DIVERSITÉ DES SOPHISTES, UNITÉ DE LA SOPHISTIQUE Les

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DIVERSITÉ DES SOPHISTES,
UNITÉ DE LA SOPHISTIQUE
Didier BIGOU
Les études sophistiques modernes et contemporaines
hésitent entre des lectures de la présentation que fait Platon
des sophistes à travers ses dialogues , des monographies
portant sur tel ou tel d'entre eux à partir des fragments qui
nous restent ou des différentes traditions qui nous les ont
légués , enfin, des approches qui les considèrent comme
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2
1
Cf. G. W. Fr. Hegel, Sämtliche Werke, herausgegeben von Hermann
Glockner, 18. Bd. : Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, 2.
Bd., Stuttgart, 1928 [=Leçons sur l'histoire de la philosophie, trad. fr.
P. Garniron, vol. 1, t. II, Paris, Vrin, 1971, pp. 239-272] ; G. Grote, A
history of Greece from the Earliest Period to the Close of the Generation
Contemporary with Alexander the Great, 8 vol., London, Dent, s. a.
[1846-1856], vol. VIII [=Histoire de la Grèce depuis les temps les plus
reculés jusqu'à la fin de la génération contemporaine d'Alexandre le Grand,
trad. fr. A.-L. de Sadous, t. XII, Paris, 1866] ; E. Zeller, Die Philosophie
der Griechen in ihrer geschichtliche Entwicklung, Tubingen, 1844-1852,
Leipzig, 1853 ; W. Nestle, Vom Mythos zum Logos, Stuttgart, 1940 ,
1942 , H. Gomperz, Sophistik und Rhetorik. Das Bildungsideal des εΰ
λέγειν in seinem Verhältnis zur Philosophie des V. Jahrhunderts,
Leipzig/Berlin, 1912. A partir de 1934-1937, les travaux philologiques de
Hermann Diels et Walther Kranz (H. Diels, Die Fragmente der
Vorsokratiker, 2 vol., Berlin, 1903 ; H. Diels et W. Kranz, Die
Fragmente der Vorsokratiker, 3 vol., Berlin, 1934-1937, 1951-1952 )
donnent aux recherches sur les présocratiques une assise historique qui
permet aux études sophistiques en particulier de reconsidérer l'héritage
doxographique et platonicien notamment. Ainsi renouvelée, la lecture de
la présentation que fait Platon des sophistes demeure intéressante et
toujours actuelle, ainsi que l'attestent nombre de communications faites
ces dernières années dans des congrès, à Bad Homburg (29 août - 1
septembre 1979), Athènes ( 2 7 - 2 9 septembre 1982), Lentini (12 - 15
décembre 1983) ou encore à Cerisy-la-Salle ( 7 - 17 septembre 1984).
. Cf. Fr. Nietzsche, « Der Florentinische Tractat über Homer und
Hesiod, ihr Geschlecht und ihren Wettkampf », Rheinishe Museum, 2 5 ,
1870, pp. 528-540; 28, 1873, pp. 211-249 (sur Alcidamas) ; repris
dans Fr. Nietzsche, « Certamen quod dicitur Homeri et Hesiodi (...) », éd.
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formant à eux tous un seul et même mouvement de
pensée . Leur objet est ainsi, tantôt la sophistique comme
construction platonicienne totalisante, tantôt la diversité de
penseurs irréductibles les uns aux autres, tantôt encore, le
mouvement sophistique comme mouvement intellectuel
unitaire.
Confronté à des approches aussi différentes, et en
apparence contradictoires, on peut être tenté, ainsi que le
remarque Barbara Cassin, de
3
se rabattre sur la solution brève et qui reste d'ailleurs à
instruire, selon laquelle il n'y a pas de "sophistique" mais
seulement des “sophistes” .
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Plutôt qu'il n'est symptomatique d'un débat qu'il
faudrait trancher, entre diversité des sophistes et unité de la
sophistique, l'éventail des travaux érudits témoigne qu'il y
a autant d'objets sophistiques que de perspectives
méthodologiques adoptées pour aborder tout un pan de la
littérature grecque du V siècle avant Jésus-Christ. La
question de savoir pourquoi on a tué les sophistes renvoie
donc à la manière dont on les a appréhendés. La question
du pourquoi serait ainsi une question du comment.
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Conformément au pluriel de la question-thème de cette
journée, envisageons, dans un premier temps, comment les
sophistes ont été appréhendés dans leur diversité. Dans une
perspective positiviste, George Grote semble avoir soutenu
le premier, au XIX siècle, que les sophistes ne
e
Fr. Nietzsche, Acta Soci. Philolog. Lipsiensis, I. 1, Lipsiae, 1871 ;
E. Dupréel, Les sophistes. Protagoras, Gorgias, Prodicus, Hippias,
Neuchâtel, éditions du Griffon, 1948 ; M. Untersteiner, I sofisti, Turin,
1949 , Milan, 1967 [=Les sophistes, trad. fr. A. Tordesillas, Paris, Vrin,
1993] ; G. Romeyer Dherbey, Les sophistes, Paris, PUR, 1985.
. Cf. W. K. Ch. Guthrie, A History of Greek Philosophy, III,
Cambridge, Cambridge University Press, 1969 [=Les sophistes, trad. fr.
J.-P. Cottereau, Paris, Payot, 1976] ; G. Br. Kerferd, The sophistic
movement, Cambridge, Cambridge University Press, 1981 [trad. fr.
D. Bigou et A. Tordesillas, Paris, Vrin, 1998, à paraître].
. B. Cassin, Positions de la sophistique, Actes du colloque de Cerisyla-Salle, 7-17 septembre 1984, Paris, Vrin, 1986, p. 9.
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Diversité des sophistes, unité de la sophistique
constituaient pas entre eux une école, ou une secte, ni la
sophistique un tout doctrinal unitaire.
Ç'a été la mode, écrit-il, chez les récents historiens
allemands de la philosophie d'emprunter de Platon et
d'invoquer un fantôme appelé “Die Sophistik” (la sophistique)
— qui, assurent-ils, a empoisonné et démoralisé, par un
enseignement corrompu, le caractère moral athénien .
5
Pour dénoncer la tentative platonicienne de réduire la
spécificité des sophistes, George Grote renonce à
rechercher, après d'autres, les justifications de l'exclusion
des sophistes hors du champ de la philosophie.
Réformateur et utilitariste, il entend se déprendre de
l'influence de la tradition et rechercher comment Platon
procéda à la reconstruction des sophistes. Pour conclure
qu'il est « impossible d'affirmer quelque chose
relativement à des doctrines, à des méthodes ou à des
tendances communes et particulières à tous les
sophistes » , il s'emploie à montrer que Platon, au IV
siècle, a détourné de son sens initial le terme sophistès, le
professeur de toute discipline, pour lui attacher tous les
attributs déshonorants que l'on sait . Commentant cette
nouvelle réhabilitation des sophistes, dont l'originalité est
d'accorder à chacun d'eux d'être un penseur singulier,
George Briscoe Kerferd en repère l'émergence dans la
formation et le parcours philosophique et politique de
George Grote. C'est parce qu'il était, dit-il en substance,
précisément réformateur et utilitariste, radical et libre
penseur, qu'il ne pouvait que contester l'autorité de la
tradition, dégager pour ce faire les arguments nécessaires et
notamment celui-ci que ce n'est pas parce qu'une doctrine
attribuée à tel ou tel sophiste est critiquable que tel ou tel
sophiste est en lui-même condamnable, de même que ce
n'est pas parce que tel ou tel sophiste serait condamnable
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e
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5
. G. Grote, op. cit., pp. 167 et 195.
