LE TITREE
Partie :
élément d'un tout; un des éléments successifs d'une oeuvre : les par-
ties d'une dissertation, d'une symphonie, d'une pièce de théâtre…
durée d'un jeu (faire une partie de cartes, d’échecs, de dames…) à
l’issue de laquelle sont désignés perdants et gagnants, et par extension
lutte, combat (la partie est inégale, abandonner la partie, la partie a
été rude, etc.) ; division d'un jeu (syn. manche, set) : première partie,
la revanche, la belle…
Fin de partie
fin d'une partie seulement d'un tout, ce qui signifie implicitement que
le tout n'est pas achevé. En l'occurrence, le tout, dans Fin de partie, n'a
pas de fin (voir exposé sur le temps : la fin du temps)…
phase finale d'un jeu, notamment du jeu d'échecs comme le précise la
traduction anglaise par Beckett lui-même : endgame. Aux échecs, la
fin de partie est la troisième et dernière phase de la partie, après l'ou-
verture et le milieu de partie ; elle est marquée par une réduction sen-
sible du matériel (pions et pièces), et très souvent par l'absence de
dames. De ce fait, les coups possibles sont très limités1.
I. REMISE EN CAUSE DU THEATRE TRADITIONNEL
Le titre peut signifier la fin d'un certain type de théâtre. Beckett , comme
les autres dramaturges de son époque, n'hésite pas à s'en prendre aux
grands auteurs (critique et hommage à la fois). Shakespeare se trouve
ainsi parodié par Hamm. On connaît le célèbre cri de Richard III au mo-
ment de mourir sous les coups de son ennemi, faute de monture : "Mon
royaume pour un cheval !" Il devient ici : "Mon royaume pour un
boueux !" (p. 36) La parodie est d'autant plus comique que Richard III a
fait tuer son frère Clarence en le noyant dans un tonneau de malvoisie
(vin grec) et que Hamm s'adresse à ses parents enfermés dans des pou-
belles.
1 Beckett lui-même était un passionné des échecs. Il aurait déclaré à un comédien qui interprétait
Hamm à Berlin en 1967, dans la première mise en scène personnelle de l’auteur: « Hamm est un roi
dans cette partie d’échecs perdue dès le début. D'entrée il sait qu'il fait des coups tonitruants. Main-
tenant, à la fin, il fait quelques coups absurdes, comme n'en ferait qu'un mauvais joueur d'échecs. un
bon joueur aurait renoncé depuis belle lurette. Hamm essaie uniquement de retarder l'issue inévi-
table. Chacun de ses gestes est l'un des derniers coups inutiles qui retardent la fin. Il joue mal.» Cité
par D. Blair, Samuel Beckett , p.420
Hamm ressemble à ces rois fous ou criminels qui hantent le théâtre de
Shakespeare, le roi Lear par exemple, et Clov, son fils adoptif, qui envisage
de le tuer (mais il ose tout juste le frapper avec le chien en peluche), peut
évoquer - de façon certes caricaturale Hamlet (cf. Hamm…), hésitant à
tuer le meurtrier de son père.
II. UNE PIECE DE THEATRE
Le titre fait référence au moins implicitement au théâtre : partie se dit
de la division d'une œuvre quelconque, en l'occurrence d'une œuvre
théâtrale. Et si le texte est une Fin de partie, cela veut dire qu'on n'a
qu'une partie de la pièce complète, qu'on n'aura donc jamais le texte en-
tier
Dès le début, les didascalies concernant le décor et les gestes des per-
sonnages évoquent une sorte de lever de rideau. Clov tire ainsi les rideaux
des deux fenêtres (p. 12), retire le drap qui recouvrait les deux poubelles
où sont enfermés Nagg et Nell (p. 13), puis s'adresse au public : "Fini, c'est
fini…" comme s'il finissait la préparation du plateau et annonçait la suite :
"ça va finir, ça va peut-être finir." (p. 13). Hamm peut alors ôter le mou-
choir qui masquait son visage en disant : "A moi de jouer" (p. 14)
De même et de façon symétrique, les dernières répliques de la pièce
font penser à la fin d'une représentation. Clov, au moment de partir, dit :
"C'est ce qui s'appelle gagner la sortie" (p. 107) et Hamm, s'il répète les
mots du début : "A moi de jouer", ajoute : " Jouons ça comme ça... ... et
n'en parlons plus... ne parlons plus." (p. 110) et pour finir " Il approche de
son visage [le mouchoir qu'il tenait à bout de bras] " (p. 110). Le rideau est
en train de tomber.
