Introduction d`une approche cognitive en didactique des

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2016
Spécial Chine n°1
Visions de l’e space :
Regards croisés
Tiré à part
Pensées
vives
© Universités de Wuhan et de Clermont-Auvergne, avril 2016.
Les auteurs sont les seuls responsables des textes qu’ils ont signés. À
l’exception des citations, dûment référencées, aucune reproduction n’est
autorisée sans leur consentement explicite.
Directeurs de publication : Éric LYSØE et WANG Zhan
ISSN 2425-7028
Introduction d’une approche cognitive en
didactique des langues
YING Xiaohua
Université Jianghan,
Université de Wuhan,
Université Michel de Montaigne Bordeaux III (TELEM)
S
i l’on doit résumer en une seule phrase le travail principal
de l’enseignement des langues étrangères, on peut se référer à la phrase prononcée par Henri Portine en 1994 pour
souligner le véritable problème à résoudre dans la didactique des
langues : « conduire les élèves vers une capacité à construire - de
façon communicable - du sens en langue étrangère1 ». D’après cette
description, l’apprentissage de la langue étrangère est un processus
constructiviste car le sens du langage est à élaborer. Cette constructibilité du sens est sans aucun doute due au trait symbolique ou représentatif de la langue et exige des activités mentales. Il en ressort
que l’apprentissage de la langue est un processus à la fois constructiviste et cognitif.
Continuons dans ce sens ; si la méthodologie didactique se
voue à la résolution de ce problème ( « Comment conduire les
1
Henri Portine, « La notion d’énonciation et l’évolution de la didactique », in Danièle
Flament-Boistrancourt, (dir.). Théories, données et pratiques en FLE. Villeneuve d’Ascq,
Presses Universitaires de Lille, 1994, p. 39-60, p.57.
228
élèves vers une capacité à construire du sens en langue étrangère ?
»), il est naturel qu’elle doit prendre en considération le processus
cognitif de l’apprentissage et aboutit par conséquent à une orientation cognitive.
Mais qu’est-ce qu’une approche cognitive en didactique des
langues ? Quelles sont ses spécificités par rapport aux autres méthodologies de l’enseignement des langues ? Comment l’appliquer
dans la pratique ? Telles sont les questions auxquelles le présent article essaiera de répondre.
Bref rappel historique en didactique des langues
L’histoire de l’enseignement des langues remonte à l’antiquité et depuis ce temps les méthodologies en didactique des
langues ont connu de grandes modifications.
Depuis l’antiquité jusqu’à la fin du XIXe siècle, la méthodologie prédominante propre à l’enseignement des langues était la
méthodologie dite traditionnelle, nommée aussi méthode grammaire-traduction à partir du XVIIe siècle. Dans cette approche, le
rôle du maître est central. Le vocabulaire et la grammaire sont
considérés comme les deux seules composantes de
l’enseignement/apprentissage et la meilleure façon pour les apprendre est la traduction. Le système linguistique à apprendre « est
en fait celui qui est dégagé par l’imitation des textes littéraires1 ».
Ses principes didactiques peuvent se résumer ainsi : « prendre
1
Pierre Martinez, La Didactique des langues étrangères (3e édition), Reille, Éditions Universitaires de France, 2002, p. 49.
229
connaissance des lois de construction de la langue étrangère et la
reconstruire par l’application des règles1 ».
Puis à la fin du XIXe siècle, la méthode directe a vu le jour.
Elle donne la priorité à l’oral et repose sur la croyance que l’on
peut apprendre une langue étrangère de la même manière que sa
langue maternelle ; par conséquent, le milieu institutionnel doit reproduire un milieu « naturel » où toute production en langue maternelle doit être exclue. Le recours à cette méthodologie se prolonge peu ou prou jusqu’aux années 1940.
De 1945 à 1974, la centration en didactique des langues
s’est focalisée sur la langue et sont apparues la méthode audio-oral
et la méthodologie Sgav (structuro-globale audio-visuelle). La première
est fondée sur une approche behavioriste des apprentissages (approche stimulus / réponse) ; les énoncés sont courts, plutôt quotidiens et la visée est principalement automatisante2.
La seconde, qui est née dans le milieu de l’enseignement du français langue étrangère, est inspirée de la linguistique structurale.
1
Pierre Bange, en collaboration avec Rita Carol et Peter Griggs, L’Apprentissage d’une
langue étrangère : Cognition et interaction, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 156.
2
Henri Portine, « La linguistique substrat du discours didactique : quand l’histoire nous
parle au présent », in Les Cahiers de l’Acedle, volume 6, numéro 2, Didactique des
langues et linguistique, 2009, p. 13-38, p.26.
