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PRÉSENCE DES SOPHISTES
Alain de LATTRE
Après avoir remercié l'Association des Étudiants de
Philosophie de Nice pour leur aimable invitation et les avoir
chaleureusement félicité pour cette initiative - dont il n'a
connu aucun exemple dans sa carrière - d'avoir organisé un
Colloque, Alain de Lattre fait état de quelques remarques.
S'il est de fait que les Sophistes ont été
traditionnellement l'objet d'un discrédit - et cela sous
l'autorité la plus prestigieuse de Platon - cette
disqualification m'a toujours laissé sur un sentiment de
malaise. Car si l'on a pu relever que la dialectique est
l'héritière de la sophistique, celle-là n'a pu atteindre à un
niveau si élevé de virtuosité que parce que cette virtuosité a
d'abord été celle de la sophistique. Et celle-ci me semble
avoir cité l'exemple de cette expérience de la pensée où
celle-ci se reconnaît capable de démontrer à l'infini tout et
n'importe quoi, chaque chose et son contraire jusqu'à
l'extrême de leurs conséquences, possibles ou impossibles.
Si Descartes s'enchantait du caractère infini, parce que ne
pouvant être divisé, de notre pouvoir de donner ou de
refuser notre assentiment, les Sophistes, eux, peuvent
s'enchanter de notre pouvoir également infini de prouver ce
que l'on pense et quoi que l'on pense dans n'importe quel
sens et de n'importe quelle façon.
Dans sa communication, Jean-François Mattéi relevait
que le Sophiste tient « son être du philosophe luimême » ; qu'il n'est autre chose qu'« une création du
philosophe » ; qu'il est non pas une personne ou un
personnage, mais une "essence", un "concept" et que dans
son dialogue avec le Sophiste, « le philosophe ne
rencontre en définitive que lui-même ». C'est à dire que le
Sophiste est l'interlocuteur intime et incontournable, de
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Alain de Lattre
notre pensée, puisque du philosophe. Il est cette dimension
de nous-mêmes par laquelle nous pensons et affrontons le
possible, mais que nous ne pouvons penser comme
possible que par la présence, en nous, simultanée, de tous
les autres possibles. Il représente, à ce titre, un “moment”
de notre pensée ou de notre conscience. Mais un “moment”
qui ne peut pas ne pas être infiniment redoutable car est-il
quelque chose qui puisse davantage donner le vertige que
cette "ivresse" de nos pensées qui peuvent à la fois et dans
le même instant aller partout et n'importe où sans rien qui
ait droit ou qualité pour l'emporter sur ce qui s'y oppose ?
Tout vacille pour nous dans cette scène des possibles qui se
jouent de notre assurance un peu trop naïve. Alors a t'on
tué les Sophistes ? Oui, parce que c'est en nous que nous
les tuons chaque jour et chaque fois que nous les répudions
pour préserver ce que nous voudrions notre confort
intellectuel. Penser, c'est dire Non, disait Alain ; penser,
c'est aussi maintenir à hauteur de regard et de notre
conscience lucide, en face de chacune de nos pensées, le
sentiment d'une égale possibilité de pensées adverses.
De cette “scène” des possibles il est un texte qui peut en
donner une prestigieuse illustration :
Enfin, cette conscience accomplie s'étant contrainte à se
définir par le total des choses, et comme l'excès de la
connaissance sur ce Tout, - elle, qui pour s'affirmer doit
commencer par nier une infinité de fois, une infinité
d'éléments, et par épuiser les objets de son pouvoir sans
épuiser ce pouvoir même, - elle est donc différente du néant,
d'aussi peu que l'on voudra.
Elle fait songer naïvement à une assistance invisible logée
dans l'obscurité d'un théâtre. Présence qui ne peut pas se
contempler, condamnée au spectacle adverse, et qui sent
toutefois qu'elle compose toute cette nuit haletante,
invinciblement orientée. Nuit complète, nuit très avide, nuit
secrètement organisée, toute construite d'organismes qui se
limitent et se compriment ; nuit compacte aux ténèbres
bourrées d'organes, qui battent, qui soufflent, qui s'échauffent,
et qui défendent, chacun selon sa nature, leur emplacement et
leur fonction. En regard de l'intense et mystérieuse assemblée,
brillent dans un cadre formé, et s'agitent, tout le Sensible,
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l'Intelligible, le Possible. Rien ne peut naître, périr, être à
quelque degré, avoir un moment, un lieu, un sens, une figure, si ce n'est sur cette scène définie, que les destins ont
circonscrite, et que, l'ayant séparée de je ne sais quelle
confusion primordiale, comme furent au premier jour les
ténèbres séparées de la lumière, ils ont opposée et subordonnée
à la condition d'être vue... .
1
1. Valery, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci - Note et
digression - 1919 (Œuvres - I - Pléiade - p. 1224. Cf également pp. 1202 ;
1217-1218; 1222)
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