. Id., ibid., p. 196.
. Cf., par exemple, H. Sidgwick, « The Sophists », Journal of
Philology, 4, 1872, p. 289.
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que l'on serait fondé à rejeter tous les sophistes, sous un
« mot abstrait - Die Sophistik - [qui] n'a aucun sens
réel » . Que l'argumentation de George Briscoe Kerferd
sur ce point emporte ou non l'adhésion, elle présente au
moins l'intérêt de suggérer que la détermination de l'objet
sophistique est à rattacher à une hypothèse supérieure. Si
George Grote conclut à la diversité des sophistes, c'est
d'une part en recherchant comment Platon a opéré un
glissement de sens du terme sophistes, faisant des maîtres
appointés de la jeunesse grecque au V siècle cette société
de charlatans désignée, à compter du IV siècle, sous le
nom de sophistique ; s'il parvient à cette conclusion c'est,
d'autre part, mais peut-être avant toute considération
philologique, parce qu'il cherche en eux les artisans du
progrès intellectuel et de la démocratie. En ce sens, la
méthode prime l'objet, celui-ci dépendant de la définition
préalable que l'on se donne de celle-là. Sans permettre de
dire tout ce que George Grote a découvert (par exemple,
que Gorgias soutient des thèses métaphysiques, Protagoras
des thèses relatives à la connaissance et des thèses morales,
tout comme Prodicos), le parti pris méthodologique qui est
le sien permet au moins de présumer du renversement de la
tradition attachée aux sophistes qu'il va opérer : les
sophistes ont bien moins avancé de doctrines immorales
que Platon de thèses subversives, dans la République
notamment où
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e
il s'écartait de la société, dit-il, tant démocratique
qu 'oligarchique, sur quelques uns des points fondamentaux de la
morale publique et privée .
9
Ce faisant, George Grote est le premier à mettre l'accent
sur la tentative platonicienne de réduire la singularité de
chacun des sophistes. Mais il n'est pas pour autant celui
qui a inauguré la tradition d'historiens de la philosophie qui
traitent après lui des sophistes au sein de monographies. Si
Eugène Dupréel ou Mario Untersteiner retrouvent la
8
9
. G. Grote, op. cit., p. 196. Cf. G. Br. Kerferd, op. cit., p. 8.
. G. Grote, op. cit., p. 177.
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Diversité des sophistes, unité de la sophistique
diversité de penseurs qui soutiennent des thèses
différentes, mais sérieuses et à examiner avec non moins de
sérieux, c'est sur la base d'une méthode qui n'est en rien
redevable à la tradition réformatrice et radicale du XIX
siècle anglais. La continuité entre ces commentateurs n'est
que d'apparence, effet de conclusions qui convergent
souvent, mais qui ne peut faire oublier leurs divergences
ni, surtout, que leurs réquisits méthodologiques,
fondamentalement, les distinguent. De fait, l'objet
sophistique est autrement déterminé selon que les sophistes
sont finalement qualifiés de «positivistes des Lumières »
(Grote) , de «philosophes originaux» (Dupréel) ou
d'humanistes tenants d'un existentialisme tragique
(Untersteiner) . Si Eugène Dupréel et Mario Untersteiner
ont en commun d'être les premiers, parmi les
contemporains, à insister sur la nécessité de commencer par
des études monographiques sur les sophistes, ils procèdent
l'un et l'autre selon une démarche propre. Eugène Dupréel
entend aborder les sophistes en historien de la philosophie,
afin de dépasser les banalités publiées sur leurs œuvres,
aussi bien que sur le rôle qu'ils ont joué dans l'histoire de
la Grèce . Il s'agit ainsi pour lui d'étudier pour euxmêmes Protagoras, Gorgias, Prodicos et Hippias, ce qu'il
fait en consacrant un chapitre à un auteur, autrement dit en
s'inscrivant explicitement dans la tradition commune aux
commentateurs pour lesquels une étude d'histoire de la
philosophie porte sur un auteur et sur un seul, sur une
pensée tout à fait unique dans sa particularité, laquelle
demande à être appréhendée dans son irréductible
originalité. S'agissant d'études, il ne peut s'agir de
doxographies, c'est-à-dire de compilations de sources
permettant de rassembler et d'exposer - selon un modèle
arithmétique - tout ce que l'on peut savoir de la vie et des
opinions des sophistes. Très explicitement, Eugène
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. Cf.
.Cf.
. Cf.
. Cf.
11
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G. Br. Kerferd, op. cit., p. 10.
E. Dupréel, op. cit., p. 9.
B. Cassin, L'effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 24.
E. Dupréel, op. cit., p. 9.
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Dupréel définit autrement son objet lorsqu'il exclut « de
rassembler et d'exposer tout ce que l'état des sources
permet de savoir ». Il s'agit pour lui d'aller du particulier
(tel sophiste) au général (les sophistes), tout à l'inverse de
l'ordre suivi par ses devanciers. Ainsi arrêté, le programme
définit tout autant la voie à explorer que le but du
parcours :
retracer, autant qu'il est possible, pour chacun de ces vieux
penseurs aux œuvres perdues, les caractères déterminants de leur
inspiration propre .
14
S'agissant de «retracer [des] caractères » propres, ce
qu'il faut c'est, indissociablement objet et méthode,
reconstituer la genèse intellectuelle des penseurs étudiés en
se réclamant ainsi, au moins implicitement, d'une histoire
de la philosophie entendue comme histoire des
philosophies. C'est bien là ce que fait Eugène Dupréel
lorsqu'il reconnaît les sophistes comme des philosophes
originaux et qu'il repère, au sein des dialogues de Platon,
des points de rupture sous des argumentations
apparemment cohérentes, par exemple concernant la
question de savoir, dans le Ménon et dans le Protagoras, si
la vertu peut ou non s'enseigner , ou encore des
prolongements
sous
des
thèses
apparemment
contradictoires, par exemple concernant la question de
savoir, dans le Cratyle , s'il y a ou non identité du nom
et de la chose. A chaque fois Eugène Dupréel essaie bien,
en effet, de « retracer » comment un penseur, ici
Protagoras, a pu soutenir d'abord une chose, puis une
autre, ou bien, et inversement, comment deux idées
contraires renvoient à une souche commune. Eugène
Dupréel fait une genèse, et c'est parce qu'il suit une
méthode que l'on peut dire génétique qu'il est amené à
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16
14
. E. Dupréel, op. cit., p. 9.
. Cf. E. Dupréel, op. cit., p. 30 sqq., où il établit que le Ménon et le
Protagoras soutenaient à propos de la didacticité de la vertu deux théories
distinctes.
. Cf. E. Dupréel, op. cit., p. 37, où il montre que les conceptions
d'Hermogène et de Cratyle sont à rattacher au relativisme de Protagoras.
15
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Diversité des sophistes, unité de la sophistique
conclure, nécessairement :
ainsi que nous l'annoncions d'avance, nos quatre
personnages sont des penseurs originaux, indépendants [...],
concurrents dans tous les sens possibles du mot
(p. 397).
