Fin de partie (3)
Action et personnages
I. Une pièce rebelle à tout résumé ?
- Le théâtre de l’absurde contre les conventions
! Les pièces qui participent du théâtre de l’absurde sont caractérisées
par un refus des conventions arbitraires du théâtre.
! Or, un exemple de choix parmi ces conventions, ce sont les
divisions traditionnelles d’une pièce : en actes, scènes, tours de
paroles… Ces divisions permettent normalement la mise en place
d’un temps lui-même artificiel, le temps du théâtre. Ainsi, bien qu’ils
se succèdent sur scène, le spectateur admet que les actes puissent
être séparés plusieurs heures dans l’histoire.
! Cette artificialité du temps (temps de l’histoire ! temps du spectacle,
de la représentation) est l’un des principes que les dramaturges de
l’absurde battent en brèche : refus de la division en scènes,
structure minimale de la pièce, en un ou deux actes, parfois
ininterrompus.
- Un théâtre qui ne propose pas de « drame »
! Un autre point fondamental que subvertissent les pièces du théâtre
de l’absurde, c’est la définition antique du théâtre comme
développement d’une action (drama, en grec) : de l’exposition de
cette action à son dénouement, en passant par plusieurs
développements que la séparation en actes permet de distinguer.
! Les pièces de Beckett, comme celles d’Ionesco, frappent en
revanche le spectateur parce qu’elles ne montrent rien ; c’est
précisément en cela qu’elles communiquent un sentiment
oppressant d’absurdité. L’action est remplacée par des gestes,
souvent répétitifs, dénués de sens, presque mécaniques : les
personnages sur scène n’accomplissent rien, et se contentent,
désœuvrés, d’exister sur scène. Cette existence se manifeste
d’ailleurs de la façon la plus physique, triviale possible, en tombant
volontiers dans le scatologique, le bestial.
! L’action existe, certes, mais en paroles, virtuellement : comme un
rêve inaccessible, exprimé avec nostalgie et sentiment
d’impuissance. C’est ce qu’illustre synthétiquement le titre de la
première pièce de Beckett, En attendant Godot : qui se consomme
dans l’attente incertaine d’un personnage qu’on ne connaît pas, pas
plus que les personnages eux-mêmes, semble-t-il. Cette paralysie
de l’action se reflète aussi dans le départ de Clov : projet, refrain,
qui reste éternellement en suspens, évoqué, mais jamais réalisé.
! Le théâtre révèle ainsi que le langage, creux, est désarticulé du
réel. Il montre l’homme comme une créature faible, velléitaire,
fondamentalement passive dans le monde, et incapable de changer
par lui-même. L’homme est condamné à subir le changement : une
déchéance physique, organique, exhibée sur scène.
II. Pour une vue d’ensemble : le tragique
humain, associé au jeu
! A première vue, le spectacle proposé par Fin de partie est
choquant, pathologique, angoissant : quatre personnages
enfermés, dans une déchéance physique presque totale,
s’interpellent, se déchirent, s’accusent, et laissent libre expression à
leur détresse intime et leurs peurs obsédantes. Reviennent, de
façon lancinante, les thèmes sombres de la fin du monde, de la
séparation, du départ, de la maladie et de la mort. Les sentiments
qui affleurent sont des sentiments de rancœur mutuelle, de haine,
les rapports familiaux qui unissent les personnages s’évaluent en
termes de domination et d’asservissement.
! L’une des clés de la pièce, c’est qu’elle peut se concevoir, de l’avis
même de l’auteur, comme une « partie d’échecs » métaphorique,
transposée sur scène. D’une réplique à l’autre, chaque personnage
tente de dominer son partenaire de jeu, qui est aussi,
simultanément, son adversaire : en lui portant des « coups »
successifs, parfois détournés et invisibles. La stratégie et le désir
d’obtenir la suprématie à l’issue de la partie règnent de façon
essentielle dans cette pièce, de même que la notion de « jeu ».
Cruauté des relations humaines et illusion ludique, théâtrale,
composent un mélange ambigu, souvent obscur et difficile à
démêler, ce qui provoque le malaise du spectateur.
III. Présentation des personnages
! Comme l’indique la métaphore de la partie d’échecs, les
personnages sur scène ne peuvent se laisser appréhender que
deux à deux, par « tandems » de joueurs. Ainsi, bien qu’ils se
présentent comme une famille, on peut tour à tour les considérer
comme des adversaires ou des partenaires d’une même équipe,
mesurée à l’autre. Hamm, aveugle et paraplégique, est opposé
autant qu’il est lié à Clov, son fils adoptif, qui ne rêve que de le
quitter ou de le tuer. Le second couple est celui de Nell et Nagg, les
parents de Hamm : tous deux sont culs-de-jatte, vivent dans des
poubelles et sont au bord de l’existence.
! Ces duos/duels, révélant toute la violence animale tapie en
profondeur dans les relations des individus, rappelle les deux
couples d’En attendant Godot (Vladimir/Estragon, et les
personnages intermittents de Pozzo et son esclave, Lucky). De
mêmes accès de violence les séparent, en même temps qu’un lien
immanent, invisible, semble les unir irrémédiablement.
! Mais Fin de partie rend les relations des personnages encore plus
complexes et déroutantes, en proposant de représenter la famille
sous le jour désenchanté de l’absurde.
! Car cette famille de malades, qui vivent en repli, en se présentant
comme les survivants d’une prétendue apocalypse, survenue au
dehors, représente tout l’inverse de la vie et de l’avenir. Hamm,
aveugle, se distingue de ses parents par cette infirmité symbolique
qui l’empêche de regarder devant lui, vers l’avenir. Son lien à son
« fils adoptif » n’a rien d’un sentiment de paternité puisqu’il le rudoie
à l’envi (on a pu rapprocher Hamm de hammer, marteau, en anglais,
Clov évoquant assez facilement le mot « clou »). Ce lien menace
incessamment de rompre : Clov, asservi, évoque à tout instant son
désir de partir, condamnant ainsi tout avenir pour cette famille, toute
possibilité de se perpétuer.
MemoPage.com SA © / 2010 / Auteur : Joséphine Malara