230
[C’]est une méthode directe centrée sur des dialogues fabriqués
dans une langue très normée, reposant sur une forte prééminence
de l’oral … et postulant un apprentissage en cours intensifs1.
En 1973 avec la publication des « Systèmes d’apprentissage des
langues vivantes par les adultes », a émergé l’approche communicative qui a « occupé le devant de la scène de 1973 pour l’anglais
et de 1978 pour le français jusqu’en 1988-1990 »2.
La priorité va désormais être donnée à l’acquisition d’une compétence de communication […] savoir une langue dorénavant, c’est
savoir comment communiquer3.
La compétence grammaticale passe au second plan.
Enfin, vers 1990, on a vu se développer une pédagogie fondée sur le task based learning. Et avec la publication du CECR
(« Cadre européen commun de référence pour les langues ») en
2001, une perspective actionnelle est mise à l’ordre du jour en didactique des langues. Ainsi observe-t-on une centration sur les
tâches à accomplir et sur l’action. Mais selon beaucoup d’experts,
tels que J. C. Beacco, la perspective actionnelle n’est qu’un simple
prolongement de l’approche communicative :
1
Ibid., p. 27.
Henri Portine, ouvrage en cours de rédaction.
3
Pierre Martinez, op.cit., p. 73.
2
231
Rien de vraiment novateur par rapport à l’approche communicative des enseignements des langues, dont le CECR recueille directement l’héritage1.
Définition d’une approche cognitive
en didactique des langues
En 1990, la formule « approche cognitive » est utilisée pour
la première fois par Daniel Gaonac’h dans le titre d’un numéro
spécial du Français dans le monde : « Acquisition et utilisation
d’une langue étrangère : L’approche cognitive ». Puis à partir du
milieu des années 1990, Henri Portine commence à la développer
et la notion « didactique à orientation cognitive » apparaît explicitement dans son article publié en 1999 dans la revue Spirale2.
Avant d’interpréter cette approche, il faut d’abord élucider
le terme « processus cognitif ». Selon Daniel Gaonac’h,
ce qu’on désigne par processus cognitif correspond à l’ensemble
des opérations mentales qui aboutissent à la réalisation d’une
tâche déterminée3.
1
Jean-Claude Beacco, « Tâches ou compétences ? » in Le Français dans le monde, n°357,
2008, p. 33-35, p.34.
2
Henri Portine, « Didactique de la grammaire : vers une nouvelle enkuklios paideia » in
Spirale, revue de recherche en Education, 1999, N°23, p. 195-209.
3
Daniel Gaonac’h (coordonné), « Acquisition et utilisation d’une langue étrangère, l’approche cognitive », in Le Français dans le monde, février 1990, p. 4.
232
Dans l’apprentissage des langues, comme dans les autres apprentissages, ces opérations mentales comprennent la perception, la discrimination et la catégorisation ou la conceptualisation. L’accès à
la perception requiert une attention intentionnelle et celui à la discrimination fait souvent appel à l’activation des connaissances anciennes. Quant à la conceptualisation, il s’agit de mettre en archive
les connaissances nouvelles, l’accès à cette opération ne pouvant se
réaliser qu’à condition que les deux activités précédentes soient accomplies. Toutes ces activités mentales ont un but commun : réaliser une tâche déterminée. Ici, la tâche doit être considérée non
seulement comme l’objectif des opérations, mais aussi comme le
moteur et l’élément déclencheur.
Ainsi une didactique des langues à orientation cognitive
doit prendre en considération toutes ces opérations mentales et
cherche à faciliter leur accomplissement dans la conception des activités pédagogiques. De plus, elle doit valoriser la tâche-moteur
afin de guider et de favoriser les opérations mentales de l’apprentissage. Bref, une approche cognitive en didactique des langues envisage l’apprentissage de la langue comme une construction progressive, elle « tient compte au plus près du processus cognitif
d’apprentissage et se centre sur la résolution de problème1 ».
Importance attachée à la communication langagière et
à la compétence communicative
La contribution la plus importante que l’approche communicative apporte dans la didactique des langues est sans aucun
1
Henri Portine, communication personnelle.
233
doute le privilège accordé à la communication interactive ou intersubjective. Comme son nom l’indique, l’approche communicative
a pour but d’apprendre à communiquer en langue étrangère. Cette
centration sur la communication provient de la constatation que
l’apprentissage des connaissances lexicales et grammaticales ne
conduit pas forcément à l’obtention d’une compétence de communication. Des recherches dans les classes de langue montrent que
Les apprenants qui ne sont pas encouragés à aller au-delà de la répétition de phrases mémorisées, à prendre des risques dans la
communication, risquent de ne jamais acquérir les capacités requises lors de l’activation de relations interactionnelles qui
mettent en œuvre la compétence en langue seconde1.