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Cependant, à rechercher dans Platon les ascendants
d'une idée, le nom qui se cache derrière telle ou telle
position, présentée de façon anonyme, par une allusion qui
aurait été transparente aux contemporains, et qui n'est
devenue obscure que pour nous , Eugène Dupréel
accorde aux Dialogues une confiance qui lui sera
reprochée : se proposant de retrouver l'originalité des
penseurs qui l'occupent, il fait de chacun la genèse de la
pensée, mais la genèse platonicienne, et au lieu des
sophistes, c'est encore Platon qu'il retrouve. On comprend
alors que Mario Untersteiner entende se démarquer
nettement d'une telle approche platonicienne, au bénéfice
des fragments et témoignages qu'il a établis.
Quoique l'un et l'autre concluent à la diversité des
sophistes, et non à l'unité de la sophistique, quoique l'un et
l'autre revendiquent le recours à une même méthode
génétique , Mario Untersteiner se distingue nettement
d'Eugène Dupréel dès lors qu'il aborde les sophistes en
qualité de philologue. Face au constat que des œuvres des
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17
. E. Dupréel, op. cit., p. 397.
. C'est ainsi qu'à propos de la recherche en « paternité de la moralescience », paternité qu'il attribue à Prodicos, Eugène Dupréel écrit que
«l'art subtil de Platon s'applique par petites touches à la rappeler aux
lecteurs du temps, mieux au fait de la littérature du V siècle, que ne le sont,
hélas, les philosophes et les philologues du vingtième » (E. Dupréel, op.
cit., p. 123).
. Cf., en particulier, la recension des Sophistes d'Eugène Dupréel
par A. Diès, Revue Belge de Philologie et d'Histoire, 4, 1925, pp. 279300 [=Autour de Platon. Essais de critique et d'histoire, Paris, Les Belles
Lettres, 1972 , Livre II, chapitre III: «La légende socratique et les
sources de Platon», pp. 182-209].
. M. Untersteiner parle en effet de « retracer la genèse logique du
système de Protagoras» (M. Untersteiner, Les sophistes, op. cit., t. 1, p.
45), ou encore d'une « genèse historique de la pensée de Gorgias »
(M. Untersteiner, ibid., p. 160), par exemple.
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sophistes les fragments jusqu'à nous parvenus sont rares et
lacunaires, que les témoignages dont nous disposons
renseignent sans doute plus sur les intentions de celui qui
cite que sur le propos de celui qui est cité, l'approche
monographique requiert en effet, pour être rigoureuse, que
l'on ne recoure pas inconsidérément à un héritage trop
orienté par les préoccupations du testateur. Ainsi, et outre
Platon, qui n'est en rien un historien, lorsqu'Aristote
s'engage sur la voie de l'histoire de la philosophie, c'est
pour rechercher ce que d'autres ont répondu aux questions
qui sont les siennes . C'est précisément parce qu'il se
pose en philologue que Mario Untersteiner peut prendre
acte de ces remarques et les généraliser à l'ensemble des
sources pour reprendre le travail d'établissement des textes,
compléter les fragments et témoignages réunis par
Hermann Diels et Walther Kranz et en renouveler les
principes de traduction . Par le biais de la philologie ,
sa méthode interprétative se trouve au carrefour d'une
méthode génétique, entendue au sens où nous avons pu en
parler à propos d'Eugène Dupréel, et d'une méthode
paléontologique qui lui fait reconsidérer la nature même du
fragment qu'il découvre comme appelant à être complété,
reconstitué dans sa totalité. Ce changement de méthode est
un changement d'objet : les sophistes ne sont pas ceux que
l'on croit rencontrer en prenant à la lettre, et en traduisant
tout aussi littéralement, les fragments et témoignages tels
qu'ils ont été transmis par la tradition. C'est pourquoi,
préfaçant la traduction française des
Sophistes
d'Untersteiner, Gilbert Romeyer Dherbey évoque à bon
droit Georges Cuvier pour illustrer que le chercheur se
trouve, face au corpus sophistique, dans une situation
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. Cf. Aristote, Métaphysique, Λ , 8, 1073 b 10.
. Cf. M. Untersteiner, Les sophistes, op. cit., t. 1, Excursus au
chapitre III, p. 127 : «Je crois [...] que la difficulté à laquelle se sont
heurtés les interprètes tenait à ce qu'ils voulaient traduire à la lettre ».
. Cf. M. Untersteiner, Sofisti, Testimonianze e frammenti, 4 vol.,
Firenze, La Nuova Italia, 1949-1962.
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analogue à celle du paléontologue . La perspective
organique qui est celle d'une approche génétique doit être
précisée : il faut mettre d'avance la cohérence au crédit de
chaque sophiste pour que l'ossature d'ensemble de sa
pensée puisse être reconstituée à partir du fragment ,
comme le tout grâce à la partie lorsque la partie existe par et
pour le t o u t . C'est alors, et alors seulement, que la
diversité des sophistes pourra être non seulement reconnue,
mais encore appréhendée avec quelque chance de retrouver
l'authentique singularité de chacun. Quelles que soient les
réserves que l'on a pu émettre sur l'interprétation de Mario
Untersteiner, celui-ci conserve le mérite de montrer la voie
à suivre pour reconstituer les sophistes, à défaut de pouvoir
les ressusciter. Si Barbara Cassin regrette que Les
sophistes se présente « comme une somme de
subjectivités,
d'existences
parfois
théoriquement
inconsistantes » , elle reconnaît à plusieurs reprises que
c'est sur la voie d'une paléontologie, qu'elle qualifie de
« paléontologie de la perversion » , que se trouve la
promesse d'une reconstitution de la pensée des divers
sophistes. La tâche à venir serait alors de mener
simultanément un travail philologique et un travail
philosophique, deux aspects d'une même lecture,
traduction et exégèse.
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Si tant est que l'on ait approché ici comment, une fois
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. Cf. G. Romeyer Dherbey, « Préface à la traduction française », in
M. Untersteiner, Les sophistes, op. cit., t. 1, p. I.
. Gilbert Romeyer Dherbey écrit à ce sujet : « la dent carnassière et
la dent broyeuse ne commandent pas la même forme de mâchoire, laquelle à
son tour implique une morphologie générale soit de prédateur, soit de
ruminant. [...] L'on devrait faire à la pensée la charité de la croire aussi
cohérente qu'une carcasse animale » (Id., ibid., loc. cit.).
. Cf. E. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. fr. A. Philonenko,
Paris, Vrin, 1979, §§ 64 à 66, 75 et 78.
. G. B. Kerferd, «The sophistic movement », Gnomon, 56,
p. 200.
. B. Cassin (éd.), Le plaisir de parler. Etudes de sophistique
comparée, Paris, Minuit, 1986, Présentation, p. IX, et B. Cassin, L'effet
sophistique, op. cit., p. 11.
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reconnue la diversité des sophistes, devra être poursuivie la
tâche de reconstruction systématique de la pensée de
chacun, la question demeure des pratiques, des thèses, des
thèmes ou des traits communs, de quelque nature qu'ils
soient, qui pourraient donner à la sophistique son unité.