Entre-temps, les deux personnages ont eu l'occasion de rappeler qu'ils
sont également des acteurs (Ham fait penser à ham actor, qui signifie en
anglais "cabotin") et que le couple qu'ils forment ressemble fort au couple
traditionnel maître-valet de la comédie. Mais Clov n'est pas que valet, il
est partenaire indispensable. "A quoi je sers ?" demande-t-il à Hamm: "A
me donner la réplique" (p. 77-78) lui répond celui-ci. Clov s'en souvient
sans doute quand Hamm lui demande s'il se souvient de son père :
"Même réplique. Tu m'as posé ces questions des millions de fois." (p. 53)
Autre allusion au théâtre, quand Hamm s'adresse à Clov : " Un aparté
Con ! C'est la première fois que tu entends un aparté ? J'amorce mon der-
nier soliloque. " (p. 100)
Clov se permet même à un moment donné de braquer sa lunette sur le
public avec ce commentaire ironique : "Je vois une foule en délire. […]
Alors, on ne rit pas ?" (p. 43)
III. LE JEU D'ÉCHECS
Les premiers mots de Hamm, entrecoupés par les bâillements, font
nettement référence au jeu annoncé dans le titre : « A moi [...] De jouer. »
(p. 14) . Les mots sont encore plus explicites à la fin de la pièce : "A moi
[...] De jouer. [...] Vieille fin de partie perdue, finir de perdre. [...] Egalité."
(p. 108) Il fait même clairement référence à la règle du jeu : "Puisque ça
se joue comme ça ... [...] ... jouons ça comme ça ... " (p. 110).
1. Les pièces en présence.
Par leur teint très rouge (p. 11, 14) ou très blanc (p. 21, 27) les person-
nages peuvent rappeler les couleurs opposées des pièces d'échecs (noir et
blanc).
La description de Hamm donnée par les didascalies : "assis dans un fau-
teuil à roulettes[…] en robe de chambre, coiffé d'une calotte en feutre"
(p. 11-12) et l'illustration de la 1re de couverture des éditions de Minuit
font clairement penser à un roi (voir aussi note 1 ci-dessus).
2. Les déplacements
Quand il demande à Clov de le bouger : "Je me sens un peu trop sur la
gauche. (Clov déplace insensiblement le fauteuil. Un temps) Maintenant
je me sens un peu trop sur la droite. (Même jeu) Je me sens un peu trop
en avant. (Même jeu) Maintenant je me sens un peu trop en arrière."
(p. 41), ses déplacements font penser à ceux du roi aux échecs, qui se dé-
place d'une seule case dans les quatre directions.
Clov, dans la scène initiale muette, se déplace entre les fenêtres selon
des lignes géométriques, à la manière du fou (en diagonale) ou de la tour
(en ligne droite) sur l'échiquier : "six pas à droite ", "trois pas à gauche",
"un pas à droite", etc.
Les répliques échangées peuvent parfois évoquer des déplacements ou
des coups. Ainsi, la question de Hamm : "Pourquoi restes-tu avec moi ?",
s'annule par le réponse de Clov : "Pourquoi me gardes-tu ?" (p. 18) et les
changements d'opinion de Clov ou de Hamm peuvent s'apparenter à une
marche avant suivie d'une marche arrière sur l'échiquier :
CLOV. - Alors nous mourrons.
HAMM. - Je te donnerai juste assez pour t'empêcher de mourir.
Tu auras tout le temps faim.
CLOV. - Alors nous ne mourrons pas. (p. 18)
CLOV. Alors je vous quitterai.
HAMM. Tu ne peux pas nous quitter.
CLOV. Alors je ne vous quitterai pas.
HAMM. -- Tu n'as qu'à nous achever. […]
CLOV. Je ne pourrais pas t'achever.
HAMM. Alors tu ne m'achèveras pas. (p. 53)
HAMM. Regarde la terre.
CLOV. Je l'ai regardée.
HAMM. - A la lunette ?
CLOV. Pas besoin de lunette.