La communication en didactique des langues signifie l’accomplissement d’échanges de sens ou d’idées entre les interlocuteurs à travers la langue. Sa réalisation demande donc obligatoirement des
interactions : interactions orales ou écrites et interactions enseignant-apprenants ou apprenants-apprenants. Dans l’approche communicative, on souligne surtout les interactions orales apprenantsapprenants en faisant appel à des jeux de rôle ou à des exercices de
simulation.
De plus, inspirée de la théorie des actes de langage en linguistique pragmatique, l’approche communicative insiste sur une
communication langagière adéquate à la situation de communica1
Sandra Savignon, « Les recherches en didactique des langues étrangères et l’approche
communicative », in Études de linguistique appliquée, panorama de la didactique des
langues étrangères/secondes aux États-Unis, nouvelle série, 77, janvier-mars 1990, p. 2943, p.34.
234
tion, et sur une communication de négociation dans laquelle le sens
est construit, découvert et échangé en fonction de l’intention des
locuteurs. Ainsi,
savoir communiquer ne se réduit pas à la simple connaissance de
la langue, mais implique d’une manière ou d’une autre la connaissance des règles d’emploi de cette langue1.
Et l’on passe donc
d’une conception de l’apprentissage des langues comme skill
(c’est-à-dire comme intériorisation mécanique de la connaissance
d’un code) à une autre conception de ces apprentissages, comme
connaissance des conventions de leur emploi en contexte(s) ; en
d’autres termes, on passe de la compétence (ability) à utiliser des
connaissances langagières à l’acquisition d’un comportement verbal reconnu comme approprié dans une communauté de communication donnée .2
D’où la mise en valeur d’une nouvelle compétence communicative
composée de quatre compétences différentes (compétence linguistique, compétence sociolinguistique, compétence discursive et
compétence stratégique) dans l’approche communicative.
La perspective actionnelle prônée par le CECR continue à
attacher une grande importance à la communication langagière et
propose trois composantes pour former cette compétence (les com1
Jean-Pierre Cuq et Isabelle Gruca, Cours de didactique du français langue étrangère et
seconde, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2005, p. 266.
2
Jean-Claude Beacco, L’Approche par compétences dans l’enseignement des langues, Paris, Didier, 2007, p. 57.
235
pétences linguistique, sociolinguistique et pragmatique) en mettant
de côté la stratégie comme une capacité indépendante qui ne relève
pas exclusivement de la communication. Mais pour insister sur le
fait que la communication ne se limite pas à des communications
langagières, (comme les tâches définies par le CECR pour les
classes de langue ne sont pas seulement langagières,) le CECR préfère la notion de « compétence à communiquer langagièrement » à
la « compétence communicative » avec le sous-entendu que les
compétences de communication non langagière, telles que les compétences informationnelles ou les compétences de citoyenneté, sont
aussi importantes dans l’apprentissage. C’est pourquoi, hormis la
compétence à communiquer langagièrement, le CECR ajoute les
compétences générales. Bref, dans l’approche communicative, la
compétence communicative est non seulement l’objectif principal
de l’enseignement/ apprentissage, mais aussi le seul objectif, tandis
que dans la perspective actionnelle, à part la compétence à communiquer langagièrement qui est mise en relief, les compétences générales sont aussi soulignées pour mener à bien la tâche.
Une autre modification concerne le rôle de la communication dans l’apprentissage des langues.
Dans l’approche communicative, la communication – principalement interindividuelle – était à la fois le moyen et l’objectif [...],
alors que dans la perspective actionnelle la communication langagière n’est que l’un des moyens au service de l’action collective. 1
1
Christian Puren, « Approche actionnelle : préparer les élèves à l’action social », in Le
Français dans le monde, n°347, 2006, p.40.
236
En se greffant sur l’approche communicative, l’approche cognitive
hérite de cette importance accordée à la communication interactive
de l’approche communicative, mais plus proche de la perspective
actionnelle1, elle s’accorde avec celle-ci en ce qui concerne le rôle
de la communication et les compétences à former dans l’apprentissage. En d’autres termes, l’importance accordée à la communication et à la formation de la compétence à communiquer langagièrement devient le point commun ou l’« héritage » entre les trois
méthodologies.