Plusieurs chemins s'offrent qui conduisent tous
différemment de la confrontation des sophistes au constat
d'apparentements généraux. Ces voies, inégalement
privilégiées par un même historien ou philosophe, semblent
elles-mêmes dépendre de principes supérieurs qui
déterminent différemment, en la délimitant, la sophistique
comme totalité plus ou moins homogène. Parce que son
approche le conduit à valoriser leur rôle quant au progrès
intellectuel, George Grote reconnaît dans le rôle éducatif
des sophistes une unité de la sophistique entendue comme
unité de pratiques ; de même, se posant en historien des
philosophies, Eugène Dupréel dresse un inventaire des
traits communs aux sophistes dont l'unité tient,
notamment, à ce qu'ils relèvent tous de la philosophie
augmentée d'un souci éducatif ; de même, encore,
reconstruisant les sophistes par le recours à la traduction
interprétative, Mario Untersteiner dégage un thème
dominant que partagent les sophistes, celui de l'homme et
de son existence tragique . Unité de pratiques, traits
communs, thèmes partagés, telles sont quelques unes des
voies suivies par les modernes et les contemporains pour
restaurer la sophistique en dehors de sa position ancienne,
platonicienne notamment. C'est cependant du même
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. « Le mot abstrait — Die Sophistik — n'a aucun sens réel, si ce
n'est les qualités (quelles qu'elles puissent être) qui sont inséparables de la
profession ou de l'enseignement public» (G. Grote, op. cit., p. 196).
. « L'union de la philosophie et d'un souci éducatif est un caractère
de la pensée antique qui ne fera que s'accentuer après eux » (E. Dupréel, op.
cit., p. 397).
. « Bien plus que comme une école philosophique, la sophistique
doit être conçue comme l'expression naturelle d'une conscience neuve,
prompte à percevoir combien la réalité est contradictoire et, de ce fait,
tragique » (M. Untersteiner, op. cit., t. 2, Appendice : « Les origines
sociales de la sophistique », p. 218).
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Diversité des sophistes, unité de la sophistique
schéma que relève la constitution de la sophistique comme
notion élaborée par Platon : philosophe, recherchant de
toute chose 1' είδος , Platon examine les thèses des
sophistes qu'il qualifie indistinctement de δόέαι et
découvre la sophistique dans son unité comme étant 1 autre
de la philosophie. Un passage du Gorgias peut donner
une idée de ce procédé. Il s'agit de la comparaison entre
médecine et cuisine, gymnastique et parure, législation et
sophistique, justice et rhétorique. Platon distingue là les
savoir-faire sophistiques des τέχνοαι authentiques : les
unes, dépourvues de principes rationnels, sont des activités
empiriques qui n'ont d'autre but que l'agréable ; les autres,
scientifiques, ont pour finalité d'atteindre à l'excellence,
chacune dans son domaine propre. A l'authentique τέχνη
fait ici pendant sa contrefaçon, la recherche empirique,
réputée sophistique . Un choix est fait au terme duquel la
sophistique comme savoir-faire oratoire est écartée, mise à
part ; une discrimination est produite, qui exclut la
sophistique de la philosophie, effet de la théorie
platonicienne du λόγος et de la dialectique entendue au
sens de 1 actif διαλέγειν . Dans ce passage du Gorgias,
l'activité oratoire des sophistes est disqualifiée pour être
extérieure au λόγος , aux notions de raison et
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. Platon, Gorgias, 462 b 3 - 465 e 6.
. Cf. G. Br. Kerferd, op. cit., p. 4.
. Sur le débat philologique concernant l'étymologie du mot λόγος
cf. W. Fr. Otto, « Mythe et parole », in W. Fr. Otto, Essais sur le
mythe, trad. fr. P. David, Mauvezin, TER, 1987, p. 26 : « Λέγειν et
legere [...]. Le concept originel est celui de tri » ; et, pour comparaison,
M. Heidegger, « Λόγος », in M. Heidegger, Essais et Conférences,
trad. fr. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 251 : λέγειν s'entend « au
sens d'aller prendre et de réunir », suivi par H. Maldiney, Aîtres de la
langue et demeures de la pensée, Lausanne, L'Age d'homme, 1975,
p. 142 : « λέγειν c'est lier ensemble. Le logos discours est un
entrelacement ». Tous ces textes sont cités par D. Montet, Archéologie et
généalogie. Plotin et la théorie platonicienne des genres, Grenoble,
Millon, 1996, p. 20.
. Sur la tension entre « tri » et « entrelacement » thématisée par
Platon dans la mise en œuvre de la dialectique, cf. D. Montet, op. cit.,
pp. 19-21.
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d'intelligence, de fondement et de motif, puisqu'elle ne
repose sur aucun principe rationnel, incapable qu'elle est de
rendre compte d'elle-même. Que l'on entende maintenant le
terme au moyen, διαλένεσθαι , au sens de ce qui fait lien,
de ce qui lie par et dans le λόγος , et c'est une nouvelle
exclusion du foisonnement sophistique qu'induit encore la
dialectique : dans le dialogue platonicien, c'est la notion
d'erreur qui joue le rôle de concept unifiant des sophistes
dès lors que leurs thèses sont à chaque fois dénoncées
comme δόζαι , quelles que soient les différences qui font
leur diversité. En cela, la dialectique est une méthodo-logie
négatrice de la multiplicité de l'activité des sophistes,
laquelle, envisagée autrement, devrait conduire justement à
souligner la diversité des δόζαι sophistiques par la prise en
compte des particularités irréductibles qui les caractérisent.
A l'instigation des sophistes, en effet, des champs
d'investigation sont ouverts, multiples et divers, théoriques
ou pratiques, traditionnels, souvent — qu'ils soient la
reprise de thèmes des poètes ou de questions posées par les
ioniens — nouveaux, parfois — à travers l'extension
d'une thématique plus ancienne, ou la mise au point de
techniques novatrices. Se dégagent ainsi de nouvelles
approches et de nouveaux objets, qui concernent ou sont,
selon le cas, l'antilogie, la théorie du langage, celle du
λόγος , le relativisme, l'opposition νόμος-φύσις »
l'enseignement de la vertu, la société et la religion , bref,
autant de perspectives originales ou de questions nouvelles
que Platon enfouit sous ce que la postérité retiendra en un
seul et même nom, la sophistique .
Autre méthode, autre négation, même résultat : si la
dialectique nie la diversité positive réelle des thèses des
sophistes et produit une unité artificielle négative - la
sophistique - , de son cote la διαίρεσις découvre une
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37
3 6
. Soit le plan suivi par G. Br. Kerferd dans The sophistic movement,
op. cit., du chapitre 6 au chapitre 13 et dernier.
. Cf. J. Moreau, « Qu'est-ce qu'un sophiste ? », Les Etudes
philosophiques, 1979-3, p. 326 : les dialogues de Platon « nous font
connaître, à travers ces personnages [les sophistes], un ensemble de
conceptions réunies sous la désignation de sophistique ».
