les zones à risques,
autant de repères d’ une possible maladie. [...] Mais, tout en
provoquant imaginairement ce qui risque de se modier, ces
constructions mentales cherchent encore à ‘tenir’ l’ équilibre, à
retenir la stabilité interne.” (12)
“Se familiarise avec le code profondément énigmatique ‘des
intérieurs’ ”
: la situation, perturbée, est encore plus confuse et
dynamique que dans la bonne santé. Comment ne pas comprendre
la juxtaposition des représentations et des souhaits ? Vouloir se
défaire de la tumeur, voire du sein, pour qu’ il soient dehors,
laissant indemnes le soi dans son identité corporelle ? Vouloir
garder ce sein qui est soi, le soigner, le chérir, le guérir, souhaiter
lui envoyer par son corps l’ énergie pour lutter contre la tumeur,
ou pour guérir la blessure de l’ ablation ? Penser à cette tumeur
comme à une faute, une trahison du soi corporel, dont on porte
la culpabilité, selon le modèle étiologique endogène de Laplantine
(13)
? Penser cette tumeur comme un
alien
extérieur, un intrus à
extruder, en s’ en sachant innocent (modèle étiologique exogène) ?
Avoir peur que ce petit nœud, ce
nodule
, cette bille de chair, ne
se développe et ne rayonne plus loin, par la circulation du corps ?
Avoir peur qu’ il
contamine
le corps et penser les soins comme une
façon de mettre le sein à distance, en quarantaine, hors du corps ou
presque ? Avoir pitié de ce sein, de cette zone de
faiblesse
, d’ une
blancheur innocente, une nature contaminée, avoir pitié de soi ? Se
sentir souillée, à nettoyer, à purier, ou se sentir indemne, comme
un pilote cartésien du corps qui le manœuvre à distance et qui
n’ est pas lui ? Avoir du dépit pour ce corps qui, de dèle devient
indèle, de support devient déport, de soi devient étranger ?
S’ approprier la tumeur ou ne pas se l’ approprier, se la désappro-
prier ? Se réapproprier le sein ou le garder à distance, désapproprié,
hanté, même guéri ? Autre élément : même la guérison acquise,
surveiller
l’ autre sein, comme si la malédiction pouvait l’ atteindre
à son tour, le contaminer, se réveiller en lui. Et s’ interroger sur
les causes : ne pouvoir s’ empêcher de penser que ce nodule, ce
nœud, est issu d’ un mouvement centripète de focalisation d’ une
agression (stress ? choc ?), d’ une pollution (pillule ? pesticides ?),
d’ une faute (désirs “coupables” ?), comme un point de xation, et
se demander si les traitements ne sont pas condamnés à échouer si
l’ origine du mal, sa source, son alimentation, n’ est pas identiée,
jugulée, supprimée. Le nodule peut être vu comme une petite
chair dure, une petite pierre vivante, placée en soi par un dessein
caché, à révéler, à exorciser. Ou, au contraire, penser le
hasard
,
l’ absurde lot qui vous a désigné, avec d’ autres angoisses et d’ autres
ressources pour y faire face, dans l’ esprit de la philosophie de
l’ absurde d’ Albert Camus
(14)
.
Comme on le voit, la dynamique qu’ enclenche l’ événement
du cancer est multiforme mais répond à des associations d’ idées
ayant leur rationalité partielle. Elle résonne sur la façon de vivre
et d’ agir les soins, voire sur les choix de soins.
Même avec les études psychologiques, sociologiques et anthro-
pologiques déjà faites, tout cela reste extrêmement complexe, et,
dans l’ optique du soin, tout un travail est à continuer pour mieux
appréhender cette dynamique corporelle qui n’ a été ici qu’ esquissée.
Sein, maladie et symboles
Nous voudrions nir cette rapide exploration par des éléments
non plus psychologiques, mais culturels et transculturels, c’ est-à-
dire relevant plus de l’ existence humaine que de l’ individu ou du
groupe. Nous pensons, en particulier, aux éléments symboliques,
qui ne sont pas à négliger. Depuis les travaux de Bachelard
(15)
[1957] et de Durand
(16)
[1964], nous savons que l’ imaginaire
symbolique n’ est pas un chaos mais suit une organisation ayant
ses règles constitutives :
•
la réticularité des symboles, liés les uns aux autres comme
une trame de forces sémantiques ;
• l’ ambivalence de tout symbole puisque, en tant que force, il
peut osciller du bien au mal ;
•
la transculturalité des symboles, assez similaires d’ une culture
à l’ autre tant ils s’ ancrent dans des réalités existentielles humaines
fondamentales ;
•
l’ adhérence entre le symbole et ce qu’ il symbolise (le lion
symbolise la force parce qu’ il est fort) ;
•
l’ inadéquation relative du symbole : le lion symbolise la force,
mais aussi le monde sauvage, et la force peut être symbolisée par
d’ autres symboles, comme l’ épée ou le poing.
Comme on le voit, la symbolique et l’ imaginaire ne sont
pas si irrationnelles qu’ on le croit. Ajoutons qu’ elles s’ enraci-
nent dans l’ expérience existentielle humaine et l’ on concevra la
portée qu’ elles peuvent avoir. Pour le sein comme symbole, voici
ce qu’ observent Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt dans leur
ouvrage de référence
(17)
:
“SEIN. Symbole de protection et de
mesure. [...] Le sein se rapporte au principe féminin c’ est-à-dire
à la mesure, dans le sens de limitation [...]. Le sein est surtout
symbole de maternité, de douceur, de sécurité, de ressource.
Lié à la fécondité du lait, qui est la première nourriture, il est
associé aux images d’ intimité, d’ orande, de don et de refuge.
Coupe renversée, de lui comme du ciel découle la vie. Mais il
est aussi réceptacle, comme tout symbole maternel, et promesse
de régénérescence.”