DIVERSITÉ DES SOPHISTES, UNITÉ DE LA SOPHISTIQUE Les

DIVERSITÉ DES SOPHISTES,
UNITÉ DE LA SOPHISTIQUE
Didier BIGOU
Les études sophistiques modernes et contemporaines
hésitent entre des lectures de la présentation que fait Platon
des sophistes à travers ses dialogues1, des monographies
portant sur tel ou tel d'entre eux à partir des fragments qui
nous restent ou des différentes traditions qui nous les ont
légués 2, enfin, des approches qui les considèrent comme
1 Cf. G. W. Fr. Hegel, Sämtliche Werke, herausgegeben von Hermann
Glockner, 18. Bd. : Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, 2.
Bd., Stuttgart, 1928 [=Leçons sur l'histoire de la philosophie, trad. fr.
P.
Garniron, vol. 1, t. II, Paris, Vrin, 1971, pp. 239-272] ; G. Grote, A
history of Greece from the Earliest Period to the Close of the Generation
Contemporary with Alexander the Great, 8 vol., London, Dent, s. a.
[1846-1856],
vol. VIII [=Histoire de la Grèce depuis les temps les plus
reculés jusqu'à la fin de la génération contemporaine d'Alexandre le
Grand,
trad. fr. A.-L. de Sadous, t. XII, Paris, 1866] ; E. Zeller, Die Philosophie
der Griechen in ihrer geschichtliche Entwicklung, Tubingen, 1844-1852,
Leipzig, 1853 ; W. Nestle, Vom Mythos zum Logos, Stuttgart, 19401,
1942 , H. Gomperz, Sophistik und Rhetorik. Das Bildungsideal des εΰ
λέγειν in seinem Verhältnis zur Philosophie des V. Jahrhunderts,
Leipzig/Berlin, 1912. A partir de 1934-1937, les travaux philologiques de
Hermann Diels et Walther Kranz (H. Diels, Die Fragmente der
Vorsokratiker, 2 vol., Berlin, 1903 ; H. Diels et W. Kranz, Die
Fragmente der Vorsokratiker, 3 vol., Berlin, 1934-1937, 1951-19526)
donnent aux recherches sur les présocratiques une assise historique qui
permet aux études sophistiques en particulier de reconsidérer l'héritage
doxographique et platonicien notamment. Ainsi renouvelée, la lecture de
la présentation que fait Platon des sophistes demeure intéressante et
toujours actuelle, ainsi que l'attestent nombre de communications faites
ces dernières années dans des congrès, à Bad Homburg (29 août - 1er
septembre 1979), Athènes (27-29 septembre 1982), Lentini (12 - 15
décembre 1983) ou encore à Cerisy-la-Salle (7- 17 septembre 1984).
2. Cf. Fr. Nietzsche, « Der Florentinische Tractat über Homer und
Hesiod, ihr Geschlecht und ihren Wettkampf », Rheinishe Museum, 25,
1870,
pp. 528-540; 28, 1873, pp. 211-249 (sur Alcidamas) ; repris
dans Fr. Nietzsche, « Certamen quod dicitur Homeri et Hesiodi (...) », éd.
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Didier Bigou
formant à eux tous un seul et même mouvement de
pensée 3. Leur objet est ainsi, tantôt la sophistique comme
construction platonicienne totalisante, tantôt la diversité de
penseurs irréductibles les uns aux autres, tantôt encore, le
mouvement sophistique comme mouvement intellectuel
unitaire.
Confronté à des approches aussi différentes, et en
apparence contradictoires, on peut être tenté, ainsi que le
remarque Barbara Cassin, de
se rabattre sur la solution brève et qui reste d'ailleurs à
instruire, selon laquelle il n'y a pas de "sophistique" mais
seulement des “sophistes 4.
Plutôt qu'il n'est symptomatique d'un débat qu'il
faudrait trancher, entre diversité des sophistes et unité de la
sophistique, l'éventail des travaux érudits témoigne qu'il y
a autant d'objets sophistiques que de perspectives
méthodologiques adoptées pour aborder tout un pan de la
littérature grecque du Ve siècle avant Jésus-Christ. La
question de savoir pourquoi on a tué les sophistes renvoie
donc à la manière dont on les a appréhendés. La question
du pourquoi serait ainsi une question du comment.