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Noesis n°2
Diversité des sophistes, unité de la sophistique
pluralité générique du sophiste et conduit à affirmer qu'il
est, si je puis dire, au moins en première analyse, un genre
d'homme dont on ne peut avoir Idée. S'agissant de définir,
outre le politique et le philosophe, celui que l'on qualifie de
sophiste, la question du Sophiste est celle du genre, du
γένος , La question « qu'est-ce qu'un sophiste ? » est ici
reformulée en ces termes : « a quel genre appartient le
sophiste ? », ou encore : « à qui est-ce que l'on peut
légitimement donner le nom de sophiste ? ». Dans le
Sophiste, la définition de 1 είδος suppose ainsi le passage
par la définition du γένος . Telle est la méthode
généalogique, à proprement parler, qui consiste à envisager
la définition du sophiste en demandant à quelle famille il
appartient, ou quelle est la légitimité de son nom . Définir
le nom, selon l'exigence du Cratyle , devient définir un
genre, dans le Sophiste
; la définition nominale
(réponse à la question « comment nommer ? ») ne suffit
plus, il faut une définition selon le λόγος , une formule qui
soit le λόγος du nom, une définition réelle (réponse à la
question « qu'est-ce que ? »). Mais la définition de
l'είδος , but de la dialectique, essentielle dans le Phèdre ,
obtenue dans le Sophiste, grâce à la διαίρεσις , pour le
pecneur a la ligne, vient a manquer lorsqu'il s'agit de
définir, dans ce même dialogue,
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41
38
. Pour une histoire des interprétations de la méthode diérétique,
cf. P. Pellegrin, « Le Sophiste ou de la division. Aristote-PlatonAristote », in P. Aubenque (éd.), Etudes sur le Sophiste de Platon,
recueillies par M. Narcy, Rome, Bibliopolis, 1991, pp. 393 sqq.
. Cf. Platon, Cratyle, 388 b - c : « c'est qu'un nom est un
instrument d'enseignement et, à l'égard de la réalité, un instrument de
démêlage comme l'est, à l'égard d'un tissu, une navette » (trad. fr.
L. Robin, Platon, Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, 1950, p. 619).
. Cf. Platon, Sophiste, 218 c : « en toute matière, ce qu'il faut,
c'est se mettre d'accord l'un avec l'autre, au moyen d'explications, sur la
réalité de la chose, plutôt que de le faire, sans explication, sur le nom
seulement » (trad. fr. L. Robin, op. cit., II, p. 260).
. Cf. Platon, Phèdre, 265 c - 266 c.
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Noesis n°2
Didier Bigou
le genre d'êtres [...] dont il est le moins facile d'embrasser
la nature dans son ensemble : je veux dire, ajoute l'Etranger, le
Sophiste
.
4 2
Et en effet, pour recevable que soit, en elle-même,
chacune des cinq premières définitions du sophiste, aucune
ne totalise les autres ; un résidu demeure toujours, en sorte
que le sophiste appartient à plusieurs lignages et que le
genre échappe. A ce stade, il n'est donc toujours pas de
détermination positive du sophiste, figure historiquement
disséminée, de Protagoras aux Mégariques, et logiquement
éclatée, par le λόγος de la division, en de « simples
images du genre », selon l'expression de Francis Wolff
qui précise :
vraies images du Sophiste, mais en tant qu'images, et en
tant que multiples, fausses définitions du Sophiste .
4 3
La sixième pseudo-définition dégagée par la méthode
diérétique ne fait pas exception : quoiqu'elle soit qualifiée
de « sophistique de noble lignage » , l' έλεγχος , c'est­
a-dire la méthode socratique de la réfutation, soustrait au
sophiste les caractères auxquels il peut prétendre bien plus
qu'elle ne les totalise en les rassemblant enfin en une
véritable unité. Trois remarques seulement à ce propos :
quoi qu'ait d'authentique sa pratique de purification de
l'âme, le sophiste reçoit encore une détermination négative
puisqu'il est caractérisé par une attitude, « la critique en
rapport avec le vain savoir d'opinion » , et non par la
possession de la σοφία ; pour socratique qu'elle soit, cette
pratique de la réfutation, que l'on hésite à identifier au
sophiste sans pour autant l'identifier au philosophe,
demeure l'autre de la méthode platonicienne, proprement
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45
4 2
. Platon, Sophiste, 218 c.
. Fr. Wolff, « Le chasseur chassé. Les définitions du sophiste », in
P. Aubenque (éd.), Etudes sur le Sophiste de Platon, recueillies par
M. Narcy, Rome, Bibliopolis, 1991, pp. 37 et 44.
. Platon, Sophiste, 231 b.
. Platon, Sophiste, loc. cit.
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Noesis n°2
Diversité des sophistes, unité de la sophistique
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dialectique et sans égard, depuis le Phèdre ,
à
l'évaluation morale que comporte la purification de
l ' â m e ; enfin, de même que la cinquième définition
éliminait de la pratique du sophiste la contestation
judiciaire, et ne retenait que la contestation éristique, la
sixième définition, dès lors qu'elle évacue le paiement
d'honoraires ( μισθός ), prive le sophiste de son identité
professionnelle. En critiquant l'unité nominale du sophiste
(car celui que caractérise une multiplicité de connaissances
ne peut être qualifié du nom d'une spécialité unique ), le
λόγος de la division apparaît à son tour comme une
methodo-logie qui vide son objet de toute détermination
positive et sérieuse.
Lorsqu'après une longue digression métaphysique ,
vient avec l'épilogue le moment de la synthèse , les traits
caractéristiques du sophiste se trouvent rassemblés sous un
genre unique, cette fois, celui de l'Autre, l'autre de l'Etre,
le non-être . Le sophiste est ce que le philosophe n'est
pas ; c'est ainsi qu'il est celui qui contrefait la philosophie,
celui qui confond apparence et réalité, opinion et vérité,
celui dont les contradictions signent l'ignorance. La critique
de l'unité nominale du sophiste a débouché sur
l'affirmation de son unité réelle, le non-être. Altérité de
l'être, le non-être est nécessaire pour qu'à son tour puisse
être pensé le philosophe - car la pensée ne saurait énoncer
l'être qu'à cette condition qu'elle puisse dire le non-être. Si
les thèses des sophistes ne disent rien de rien, le sophiste,
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. Platon, Phèdre, 265 d - 266 c.
. A partir de ce même constat, Francis Wolff suggère que, « tandis
que l'Etranger tuerait son père d'Elée (241 d), Platon tuerait son père
athénien : ne lui fallait-il pas en effet évincer son Maître de son rôle
directeur du dialogue pour mieux opposer sa méthode qui est et demeure
sophistique [...] à la méthode philosophique "des énoncés" (227 a) ? »
{op. cit., p. 49).
. Platon, Sophiste, 225 a-226 a.
. Platon, Sophiste, 232 a.
. Platon, Sophiste, 237 a-250 d.
. Platon, Sophiste, 264 c sqq.
. Platon, Sophiste, 255 d - e .
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Noesis n°2
Didier Bigou
lui, n'est rien que du non-être - ce qui cependant ne veut
pas dire qu'il n'est rien. Platon ne « tue » pas les
sophistes, au sens où il les réduirait au néant ; il les fait
être sous le genre de l'Autre. Altérité de l'être, le non-être
est nécessaire pour qu'à son tour puisse être pensé - et
puisse être, tout court — le philosophe.
Il n'en demeure pas moins que le discrédit des sophistes
est maintenant total : pour protéiforme qu'il soit, le rejet
platonicien des sophistes, tantôt du côté de la δόξα , tantôt
du cote du Non-Etre, aboutit à cette dissolution des
différences individuelles des sophistes dont procède, à
partir de Platon, la constitution de la sophistique entendue
comme 1'autre de la philosophie, effet du λόγος
dialectique, effet du λόγος de la division.
La détermination de l'objet sophistique comme
sophistique unitaire repérable dans les Dialogues de Platon
est donc bien légitime, tout aussi légitime, du reste, que la
perspective adoptée par les historiens de la philosophie
pour considérer les sophistes dans la diversité qu'Eugène
Dupréel ou Mario Untersteiner ont définitivement attestée.
