Alain de Lattre
notre pensée, puisque du philosophe. Il est cette dimension
de nous-mêmes par laquelle nous pensons et affrontons le
possible, mais que nous ne pouvons penser comme
possible que par la présence, en nous, simultanée, de tous
les autres possibles. Il représente, à ce titre, un “moment”
de notre pensée ou de notre conscience. Mais un “moment”
qui ne peut pas ne pas être infiniment redoutable car est-il
quelque chose qui puisse davantage donner le vertige que
cette "ivresse" de nos pensées qui peuvent à la fois et dans
le même instant aller partout et n'importe où sans rien qui
ait droit ou qualité pour l'emporter sur ce qui s'y oppose ?
Tout vacille pour nous dans cette scène des possibles qui se
jouent de notre assurance un peu trop naïve. Alors a t'on
tué les Sophistes ? Oui, parce que c'est en nous que nous
les tuons chaque jour et chaque fois que nous les répudions
pour préserver ce que nous voudrions notre confort
intellectuel. Penser, c'est dire Non, disait Alain ; penser,
c'est aussi maintenir à hauteur de regard et de notre
conscience lucide, en face de chacune de nos pensées, le
sentiment d'une
égale
possibilité de pensées adverses.
De cette “scène” des possibles il est un texte qui peut en
donner une prestigieuse illustration :
Enfin,
cette conscience accomplie s'étant contrainte à se
définir par le total des choses, et comme l'excès de la
connaissance sur ce Tout, - elle, qui pour s'affirmer doit
commencer par nier une infinité de fois, une infinité
d'éléments, et par épuiser les objets de son pouvoir sans
épuiser ce pouvoir même, - elle est donc différente du néant,
d'aussi peu que l'on voudra.
Elle fait songer naïvement à une assistance invisible logée
dans l'obscurité d'un théâtre. Présence qui ne peut pas se
contempler, condamnée au spectacle adverse, et qui sent
toutefois qu'elle compose toute cette nuit haletante,
invinciblement orientée. Nuit complète, nuit très avide, nuit
secrètement organisée, toute construite d'organismes qui se
limitent et se compriment ; nuit compacte aux ténèbres
bourrées
d'organes,
qui battent, qui soufflent, qui s'échauffent,
et qui
défendent,
chacun selon sa nature, leur emplacement et
leur fonction. En regard de l'intense et mystérieuse assemblée,
brillent dans un
cadre
formé, et s'agitent, tout le Sensible,
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Noesis n°2