Conformément au pluriel de la question-thème de cette
journée, envisageons, dans un premier temps, comment les
sophistes ont été appréhendés dans leur diversité. Dans une
perspective positiviste, George Grote semble avoir soutenu
le premier, au XIXe siècle, que les sophistes ne
Fr. Nietzsche, Acta Soci. Philolog. Lipsiensis, I. 1, Lipsiae, 1871 ;
E. Dupréel, Les sophistes. Protagoras, Gorgias, Prodicus, Hippias,
Neuchâtel, éditions du Griffon, 1948 ; M. Untersteiner, I sofisti, Turin,
19491,
Milan, 19672 [=Les sophistes, trad. fr. A. Tordesillas, Paris, Vrin,
1993] ; G. Romeyer Dherbey, Les sophistes, Paris, PUR, 1985.
3. Cf. W. K. Ch. Guthrie, A History of Greek Philosophy, III,
Cambridge, Cambridge University Press, 1969 [=Les sophistes, trad. fr.
J.-P.
Cottereau, Paris, Payot, 1976] ; G. Br. Kerferd, The sophistic
movement, Cambridge, Cambridge University Press, 1981 [trad. fr.
D.
Bigou et A. Tordesillas, Paris, Vrin, 1998, à paraître].
4. B. Cassin,
Positions
de la
sophistique,
Actes du colloque de Cerisy-
la-Salle, 7-17 septembre 1984, Paris, Vrin, 1986, p. 9.
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Diversité des sophistes, unité de la sophistique
constituaient pas entre eux une école, ou une secte, ni la
sophistique un tout doctrinal unitaire.
Ç'a été la mode, écrit-il, chez les récents historiens
allemands de la philosophie d'emprunter de Platon et
d'invoquer un fantôme appelé “Die Sophistik (la sophistique)
qui, assurent-ils, a empoisonné et démoralisé, par un
enseignement
corrompu,
le
caractère
moral
athénien
5.
Pour dénoncer la tentative platonicienne de réduire la
spécificité des sophistes, George Grote renonce à
rechercher, après d'autres, les justifications de l'exclusion
des sophistes hors du champ de la philosophie.
Réformateur et utilitariste, il entend se déprendre de
l'influence de la tradition et rechercher comment Platon
procéda à la reconstruction des sophistes. Pour conclure
qu'il est « impossible d'affirmer quelque chose
relativement à des doctrines, à des méthodes ou à des
tendances communes et particulières à tous les
sophistes »6, il s'emploie à montrer que Platon, au IVe
siècle, a détourné de son sens initial le terme sophistès, le
professeur de toute discipline, pour lui attacher tous les
attributs déshonorants que l'on sait7. Commentant cette
nouvelle réhabilitation des sophistes, dont l'originalité est
d'accorder à chacun d'eux d'être un penseur singulier,
George Briscoe Kerferd en repère l'émergence dans la
formation et le parcours philosophique et politique de
George Grote. C'est parce qu'il était, dit-il en substance,
précisément réformateur et utilitariste, radical et libre
penseur, qu'il ne pouvait que contester l'autorité de la
tradition, dégager pour ce faire les arguments nécessaires et
notamment celui-ci que ce n'est pas parce qu'une doctrine
attribuée à tel ou tel sophiste est critiquable que tel ou tel
sophiste est en lui-même condamnable, de même que ce
n'est pas parce que tel ou tel sophiste serait condamnable
5. G. Grote, op. cit., pp. 167 et 195.
6. Id.,
ibid.,
p. 196.
7. Cf., par exemple, H. Sidgwick, « The Sophists », Journal of
Philology, 4, 1872, p. 289.