Prise en compte du processus d’apprentissage
La première divergence entre l’approche cognitive et les
méthodologies précédentes est la prise en compte ou non du processus d’apprentissage dans l’organisation des activités pédagogiques. Le CECR distingue quatre modes d’activités langagières :
la réception, la production, l’interaction et la médiation. Tous demandent une mise en œuvre des activités mentales et une bonne organisation ou articulation de ces activités mentales.
Dans la réception, l’apprenant doit d’abord stimuler son attention pour capter les informations, puis les traiter, les conceptualiser et les stocker en archives, tandis que dans la production, l’apprenant doit savoir se situer par rapport à la situation, puis activer
ses connaissances acquises, construire des énoncés et enfin recourir au langage pour s’exprimer et représenter le réel ou l’idée2. Et
1
Nous adoptons ici l’avis de H. Portine sur l’engendrement de l’approche cognitive : « le
croisement de la perspective actionnelle et du task-based learning débouche sur une perspective cognitive ou approche cognitive en didactique des langues ». (Henri Portine, communication personnelle.)
2
Ici on a emprunté l’idée de la théorie énonciative de Culioli et on se réfère aux trois
composantes de l’activité énonciative interprétées par H. Portine dans son article « La no-
237
dans l’interaction et la médiation, toutes les activités mentales engagées dans la réception et la production s’articulent et alternent
par l’ajout d’un processus de réglage, en fonction de l’état de la réception et de la réaction de l’interlocuteur. L’apprentissage de la
langue est ainsi un processus cognitif et constructiviste. Néanmoins la réalisation de chacune de ces activités n’est pas facile, un
blocage à n’importe quel maillon pourrait conduire à un échec
d’apprentissage.
Une didactique convenable doit par conséquent non seulement prendre en considération les conditions externes de l’apprentissage (l’interaction de la communication, les tâches données pour
orienter les activités d’apprentissage), mais aussi réfléchir à faciliter l’accès ou l’accomplissement de ces processus internes de l’apprentissage. C’est pourquoi Griggs dit que
l’approche actionnelle doit s’appuyer aussi sur une théorie cognitive permettant de cerner les mécanismes psycholinguistiques de
la compréhension, de la production et de l’apprentissage de ces
processus1.
Il faut donc chercher
à tenir compte à la fois des conditions externes et des processus
tion d’énonciation et l’évolution de la didactique des langues », op.cit.
1
Peter Griggs, « À propos de l’articulation entre agir de l’usage et l’agir de l’apprentissage dans une approche actionnelle : une perspective sociocognitive », in L’Approche actionnelle dans l’enseignement des langues, onze articles pour mieux comprendre et faire
le point, coordonné par Marie-Laure Lions-Olivieri et Philippe Liria, Paris, Maison des
langues, 2003, p.79-100, p. 84.
238
internes de l’apprentissage, à les considérer comme complémentaires et à rendre compte de la manière dont ils interagissent.1
Nous proposons cinq composantes pour ce processus d’apprentissage des langues : perception – discrimination – conceptualisation
ou catégorisation – stockage ou mémorisation – automatisation,
qui s’appliquent à la fois pour l’apprentissage des connaissances
déclaratives et procédurales et qui doivent être prises en compte
par une didactique cognitive.
Dans la perception, l’enseignant collecte des exemples qui
impliquent des connaissances cibles pas encore maîtrisées par l’apprenant, puis les dispose dans un corpus afin de susciter son attention. Dans la discrimination, l’enseignant guide l’apprenant pour
l’amener à découvrir les spécificités, les règles, les situations et les
procédures d’emploi de ces savoirs et dans la conceptualisation,
avec l’aide de l’enseignant, l’apprenant résume explicitement
toutes ses découvertes et les ajoute dans ses connaissances acquises. Étroitement lié à la conceptualisation et l’automatisation, le
stockage ou la mémorisation cherche à enregistrer toutes les
connaissances conceptualisées dans la mémoire à long terme de
l’apprenant. Le tressage des réseaux sémantiques ou la découverte
de la motivation linguistique pourraient favoriser ce stockage. Enfin, l’automatisation sert à diminuer la charge cognitive servant à
activer les connaissances récemment acquises afin d’avoir une aisance ou une fluidité dans leur utilisation ultérieure et de disposer
de plus d’énergie cognitive pour traiter d’autres nouvelles données.
1
Ibid., p. 85.
239
Rôle de l’intrapsychique dans l’apprentissage
On sait que Vygotski et Piaget se mettent d’accord sur l’importance de l’interaction ou de la collaboration entre les apprenants
ou entre les apprenants et le tuteur. Mais sur le « langage égocentrique » et le passage de l’intrapsychique à l’interpsychique ou de
l’interpsychique à l’intrapsychique, les deux s’opposent l’un à
l’autre.