Ces constitutions de deux objets sophistiques distincts
tiennent respectivement leur légitimité de la méthode qui les
fonde et dont j'ai qualifié le modèle tantôt de génétique
(Dupréel), tantôt de paléontologique (Untersteiner), tantôt
encore de dialectique et/ou de généalogique (Platon). Si
l'on admet ainsi, d'une part - e t en bonne logique
kantienne, si je puis dire - que l'objet n'est pas donné
mais construit, d'autre part - et en se souvenant
simplement de Gaston Bachelard - que « déterminer un
caractère objectif », qu'il s'agisse de la seconde moitié du
V siècle avant Jésus-Christ ou d'un tout autre champ
d'investigation scientifique, « ce n'est pas mettre la main
sur un absolu, [mais] prouver qu'on applique correctement
une méthode » non pas garante de l'objectivité, mais
moyen de l'objectivation, alors on peut concevoir que
e
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53
. G. Bachelard, La valeur inductive de la relativité, Paris, Vrin,
1929, p. 242.
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Noesis n°2
Diversité des sophistes, unité de la sophistique
d'autres orientations données aux études sophistiques sont
également possibles et légitimes. C'est donc en leur
reconnaissant le même sérieux qu'il faut considérer les
travaux abordant l'objet sophistique selon une méthode qui
le détermine comme un mouvement. Leur modèle
d'intelligibilité est archéologique. A travers la diversité
reconnue des sophistes et l'unité acceptée de la sophistique
comme produit platonicien, un mouvement culturel est
identifié qui se développe dans l'Athènes de Périclès pour
échapper bientôt à ses protagonistes et se prolonger, bien
indépendamment d'eux, dans l'histoire ultérieure de la
philosophie. Tel est l'objet assigné par William Keith
Chambers Guthrie à son travail ; telle est aussi la
perspective de l'ouvrage de George Briscoe Kerferd, Le
mouvement sophistique - dont la traduction littérale du
titre original évite d'oblitérer, en français, la thèse de
l'auteur .
George Briscoe Kerferd écrit, très
explicitement, que
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55
le mouvement sophistique demande à être reconstruit à
partir de ses vestiges, selon une démarche quasiment
archéologique .
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. W. K. Ch. Guthrie, Les sophistes, trad. fr. J.-P. Cottereau, Paris,
Payot, 1976, p. 11 : «quoi que nous puissions penser du mouvement
sophistique, nous devons tous être d'accord pour affirmer [...] qu'aucun
mouvement intellectuel ne peut y être comparé dans la permanence de ses
résultats et que les questions soulevées par les Sophistes ne sont jamais
tombées en désuétude tout au long de l'histoire de la pensée occidentale
jusqu'à nos jours ». L'ouvrage correspond à la première partie du volume
III de A History of Greek Philosophy de William Keith Chambers Guthrie,
op. cit., dont le titre original était, littéralement traduit : « Le monde des
Sophistes » (cf. trad. fr. citée, p. 9). Seule l'édition séparée de l'ouvrage
porte le titre : The Sophists, Cambridge, Cambridge University Press,
1971. La notion d'unité culturelle réalisée par les sophistes est ici
malheureusement perdue.
. Et non comme le fait, c'est là l'un de ses très rares défauts, la
traduction italienne de The sophistic movement de George Briscoe Kerferd
par Claudio Musolesi : G. Br. Kerferd, I Sofisti, trad. it. Cl. Musolesi,
Bologna, Il Mulino, 1988.
. G. Br. Kerferd, op. cit., p. 173 : « what is needed is a process of
quasi-archeological reconstruction on the basis of the traces that
survive ».
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Noesis n°2
Didier Bigou
Le modèle archéologique conduit, d'une part, à dégager
sophistes et sophistique des différentes strates sous
lesquelles ils sont enfouis, d'autre part, à suivre le destin
d'idées peu à peu détachées de la pensée où elles ont pris
naissance au cours d'une histoire qui révèle leur portée
culturelle. Afin d'illustrer ce processus, prenons l'exemple
de Protagoras et de sa théorie dite de « l'hommemesure ». En disant que « l'homme est la mesure de
toutes choses, de celles qui sont en tant qu'elles sont, et de
celles qui ne sont pas en tant qu'elles ne sont pas » ,
Protagoras a énoncé une idée dont allaient naître un certain
nombre de thèses qu'il n'avait sans doute pas prévues, et
qu'il aurait probablement désavouées . Protagoras n'a en
effet jamais dit lui-même que la science est la sensation.
Cette affirmation du Théétète n'est rattachée qu'après coup
par Socrate à la doctrine, protagoréenne, de l'hommemesure et à la question, platonicienne, de la connaissance
du vrai. Si le problème de la vérité en soi est bien celui de
Platon, il ne s'est jamais posé en ces termes à Protagoras,
pas plus qu'aux autres sophistes. Il convient alors de
remarquer que si la doctrine de l'homme-mesure semble se
retourner contre elle-même ce n'est que déplacée du cadre
protagoréen au sein de la problématique platonicienne. La
démarche archéologique est celle qui retrouve la pensée des
sophistes, ici de Protagoras, sous les constructions
philosophiques ultérieures, celles de Platon, mais aussi
d'Aristote, de Philopon, de Prodicos, d'Euripide,
d'Isocrate ou encore de Gorgias , soit une énumération
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59
57
. Platon, Théétète, 151 e—152 a sq. et 161 c.
. C'est là ce que beaucoup ont déjà fait remarquer, notamment
J.-F. Mattéi, L'Etranger et le Simulacre, Paris, PUF, 1983, p. 7 :
« Protagoras, Gorgias ou Prodicos n'ont jamais parlé aussi haut et fort que
chez Platon, et sans doute ont-ils dû s'étonner, à leur tour, de ce que la
philosophie naissante, en son étrange asile, les conduisait à dire ! ».
. Cf., respectivement : Euthydème, 283 e - 286 d,
Cratyle,
429 c 9 - d 3 ; Métaphysique, Δ, 29, 1024 b 32, Topiques, I, 11,
104 b 21 ; In Aristotelis Categorias commentarium, 81, 6-8 ; Didyme
l'Aveugle, commentaire de l'Ecclesiaste, papyrus de Toura (cf. G. Binder et
L. Liesenborghs, « Eine Zuweisung der Sentenz ουκ έστιν άντιλέγειν an
Prodikos von Keos », Museum Helveticum, 23, 1966, pp. 37-43 ; repris
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Noesis n°2
Diversité des sophistes, unité de la sophistique
qui correspond au catalogue des interprètes qui ont donné
un prolongement à l'assertion de Protagoras tels que les
recense George Briscoe Kerferd .
L'objet étant un mouvement de pensée - de même que
le platonisme, par exemple, en est u n —,la méthode mise
en œuvre doit prendre en compte qu'il draine dans son
sillage des trahisons incontestables des auteurs eux-mêmes,
de Protagoras ou de Gorgias, par exemple. Ainsi
Protagoras n'est-il sans doute pas protagoréen, ni Gorgias
gorgien, ces adjectifs qualifiant des idées qui ont suivi leur
propre destin, indépendamment des penseurs qui les ont
engendrées . D'interprétations en prolongements, on
découvre un mouvement sophistique dont l'histoire est faite
de heurts, d'aléas, d'interprétations erronées ou
tendancieuses ; il ne peut plus s'agir de reconstruire cette
logique de la pensée qu'à la façon d'Eugène Dupréel
l'historien de la philosophie peut accorder, comme par
provision, à l'auteur qu'il étudie, ni de rechercher, à
l'instar de Mario Untersteiner, cette organisation selon la
nécessité que le paléontologue peut présupposer comme
inhérente à son objet. Autant dire qu'en étudiant ce que
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in C. J. Classen (éd.), Sophistik, Darmstadt, Wege der Forschung 187,
1976, pp. 452-462) ; Antiope ; Hélène ; De MXG.
