III – Le pessimisme radical
Peut-être faut-il aussi trouver une forme de nouveauté dans ce que l’on pourrait appeler le
« message » véhiculé par ce théâtre : il semble en effet d’un pessimisme radical.
1. La déchéance physique. Beckett donne de l’humanité – dont nous voyons dans la pièce
ceux qui semblent être ses quatre derniers représentants
– une image très sombre,
démoralisante. Les tendances comiques n’empêchant pas, bien sûr, ce pessimisme. Les
personnages sont physiquement déchus, infirmes, ils souffrent. Ils ont un côté clownesque
(voir par exemple leur « Teint très rouge », lignes 7 et 32, ou les agissements de Clov) qui
ne fait que souligner presque ironiquement leur déchéance. La démarche « vacillante » (l.8)
de Clov est un signe de sa fragilité physique. Mais c’est surtout Hamm qui incarne la
déchéance : le « fauteuil à roulettes » (l.6) indique une probable paraplégie, ses « lunettes
noires » (l.32) une probable cécité. Le plaid sur ses genoux (cf. l.23) est habituel chez les
malades. Mais les signes peut-être les plus parlants, car les plus sordides, de son état de
souffrance et de décrépitude sont le drap qui le recouvre au début, faisant de lui un meuble
inutilisé ou un cadavre, et le mouchoir « taché de sang » (l.22) qui fait penser à la
tuberculose par exemple. Et puis, même si l’on ne connaît pas encore leur existence, il y a
déjà aussi sur scène deux autres personnages dans un état encore plus avancé de déchéance
physique : les vieux Nagg et Nell, culs-de-jatte et significativement enfermés dans des
poubelles qui font d’eux de vulgaires ordures.
2. La déchéance morale. Peut-être pire encore est la misère morale de ces êtres, qui du reste,
comme nous l’avons vu, ne communiquent pas même entre eux : Hamm préfère s’adresser
à son mouchoir (cf. le vocatif « Vieux linge ! », l.34) et, lorsqu’il devra s’adresser à Clov
(son fils adoptif), il le fera en sifflant (cf. l.28 et 29… on pense à un maître et son chien, ou
à un policier). Hamm, du reste, exprime explicitement sa « misère », dans une sorte de
plainte égoïste et hyperbolique (cf. le comparatif de la ligne 37). Le mot misère fait
davantage penser à un état moral qu’à un état physique, même si les deux semblent
étroitement liés. Ses premiers mots (l.33), quant à eux, paraissent montrer qu’il a
conscience qu’il ne fait que jouer un rôle, que l’existence n’est qu’un rôle que l’on joue,
une illusion : cette conscience de l’absurdité de la vie n’est évidemment pas
enthousiasmante. Clov, pour sa part, semble vivre dans le désœuvrement (cf. le verbe
attendre aux lignes 28 et 29), l’enfermement (connoté par les dimensions cubiques de la
cuisine, l.28, et l’ensemble du décor), la soumission (cf. les références à la punition, l.27,
aux sifflets déjà évoqués, les gestes de domestique aux lignes 19 et 21 : « plie
soigneusement ») et les actions inutilement répétitives. Ses premières phrases (lignes 25 à
27) semblent souligner son ennui et son incompréhension face à l’existence et au temps qui
passe.
Beckett nous montre donc une humanité qui souffre et est diminuée physiquement, et qui de plus
semble ne trouver aucun sens ni aucune lumière dans une existence démoralisante. La nouveauté
vient donc aussi de cette vision radicalement sombre de la condition humaine, un pessimisme peut-
être jamais atteint auparavant, dans les comédies, tragédies ou drames pourtant souvent attentifs à
mettre en lumière les défauts et les maux de l’homme.
Conclusion : 1) On peut donc bien parler ici de théâtre nouveau puisque premièrement Beckett
s’exprime à travers un langage qui accorde une importance majeure au concret et au physique,
plutôt qu’à la parole, deuxièmement parce qu’il fait appel à l’absurde, éloignant la pièce du théâtre
conventionnel, voire de l’illusion théâtrale traditionnelle, troisièmement parce que son « message »
pessimiste a quelque chose d’extrême auquel le théâtre n’a pas habitué son public.
En effet, sans que l’on sache très bien quelle est la situation, la pièce semble se situer dans un contexte post-
apocalyptique, c’est-à-dire comme si l’action se déroulait dans un monde anéanti par la fin du monde, à l’exception de
la maison où sont nos personnages.