Selon Vygotski, le « langage égocentrique » n’est pas génétique, il est issu de l’interaction avec les autres et marque
le passage des fonctions interpsychiques aux fonctions intrapsychiques, c’est-à-dire des formes d’activité sociale, collective de
l’enfant à des fonctions individuelles1.
La fonction du langage égocentrique ressemble à celle du langage
intérieur. Il aide « l’enfant à s’orienter mentalement, à prendre
conscience, à surmonter les difficultés et les obstacles, à réfléchir
et à penser2 ». L’apprentissage doit donc passer d’une socialisation
(résolution de problèmes en collaboration avec autrui) à une individualisation (résolution de problèmes de façon autonome). En
d’autres termes, les processus interpsychiques où l’enfant acquiert
des connaissances à travers des interactions sociales sont indispensables dans l’apprentissage, mais les processus d’intrapsychique
durant lesquels l’enfant intériorise et construit ses réseaux de
1
Lev Semyonovich Vygotsky, Pensée et langage, traduction de Françoise Sève, la Dispute/SNEDIT, Paris, 1997, page 445.
2
Ibid, p. 447.
240
connaissances sont aussi importants et constituent la deuxième
phase de l’apprentissage. Ainsi Portine souligne-t-il les deux types
de caractéristiques du concept d’activité (concept central) du paradigme théorique brunero-vygotskien : « caractéristiques socialesinteractives et caractéristiques individuelles cognitives »3
En adoptant ce point de vue, nous croyons qu’il existe aussi
un passage similaire dans l’apprentissage de la langue étrangère :
le passage du langage collectif au langage égocentrique ou intérieur, de la collaboration à une action individuelle. Le langage égocentrique dans l’apprentissage de la langue étrangère désigne une
activité langagière individuelle en langue cible chez l’apprenant
tandis que les opérations intrapsychiques désignent les activités
mentales qui visent à conceptualiser et à archiver les connaissances
traitées dans les processus interpsychiques. Il est à noter que ce
passage de l’interpsychique à l’intrapsychique ne se fait pas toujours automatiquement. Pour certains apprenants « experts », il se
peut qu’ils le fassent intuitivement, mais pour les autres qui présentent des difficultés d’apprentissage, si l’enseignant ne les aide
pas, ils n’arrivent pas à intérioriser les nouveaux savoirs et à
construire leurs réseaux de connaissances.
Malgré des progrès par rapport aux anciennes méthodologies de l’enseignement, l’approche communicative et la perspective actionnelle ne peuvent pas être considérées comme des approches cognitives car elles ne soulignent que les caractéristiques
sociales-interactives des activités d’apprentissage. Les interactions
intersubjectives préconisées par l’approche communicative et les
tâches sociales données par la perspective actionnelle pour orienter
3
Henri Portine, « Activités langagières, énonciation et cognition, La centration sur les apprentissages » , in Les cahiers de l’Acedle, volume 5, numéro 1, Recherches en didactique
des langues – L’Alsace au cœur du plurilinguisme, 2008, p. 244.
241
les activités d’apprentissage ne fonctionnent que dans l’interpsychique de l’apprentissage. En ce qui concerne les processus cognitifs intrapsychiques, elles les négligent totalement.
Une approche cognitive remédie à ce défaut, prend en
considération le processus d’apprentissage et essaie de favoriser
l’intériorisation et l’archivage des connaissances afin que l’apprenant puisse les activer à sa guise dans le futur. Pour y arriver, il faut
prolonger les contacts avec les nouvelles connaissances dans les
activités collectives interactives et encourager les réflexions internes de l’apprenant. De cette manière, le processus cognitif de
l’apprentissage et les activités intrapsychiques arrivent à se combiner.
Importance des opérations de bas niveau
Les êtres humains ont deux façons de percevoir ou de traiter les informations, la perception de haut niveau et celle de bas niveau. Avec la première façon, nous abordons l’objet représenté
dans son ensemble et avons par conséquent une idée globale et
principale sur cet objet, tandis que la seconde nous permet d’entrer
dans les détails et vérifie notre conception globale.
Dans l’apprentissage des langues, il existe aussi ces deux
façons de traiter les informations. Par exemple, comprendre un
texte ou un énoncé malgré des mots inconnus, concevoir une idée
en fonction de la situation et du besoin intentionnel personnel renvoient aux opérations de haut niveau, en revanche, analyser une
phrase en s’appuyant sur les mots et les syntagmes la composant
correspond aux opérations de bas niveau. Bref, les opérations de
242
haut niveau dépendent de l’activation des concepts et des connaissances générales pour interpréter le message dans son ensemble.