. Cf. G. Br. Kerferd, op. cit., pp. 83 sqq.
. D u platonisme, Vincent Descombes écrit qu' « on le trouvera
jusque chez les adversaires les plus déclarés de Platon » pour poser ensuite
la question : « s'il en était ainsi, Platon ne serait-il pas un philosophe
pré-platonicien ? ». Si le platonisme n'est pas le nom de la doctrine de
Platon lui-même (acception possible et réelle du terme pris en un sens),
s'« il n'est pas seulement un événement dans l'histoire de la pensée, il est
aussi l'époque définie par cet événement » (V. Descombes, Le
platonisme, Paris, PUF, 1971, p. 5). C'est en ce dernier sens du terme que
nous comparons ici mouvement sophistique et platonisme.
. « Marx déclara un jour qu'il n'était pas marxiste », rappelle
Pierre Vidal-Naquet, mais pour d'autres raisons que celles ici invoquées à
propos de Protagoras ou de Gorgias, « parce qu'il estimait que la réalité
sociale pouvait être objet de science, donc indépendante de celui qui
l'observe », autrement dit, au titre d'un universalisme triomphant bien
étranger aux sophistes (Préface à M. Detienne, Les maîtres de vérité dans
la Grèce archaïque, Paris, Maspero, 1967, p. VII).
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Noesis n°2
Didier Bigou
devient l'idée de l'homme-mesure, au-delà de Protagoras,
dans ce mouvement de pensée qu'est le mouvement
sophistique, l'historien est moins un historien de la
philosophie que ce qu'il conviendrait, peut-être, d'appeler
un historien des idées . Conformément à son modèle, la
méthode que revendique George Briscoe Kerferd,
notamment, se déploie selon le double sens d' άρχή,
comme recherche du commencement de l'histoire d'une
idée et comme parcours de cette histoire elle-même, qu'elle
commande. Sauf que, en toute rigueur, et comme le fait
remarquer Jean-Paul Dumont, le matériau dont dispose le
chercheur, fragments et témoignages, « ne ressemble pas
du tout à un champ de fouilles archéologiques » : les
textes dont nous disposons, outre qu'ils ont eu à affronter
l'épreuve du temps pour nous parvenir, expriment des
choix correspondant aux préoccupations d'un philosophe
qui leur a prêté une attention suffisante pour les conserver.
Ainsi, les témoignages, platoniciens ou aristotéliciens, pour
descriptifs qu'ils puissent passer, n'en sont pas moins
essentiellement interprétatifs ; ils renseignent alors plus
sur les intentions de celui qui cite que sur la pensée de qui
est cité. C'est là une difficulté singulière, propre à
l'historien des idées anciennes qui doit se demander, face à
tout témoignage, quelle est la part de celui qui a écrit et de
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6 3
. Entre archéologie et histoire des idées une nette distinction est
produite par M. Foucault, L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969,
pp. 177-183 notamment: «Genèse, continuité, totalisation: ce sont là
les grands thèmes de l'histoire des idées, et ce par quoi elle se rattache à
une certaine forme, maintenant traditionnelle, d'analyse historique [...].
Or la description archéologique est précisément abandon de l'histoire des
idées» (p. 181). Si «l'archéologie du savoir » comme description des
« discours » (médical, économique ou biologique) de la modernité est une
discipline très distincte de l'histoire des idées, elle l'est tout autant du
modèle archéologique dont se réclame George Briscoe Kerferd qui le
conduit, selon nous, de l'histoire de la philosophie à l'histoire des idées
telle que, du reste, l'entend Michel Foucault.
. J.-P. Dumont, Préface à Les présocratiques, Paris, Gallimard,
1988, p. XX.
. Cf., sur la valeur de ces témoignages à l'égard des présocratiques,
J.-P. Dumont, op. cit., p. XXI.
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Noesis n°2
Diversité des sophistes, unité de la sophistique
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celui qui a parlé , et en présence d'un texte conservé une phrase, parfois une page - quelle était la motivation
de celui qui l'a isolé, transmis, et ainsi préservé. Dès lors,
il faut lire les fragments et témoignages en tenant compte de
l'histoire qui les a précédés, mais aussi de celle qui les a
suivis, de l'avant et de l'après, que cette histoire marque un
prolongement ou une rupture. Telle est la méthode
diachronique que George Briscoe Kerferd met en œuvre
ainsi que peut l'illustrer, à titre d'exemple, l'examen de
l'influence réelle d'Anaxagore sur la pensée des sophistes.
Il montre que l'importance du noûs à cet égard fut
surévaluée, mettant en avant, d'une part, que le nous
d'Anaxagore était non pas spirituel, mais manifestement
matériel, d'autre part, que la chronologie rend même
incertaine la possibilité d'une telle influence sur les
premiers sophistes, Protagoras inclus . En venant au
secours de l'interprétation d'œuvres fragmentaires souvent
indirectement connues, la diachronie conduit à rompre avec
les pensées singulières et isolées ; elle élargit la perspective
sur les textes, les auteurs ou les pratiques, pour les inscrire
dans un mouvement, ainsi que le fait encore George
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66
. Le problème se pose de façon aiguë à propos de Socrate, qui n'a
rien écrit. D'une part, il n'est pas certain que la figure de Socrate se
détermine de façon unitaire à travers l'ensemble des dialogues de
Platon ; d'autre part, il est clair que le Socrate de Platon n'est pas
semblable à celui de Xénophon, lequel est encore différent de celui qui
ressort, à travers la caricature, des comédies d'Aristophane. Les
contraintes méthodologiques inhérentes à l'étude érudite d'une
« philosophie parlée » sont bien distinctes de celles rencontrées lors de
l'étude d'une philosophie écrite.
. Nous employons le terme au sens que lui donne Ferdinand de
Saussure pour désigner une mise en relation de l'antérieur avec le
postérieur : « est [...] diachronique tout ce qui a trait aux évolutions »
(F. de Saussure, Cours de linguistique générale, édition critique préparée
par Tullio de Mauro, Paris, Payot, 1972, p. 117).
. G. Br. Kerferd, op. cit., p. 13. L'argumentation de George Briscoe
Kerferd évoque ici implicitement l'emploi au sens concret du mot χρήμα
dans la formule d'Anaxagore qui affirme du νους qu'il est « de toutes les
choses la plus subtile et la plus pure » (DK 59 B 12), ce qui constitue
l'argument majeur d'une compréhension matérialiste de sa pensée.
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Noesis n°2
Didier Bigou
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Briscoe Kerferd lorsqu'il dégage la nature de l'antilogie .