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Didier Bigou
que l'on serait fondé à rejeter tous les sophistes, sous un
« mot abstrait - Die Sophistik - [qui] n'a aucun sens
réel » 8. Que l'argumentation de George Briscoe Kerferd
sur ce point emporte ou non l'adhésion, elle présente au
moins l'intérêt de suggérer que la détermination de l'objet
sophistique est à rattacher à une hypothèse supérieure. Si
George Grote conclut à la diversité des sophistes, c'est
d'une part en recherchant comment Platon a opéré un
glissement de sens du terme sophistes, faisant des maîtres
appointés de la jeunesse grecque au Ve siècle cette société
de charlatans désignée, à compter du IVe siècle, sous le
nom de sophistique
;
s'il parvient à cette conclusion c'est,
d'autre part, mais peut-être avant toute considération
philologique, parce qu'il cherche en eux les artisans du
progrès intellectuel et de la démocratie. En ce sens, la
méthode prime l'objet, celui-ci dépendant de la définition
préalable que l'on se donne de celle-là. Sans permettre de
dire tout ce que George Grote a découvert (par exemple,
que Gorgias soutient des thèses métaphysiques, Protagoras
des thèses relatives à la connaissance et des thèses morales,
tout comme Prodicos), le parti pris méthodologique qui est
le sien permet au moins de présumer du renversement de la
tradition attachée aux sophistes qu'il va opérer : les
sophistes ont bien moins avancé de doctrines immorales
que Platon de thèses subversives, dans la République
notamment où
il s'écartait de la société, dit-il, tant démocratique
qu
'oligarchique,
sur
quelques
uns des points fondamentaux de la
morale publique et privée 9.
Ce faisant, George Grote est le premier à mettre l'accent
sur la tentative platonicienne de réduire la singularité de
chacun des sophistes. Mais il n'est pas pour autant celui
qui a inauguré la tradition d'historiens de la philosophie qui
traitent après lui des sophistes au sein de monographies. Si
Eugène Dupréel ou Mario Untersteiner retrouvent la
8. G. Grote, op. cit., p. 196. Cf. G. Br. Kerferd, op. cit., p. 8.
9. G. Grote, op. cit., p. 177.
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Noesis2
Diversité des sophistes, unité de la sophistique
diversité de penseurs qui soutiennent des thèses
différentes, mais sérieuses et à examiner avec non moins de
sérieux, c'est sur la base d'une méthode qui n'est en rien
redevable à la tradition réformatrice et radicale du XIXe
siècle anglais. La continuité entre ces commentateurs n'est
que d'apparence, effet de conclusions qui convergent
souvent, mais qui ne peut faire oublier leurs divergences
ni,
surtout, que leurs réquisits méthodologiques,
fondamentalement, les distinguent. De fait, l'objet
sophistique est autrement déterminé selon que les sophistes
sont finalement qualifiés de «positivistes des Lumières »
(Grote)10, de «philosophes originaux» (Dupréel) 11 ou
d'humanistes tenants d'un existentialisme tragique
(Untersteiner)12. Si Eugène Dupréel et Mario Untersteiner
ont en commun d'être les premiers, parmi les
contemporains, à insister sur la nécessité de commencer par
des études monographiques sur les sophistes, ils procèdent
l'un et l'autre selon une démarche propre. Eugène Dupréel
entend aborder les sophistes en historien de la philosophie,
afin de dépasser les banalités publiées sur leurs œuvres,
aussi bien que sur le rôle qu'ils ont joué dans l'histoire de
la Grèce 13. Il
s'agit
ainsi pour lui d'étudier pour eux-
mêmes Protagoras, Gorgias, Prodicos et Hippias, ce qu'il
fait en consacrant un chapitre à un auteur, autrement dit en
s'inscrivant explicitement dans la tradition commune aux
commentateurs pour lesquels une étude d'histoire de la
philosophie porte sur un auteur et sur un seul, sur une
pensée tout à fait unique dans sa particularité, laquelle
demande à être appréhendée dans son irréductible
originalité. S'agissant d'études, il ne peut
s'agir
de
doxographies, c'est-à-dire de compilations de sources
permettant de rassembler et d'exposer - selon un modèle
arithmétique - tout ce que l'on peut savoir de la vie et des
opinions des sophistes. Très explicitement, Eugène
10. Cf. G. Br. Kerferd, op. cit., p. 10.
11.Cf.
E. Dupréel, op. cit., p. 9.
12. Cf. B. Cassin, L'effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 24.
13. Cf. E. Dupréel, op. cit., p. 9.
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