Elles facilitent la compréhension du message. Les opérations de
bas niveau, elles, portent sur les éléments constitutifs du message
et ont recours à des connaissances lexicales et grammaticales du
sujet. Elles vérifient et complètent la compréhension globale ou
permettent la mise en place des idées.
En déplaçant le centre de gravité de l’enseignement du mot
et de la phrase à l’énoncé et au texte, l’approche communicative attache une grande importance aux opérations de haut niveau, en
laissant les activités fondées sur le bas niveau, autrement dit, le travail grammatical (analyses phonologique et morphologique des
mots, articulation des sons et des mots pour former des phrases),
au second plan. Quant à la perspective actionnelle, en soulignant la
formation de la compétence grammaticale chez l’apprenant, elle
corrige en quelque sorte cette erreur. Mais craignant qu’on lui reproche d’avoir effectué un retour en arrière vers la tradition de
l’enseignement de la grammaire, le CECR ne peut que montrer sa
tolérance envers les différentes façons de traiter la grammaire :
[...] toute langue a une grammaire extrêmement complexe qui ne
saurait, à ce jour, faire l’objet d’un traitement exhaustif et définitif.
Un certain nombre de théories et de modèles concurrents pour
l’organisation des mots en phrases existent. Il n’appartient pas au
Cadre de référence de porter un jugement ni de promouvoir
l’usage de l’un en particulier. Il lui revient, en revanche, d’encou-
243
rager les utilisateurs à déclarer leur choix et ses conséquences sur
leur pratique.1
Nous avons déjà vu que la grande différence entre l’approche cognitive et la perspective actionnelle existe dans le fait que la première prend en compte le processus cognitif de l’apprentissage.
Les opérations de haut niveau et de bas niveau qui font partie des
activités mentales de l’apprenant méritent par conséquent d’être
examinées.
Dans les activités langagières, les opérations de haut niveau
et de bas niveau ne sont pas exclusives les unes des autres, au
contraire, elles alternent et se complètent. Dans la réception langagière, les opérations de bas niveau complètent et vérifient la compréhension globale issue des opérations de haut niveau et dans la
production, elles visent à produire des phrases grammaticalement
correctes afin de transmettre les idées conçues par les opérations de
haut niveau.
Il en ressort que dans une approche cognitive, les opérations de haut niveau et celles de bas niveau sont toutes importantes.
L’introduction des opérations de haut niveau et de bas niveau dans
l’enseignement/apprentissage des langues justifie non seulement le
statut de base des compétences lexicale et grammaticale dans la
compétence à communiquer langagièrement (avis adopté par le
CECR), mais aussi l’importance du retour à l’enseignement grammatical. Ce point de vue coïncide avec la constatation de S.D. Kra-
1
Conseil de l’Europe, Un Cadre européen commun de référence pour les langues : apprendre, enseigner, évaluer, Strasbourg, 2001, p. 89.
244
shen et T.D Terrell sur le « cognitivisme dans l’enseignement des
langues »1.
Rôle de l’apprenant
Le rôle de l’apprenant dans l’enseignement/apprentissage
change en fonction des méthodologies de l’enseignement. Dans la
méthodologie de la grammaire-traduction, l’enseignant se met au
centre des activités pédagogiques. Il distribue et explique ses
connaissances sur la langue cible et l’apprenant n’a qu’à les noter
et les mémoriser. Le transfert des connaissances suit un sens
unique : de l’enseignant à l’apprenant. Dans cette méthodologie,
l’apprenant est considéré comme un récepteur passif de connaissances. Il note sans réfléchir ce que le professeur lui dit, se lance
dans des exercices de traduction et devient par conséquent passif et
peu motivé.
À l’arrivée de l’approche communicative, le rôle de l’apprenant change radicalement. Une centration sur l’apprenant est
désormais acceptée par les didacticiens. Mais cette modification du
sujet de l’enseignement/apprentissage n’a pas été mise en application jusqu’au bout :
Il est certain, en effet, que l’apprenant a été placé au centre du processus pédagogique, mais il l’a été en tant que sujet de la communication, non pas en tant que sujet du processus d’apprentissage.2
1
En 1994, H. Portine a parlé de cette qualification faite par Krashen et Terell dans son article « La notion d’énonciation et l’évolution de la didactique », Op.cit., p. 40.
2
Pierre Bange, en collaboration avec Rita Carol et Peter Griggs, Op.cit., p.167.