HAMM. - Regarde-la à la lunette.
CLOV. - Je vais chercher la lunette. (p. 41-42)
3. Un jeu bloqué
Le temps est figé, le lieu est fermé, les personnages sont à peu près in-
capables de se déplacer : Hamm ne peut pas se tenir debout (p. 23), Nagg
et Nell sont dans des poubelles, Clov a une "démarche raide et vacillante"
(p. 11) qui le handicape.
Hamm essaie en vain de se déplacer à l'aide de la gaffe (p. 60, 108) et
par deux fois il demande à Clov de le déplacer : "Fais-moi faire un petit
tour." (p. 39) ; "Amène-moi sous la fenêtre" (p. 83). Mais dans les deux
cas il revient au point de départ : "Clov ramène le fauteuil à sa place" (p.
40 ; idem p. 86). Déplacement nul.
Clov, c'est vrai, malgré son "handicap", sort à maintes reprises, mais
c'est pour revenir aussitôt (avec un escabeau p. 12, 14, 42 ;avec un biscuit
p. 22, avec la lunette p.42, 43 ; avec l'insecticide p. 48, etc.). Et par quatre
fois, Hamm commente sa sortie par le même mot : " Ça avance !" (p. 21,
27, 55, 89), comme si l'éloignement de Clov laissait tout à coup le champ
libre à Hamm.
En réalité, rien n'avance puisque tout reste à la même place. Et tout se
passe dans le dialogue entre Hamm et Clov comme si Hamm voulait avan-
cer et que Clov l'en empêchait. Aux questions de Hamm, Clov donne des
réponses qui ne permettent pas de continuer.
HAMM. - Quelle heure est-il ?
CLOV. - La même que d'habitude. (p. 41)
HAMM. - Mais c'est toujours comme ça en fin de journée, n'est-ce
pas, Clov ?
CLOV. - Toujours.
HAMM. - C'est une fin de journée comme les autres, n'est-ce pas,
Clov ?
CLOV. - On dirait. (p.26)
HAMM. - Et maintenant ?
CLOV Plus rien.
HAMM. - Pas de mouettes ?
CLOV Mouettes
HAMM. - Et l'horizon ? Rien à l'horizon ?
CLOV Mais que veux-tu qu'il y ait à l'horizon ? (p. 45)
HAMM. - Comment vont tes yeux?
CLOV. Mal.
HAMM. - Mais tu vois.
CLOV. - Suffisamment.
HAMM. - Comment vont tes jambes ?
CLOV. - Mal.
HAMM. - Mais tu marches. (p. 51)
CLOV. - Je vais, je viens.
HAMM. - Ouvre la fenêtre. […] Je veux entendre la mer.
CLOV. - Tu ne l'entendrais pas.
HAMM. - Même si tu ouvrais la fenêtre ?
CLOV. Non.
HAMM. - Alors ce n'est pas la peine de l'ouvrir ?
CLOV. Non.
HAMM Alors ouvre- ! […] Tu l'as ouverte ?
CLOV. Oui.
HAMM. - Tu me jures que tu l'as ouverte ?
CLOV. Oui.
HAMM. - Eh ben... Elle doit être très calme. Je te demande si elle
est très calme
CLOV. Oui. (p. 84-85)
Cette fin de partie n'a pas de fin : les deux pièces non seulement se dépla-
cent difficilement, mais quand le roi essaie de bouger, il en est aussitôt
empêché par son adversaire. La partie est bloquée, condamnée à se jouer
sans fin, une sorte d'échec perpétuel.
Exemple d'échec perpétuel :
La dame blanche ne
parvient pas à mater le roi noir, mais elle peut le
mettre en échec sans arrêt sans que rien puisse
l'en empêcher.
On comprend dès lors que Clov implore : "Cessons de jouer !" (p. 100) et
que chacun espère la fin : "Fini, c'est fini, dit Clov dès le début, ça va finir,
ça va peut-être finir" (p. 13) ; " Assez, il est temps que cela finisse" (p. 15)
dit Hamm. Il interrompt de même son père en train de raconter son his-
toire de pantalon : "Vous n’avez pas fini ? Vous n’allez donc jamais finir ?
Ça ne va donc jamais finir ! (p. 36)
La partie non seulement donc est interminable, mais elle demande à être
rejouée.
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