Elargissant autrement le champ - des textes aux contextes,
si l'on veut - pour prendre en compte le panorama
intellectuel qui s'offre à nous depuis 450 avant JésusChrist, date de l'arrivée probable de Protagoras à Athènes,
jusqu'à 399, année du jugement, de la condamnation et de
l'exécution de Socrate, c'est encore la notion de
mouvement sophistique que l'on rencontre dès lors que
l'on se livre à une mise en relation synchronique fondée
sur l'unité culturelle dans laquelle s'insère l'exercice de la
pensée durant toute la seconde moitié du cinquième siècle
avant Jésus-Christ. Et c'est encore ce que fait George
Briscoe Kerferd, à propos du relativisme sophistique, par
exemple, dont il montre qu'il n'est pas l'apanage de
Protagoras en rencontrant sur ce thème Prodicos, qui
affirmait aussi l'impossibilité de la contradiction, puis
Gorgias, dont le De MXG montre le gouffre qui sépare
fondamentalement le logos et les c h o s e s , et, sur la
question des logoi epaktikoi, Socrate lui-même qui, dit-il,
participa activement à la recherche du logos le plus fort en
cas d'antagonisme entre logoi .
En trouvant Socrate
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. Cf. G. Br. Kerferd, op. cit., chapitre 6. C'est sur la base des
déclarations d'Aristote concernant l'origine de la dialectique, des
indications doxographiques données par Diogène Laërce sur les premiers
dialogues écrits, d'une analyse de textes platoniciens concernant
l'antilogike que George Briscoe Kerferd réfute successivement les
commentaires que font Francis M. Cornford, Herman Fränkel et Gregory
Vlastos de l'attribution de l'antilogie à Zénon. Il dégage quels
présupposés accompagnent toujours l'interprétation, montre comment ce
qui précède réagit sur ce qui suit, et finalement situe lui-même l'antilogie
entre éristique et dialectique pour conclure que « for Plato, though he does
not like to say so, antilogic is the first step on the path that leads to
dialectic » (p. 67).
. Sur l'intérêt et les dangers de la mise en relation diachronique et/ou
synchronique pour l'interprétation de la littérature ancienne, cf.
J. Poulakos, Sophistical Rhetoric in Classical Greece, Columbia,
University of South Carolina, 1995, p. 7.
. G. Br. Kerferd, op. cit., p. 98.
. G. Br. Kerferd, ibid., p. 104: « certainly he was an active
participant, we may reasonably conclude, in the sophistic search for the
better or strong logos in cases of a conflict of logoi ».
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Noesis n°2
Diversité des sophistes, unité de la sophistique
parmi les sophistes, George Briscoe Kerferd découvre ce
qu'il devait découvrir en ayant pris le parti d'une mise en
relation synchronique de pensées opposées, fondée sur
l'idée de moments de l'histoire, en l'espèce, sur l'unité
culturelle dans laquelle s'insère l'activité philosophique
durant la seconde moitié du cinquième siècle avant JésusChrist ; une nouvelle fois la méthode est déterminante. En
effet, lorsque George Briscoe Kerferd écrit à propos de
Socrate que « le comprendre suppose de le replacer dans le
monde dont il fut contemporain » il affirme bien que
c'est au titre de la méthode suivie, la mise en relation
synchronique, qu'il en vient à ranger Socrate parmi les
sophistes, ses contemporains. C'est parce qu'il situe
Socrate dans la culture athénienne de son temps qu'il le met
au nombre des sophistes, à la différence d'autres auteurs dont Platon, le premier - qui envisagent la relation
(d'opposition) entre Socrate, le philosophe, et son autre, le
sophiste, entre l'intérieur, la philosophie, et l'extérieur, la
sophistique . Ainsi se dessine le mouvement sophistique
comme mouvement intellectuel unitaire, à la croisée des
chemins d'une certaine archéologie, de mises en relation
diachroniques et synchroniques. Si des apparentements
généraux sont possibles - en témoigne le plan thématique
qu'adopte George Briscoe Kerferd dans son ouvrage c'est qu'il n'est pas d'isolement des pensées dans un
mouvement de pensée, et non que les questions
sophistiques recensées dans un même ouvrage, et
rassemblées en chapitres unitaires, présenteraient l'unité
d'une école de pensée.
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En conclusion, le mouvement sophistique n'est pas la
sophistique platonicienne dont, cependant, il n'exclut pas
l'étude ; et si l'étude du mouvement sophistique n'est pas
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. G. Br. Kerferd, ibid., p. 55 : « he can only be understood if he is
seen in his own contemporary world ».
. Cf. O. Gigon, « Rationalité et transrationalité chez les
sophistes », in J.-F. Mattéi (éd.), La naissance de la raison en Grèce,
Paris, PUF, 1990, p. 231.
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Noesis n°2
Didier Bigou
l'approche monographique de tel ou tel sophiste, celle-là a
besoin de celle-ci, George Briscoe Kerferd - en témoigne
sa bibliographie- fondant sa reconstruction du
mouvement sophistique sur l'interprétation interne de
chaque penseur pour lui-même. Plus significatif encore de
cette non exclusion réciproque de déterminations distinctes
de l'objet sophistique est sans doute le parcours de Mario
Untersteiner qui progresse des sophistes eux-mêmes,
« qui ont marqué de leur empreinte ce courant de pensée
désormais connu sous le nom de sophistique » , jusqu'à
une étude sur Les origines sociales de la sophistique dont
« les développements [...] supposent connu l'ensemble de
l'interprétation
qu' [il]
propose
des
différents
sophistes » . D'une méthode à l'autre, les modèles, pour
distincts qu'ils soient, ne s'opposent pas rigoureusement
comme deux paradigmes scientifiques dont l'un exclut
l'autre en se substituant à lui. Assurément ne peut-on pas
penser les sophistes après George Grote, Eugène Dupréel
et Mario Untersteiner comme on le faisait avant eux, c'està-dire en réduisant, jusqu'à ce que ne viennent les Leçons
sur l'histoire de la philosophie de Hegel , la diversité des
sophistes à l'unité de la sophistique héritée de Platon.
Probablement le modèle paléontologique reconnu chez
Mario Untersteiner supplante-t-il celui, génétique, que l'on
peut reconnaître chez Eugène Dupréel. Mais entre l'un et
l'autre il n'est pas de rupture épistémologique ; de même,
dans le passage qu'opère George Briscoe Kerferd du
modèle paléontologique qui précède au modèle
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. M. Untersteiner, Les sophistes, op. cit., t. 1, Préface à la première
édition, p. 9.
. Id., ibid.. Préface à la seconde édition, p. 11.
. G. W. Fr. Hegel, Vorlesungen Uber die Geschichte der
Philosophie, op. cit. De la contribution de Hegel aux études sophistiques
on retiendra qu'il fut le premier à avoir proposé une réhabilitation des
sophistes. Son interprétation fait d'eux des philosophes spéculatifs dont
les doctrines sont une contribution nécessaire à l'histoire de la
philosophie, les premiers penseurs à avoir saisi l'importance de la
subjectivité, les « maîtres de la Grèce » (G. W. Fr. Hegel, ibid., trad. fr.
citée, p. 244) qui doivent être déchargés de toute influence immorale car ils
sont les formateurs de la culture.
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Noesis n°2
Diversité des sophistes, unité de la sophistique
archéologique qu'il adopte, on ne saurait dire qu'un point
de non-retour est atteint, et la détermination de l'objet
sophistique comme mouvement n'invalide en rien sa
représentation sous le régime de la diversité de singularités
individuelles.
On le voit, l'examen des méthodes mises en œuvre
montre que la détermination de l'objet sophistique est
toujours à rattacher à un principe supérieur, qui l'excède et
le délimite. Dès lors, pour le dire en un mot qui sera le
dernier, il faut savoir ce que l'on fait pour savoir de quoi
l'on parle.
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Noesis n°2
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