245
Dans l’approche communicative, les processus d’apprentissage et
de communication sont déconnectés :
lorsque les professeurs se rendaient à l’évidence que leurs apprenants nécessitaient tout de même un minimum de bagage théorique, ils retombaient finalement dans des cours de grammaires
hors contexte, ressemblant fortement aux anciennes méthodes
qu’ils redoutaient tant.1
C’est pourquoi l’on déplore aujourd’hui que l’approche communicative ait seulement modifié la nature de l’objet d’apprentissage et
qu’elle n’ait point changé l’apprentissage lui-même.
Mais dans une approche cognitive, l’enseignant essaie de
susciter l’attention, l’intérêt de l’apprentissage par des tâches appropriées de sorte qu’il développe une activité créatrice intense2.
Il privilégie la réflexion de l’apprenant, sollicite sa créativité et
l’aide dans la discrimination et la conceptualisation des connaissances. En ce sens, la pédagogie cognitive peut aussi être nommée
« pédagogie de la découverte » dans laquelle, guidé par la tâche,
l’apprenant participe à toutes les activités didactiques, cherche à
1
Nadine Bailly, Michel Cohen, « L’Approche communicative », « Théorie », <http://flenet.rediris.es/tourdetoile/NBailly_MCohen.html >, en ligne, consulté le 20 décembre
2015.
2
Pierre Bange, en collaboration avec Rita Carol et Peter Griggs, Op.cit., p.163.
246
comprendre les points de langue et à en dégager les règles. Il se
transforme réellement en sujet d’apprentissage.
Exemple d’une approche cognitive
dans la pédagogie de l’erreur
En 2013, nous avons collecté au total 1020 erreurs, parmi
lesquelles l’erreur lexicale de concept occupe la troisième place
avec son apparition 117 fois dans notre corpus1. Sa fréquence très
élevée dans l’écrit des apprenants chinois attire notre attention et
acquisition du sens
acquisition du sens
équivalence étanousdestimule
d’une
pédagogie debliel’erreur
à orienparticiperdans
en la recherche
de adhérer
en redans l’interà la
courant à la langue
langue de l’appretationrecourant
cognitive.
langue maternelle :
participer = cān
Voici une erreur
jiā (参加)
maternelle :
adhérer = cān jiā
lexicale
de concept
(参加)
pus sur laquelle nous lançons le défi :
nant :
participer
adhé- cortrouvée
dans=notre
rer
Ex : Quand j’étais en première année, j’*ai participé (ai adhéré) à
l’Association des étudiants.
Ayant adopté les principes de l’approche cognitive ci-dessus, notre
pédagogie de l’erreur ne se contente pas de la correction de l’erreur, mais vise à trouver une remédiation. Elle travaille sur le processus d’apprentissage et non sur l’erreur elle-même. Elle invite
l’apprenant à situer l’erreur au sein de son interlangue, à identifier
le processus cognitif qui conduit à l’erreur, à définir le système qui
Voir Xiaohua Ying, Approche cognitive en didactique des langues : Analyse et interprétation d’erreurs prototypiques en français langue étrangère par des apprenants chinois et
remédiation, thèse de doctorat, Université de Wuhan et Université Bordeaux 3, 2013.
1
247
est sous-jacent à ce processus et à procurer enfin une remédiation
afin de reconstruire son système linguistique. Toutes ces démarches se réalisent avec la participation de l’apprenant aux tâches
pédagogiques. Voici les démarches concrètes impliquées par cette
pédagogie :
1) Localisation de l’erreur
Les apprenants examinent la phrase et à l’aide des discussions entre eux, ils évaluent l’acceptabilité de la phrase, déterminent et localisent l’erreur.
Quand j’étais en première année, j’*ai participé à l’Association
des étudiants.
2) Correction de l’erreur
Les apprenants discutent entre eux afin de trouver une correction ou une reformulation. Lorsqu’une correction adéquate est
hors de leur portée, une consultation des dictionnaires, des manuels
de grammaire est souvent permise.
En ce qui concerne cette erreur, il se peut que les apprenants trouvent le verbe visé. Sinon, une reformulation de la phrase
en contournant le verbe inconnu est aussi encouragée, car elle témoigne d’une participation active de l’apprenant à la tâche.
3) Identification du processus qui conduit à l’erreur
L’enseignant intervient en demandant si les apprenants
connaissent l’origine de l’erreur. Il encourage les apprenants à imaginer le processus de l’apparition de l’erreur. En se mettant à la
248
place de l’auteur de celle-ci pour faire des hypothèses, les apprenants réfléchissent aussi à leur propre habitude d’apprentissage et à
leurs propres processus et stratégies d’apprentissage. À l’issue de
cette réflexion, ils peuvent même se connaître mieux.
Quant à l’enseignant, il guide la recherche et utilise des
schémas pour illustrer le processus de la découverte des
apprenants. Le processus qui conduit à l’erreur en question peut
être illustré par les schémas ci-dessous :
Étape 1
Étape 2
Étape 3
C’est par l’intermédiaire de la langue maternelle que les deux mots
participer et adhérer deviennent des synonymes dans l’interlangue
de l’auteur de l’erreur, d’où celle-ci. Ici, l’enseignant souligne le
recours à la langue maternelle auquel beaucoup d’apprenants chinois font appel dans leur apprentissage lexical du français.
4) Reconstruction du système linguistique de l’apprenant
À ce stade, l’enseignant demande aux apprenants de discuter et de trouver les ressemblances et les différences entre les deux
verbes. L’enseignant note ces ressemblances et différences et uti-
249
lise des tableaux pour les illustrer afin de faciliter leur conceptualisation dans l’interlangue des apprenants.
ressemblances
participer
adhérer
v. tr. ind. : le complément indi-
v. tr. ind. : le complément
rect est introduit par la préposi-
indirect est introduit par
tion « à »
la préposition « à »
signifidifférences
cation
compl.
ind.
s’inscrire à,
prendre part à
en devenir membre
une action,
un parti,
un sentiment, etc.
une organisation
5) Recherche de la remédiation
La recherche de la remédiation constitue une phase importante dans une pédagogie de l’erreur à orientation cognitive. Elle
enseigne aux apprenants comment résoudre le même problème
dans le futur et fait ainsi partie du savoir-apprendre.
Toujours avec des questions, l’enseignant oriente cette recherche. Voici quelques questions que l’enseignant pourrait poser
et un exemple des réponses des apprenants : « Le recours à la
langue maternelle est-il une bonne stratégie dans l’apprentissage
lexical du français ? Pourquoi ? Connaissez-vous des stratégies
pour distinguer les mots de sens proche ? »
250
Résumé : Un recours à la langue maternelle est souvent très risqué
dans l’apprentissage lexical du français, car il n’existe pas une correspondance biunivoque entre les lexiques chinois et français. Un
mot chinois peut correspondre à plusieurs mots français. Une
consultation des dictionnaires français-français qui font appel à la
fonction métalinguistique des langues servirait à distinguer des
mots. Et quelquefois nous pouvons faire appel à des schémas pour
distinguer les nuances sémantiques des mots. Prenons l’exemple de
participer et adhérer :
adhérer : ⊕
pour former un bloc uni
⊙
⊕⊙
○⊿
○⊿
⊙
participer : ⊕ + ○
⊿
○
⊕
⊙
⊿
pour faire
quelque chose
avec les autres
Le résumé effectué ici ne sert qu’à fournir un exemple. À
l’issue de cette étude, l’on conçoit que les apprenants se doteraient
d’une meilleure conscience de la langue et de stratégies efficaces
dans leur apprentissage du français si, pour leurs choix lexicaux, ils
évitaient de recourir à la traduction de leur langue maternelle vers
le français.
251
En guise de conclusion
Une approche cognitive en didactique des langues n’est pas
une approche éclectique qui mélangerait simplement les approches
précédentes, mais une approche qui hérite de leurs points forts.
Elle souligne l’importance de la communication langagière et l’interaction apprenants-apprenants ou apprenant-enseignant dans
l’apprentissage de la langue.
Mais à la différence des approches précédentes, en considérant l’apprentissage de la langue comme un processus constructiviste et cognitif, elle essaie de le prendre en compte au plus près.
De plus, elle ne néglige ni l’intrapsychique de l’apprenant ni les
opérations de bas niveau. Tout cela lui fait effectuer un pas gigantesque vers la cognition et dépasser largement l’approche communicative et la perspective actionnelle.
2016
Spécial Chine n°1
Pensées
vives
Visions de l’e space :
Regards croisés
un numéro coordonné par
Marion Clavilier
Au sommaire de ce numéro des articles de
Xavier BADAN, CHU Ge, Marion CLAVILIER,
FAN Jing, Seyedeh Fatemeh HOSSEINI-MIGHAN,
HU Hua, JIN Fenghua, LI Qunxing, MENG Xiaoqi,
Enguerrand SERRURIER, WANG Xizi, YAN Xiaolu,
YANG Cheng, YING Xiaohua, ZHANG Li, ZHANG
Lu, ZHAO Ming, ZHOU Yana
Directeurs de publication
Éric LYSØE et WANG Zhan
édition numérique :
édition papier :
ISSN 2425-7028
ISSN en cours
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