Télécharger le fac-similé

publicité
Introduction
MISE EN PERSPECTIVE D'UNE
PROBLÉMATIQUE : L'OBJET SOPHISTIQUE
Éric BONNARGENT
Longtemps mise en marge de l'histoire de la
philosophie, la sophistique a pendant des siècles été
considérée comme une tumeur maligne de la pensée. Ce
n'est qu'au début du XIX siècle qu'un timide intérêt s'est
porté sur ce courant de pensée. Pourtant, aujourd'hui
encore, rares sont les publications concernant les
sophistes. Et, si l'on accorde généralement à Protagoras et
à Gorgias une certaine profondeur de pensée, les autres
sophistes - tels qu'Hippias et Prodicos - sont encore très
souvent dépréciés par la critique moderne. Car, malgré
ces quelques publications, le mot « sophiste » reste encore
teinté de connotations péjoratives.
On désigne en effet par ce terme toute personne usant
d'arguments captieux et faisant l'étalage d'un simulacre
de savoir. La modernité hérite ainsi de la définition du
sophiste telle que l'exprimait Aristote :
e
La sophistique est une sagesse apparente mais sans réalité,
et le sophiste, un homme qui tire profit pécuniaire d'une
sagesse apparente mais non réelle.
1
Cependant, il convient de s'interroger sur la légitimité
d'une telle condamnation. Les qualificatifs employés par
Aristote correspondaient-ils vraiment à ce qu'étaient les
sophistes ? Certes, les sophistes étaient bien un genre de
professeurs itinérants qui furent les premiers à transmettre
leurs connaissances contre de l'argent. Ils étaient
1
. Réfutations sophistiques, I, 1, 165 a, 21-23.
9
Noesis n°2
Eric Bonnargent
originaires d'un peu partout et fréquentaient les
principaux centres culturels de la Grèce comme Athènes
ou Olympie dans lesquels, grâce aux leçons qu'ils
donnaient, ils gagnaient beaucoup d'argent.
Pourtant, étant généralement issus de classes
moyennes, s'ils vendaient leur savoir, c'était
probablement moins par cupidité que par nécessité . S'il
est vrai que le philosophe est dans une perpétuelle quête
du savoir, les sophistes quant à eux se déclaraient
“maîtres et possesseurs” de ce même savoir. C'est
pourquoi Platon en les définissant comme «... des
chasseurs de jeunes gens riches... » et comme «... de gros
négociants en sciences diverses... » complète à rebours
la définition d'Aristote. Mais, si les sophistes n'étaient
que ce qu'en dirent Platon et Aristote, comment expliquer
alors cet immense engouement qu'ils suscitèrent dans la
société grecque du V et IV siècle avant Jésus-Christ ?
Leur influence fut effectivement si déterminante pour
la culture grecque qu'il est inconcevable de se faire une
idée exacte du V et IV siècle sans prendre en
considération le rôle qu'y tinrent les sophistes . Périclès
confia la rédaction de la constitution de la colonie
panhellénique de Thourioï à Protagoras. Hippias et
Gorgias furent pendant la guerre du Péloponnèse, les
ambassadeurs de leur cité respective : Élis et Léontium. À
l'image de toute l'élite athénienne, Euripide et Thucydide
furent auditeurs des sophistes, et, l'œuvre même de Platon
est bâtie, dans sa majeure partie, en polémique contre les
sophistes : l'un de ses dialogues s'intitule le Sophiste,
2
3
e
e
e
e
4
2
. C'est ainsi qu'Hippias racontant à Socrate ses succès en Sicile déclare :
« De retour chez moi, porteur de cet argent, je l'ai donné à mon père... »
(Hippias Majeur, 282 e).
. Sophiste, 223 b et 224 d.
. Nietzsche écrit ainsi : « La culture grecque des sophistes était née de
tous les instincts grecs, elle appartient à la civilisation du siècle de Périclès,
aussi incontestablement que Platon en est exclu ; elle a ses précurseurs chez
Héraclite, chez Démocrite, parmi les types scientifiques de la philosophie
archaïque ; elle s'exprime par exemple dans la haute culture d'un
Thucydide » (La Volonté de puissance, I, § 61).
3
4
10
c
Noesis n 2
Mise en perspective d'une problématique
5
cinq autres portent le nom de sophistes célèbres et
pratiquement tous les autres font allusion plus ou moins
directement à la doctrine de l'un d'entre eux. Cet
acharnement de Platon semble bien contredire ses propos
et ceux d'Aristote. Loin d'être de futiles raisonneurs, il
s'avère que les sophistes devaient être de brillants
penseurs. Les continuelles attaques de Platon sont
certainement moins le signe d'un grand mépris que le
reflet d'un véritable enjeu philosophique.
Aussi pouvons-nous nous demander si, de même
qu'aujourd'hui on parle de l'“autre politique”, les
sophistes ne proposaient-ils pas une “autre philosophie” ;
une philosophie qui fut si “autre” qu'elle n'en portait
même pas le nom et qu'elle subît tant d'attaques
conceptuelles et calomnieuses qu'aujourd'hui il ne nous
reste presque plus rien d'elle. Les quelques fragments
conservés nous permettent-ils de déterminer qu'elle fut
cette autre voie ? Et, si oui, en quoi cette voie
représentait-elle l'inacceptable à proprement dit aux yeux
de la philosophie ? Par conséquent, si la philosophie
occidentale reste d'inspiration platonicienne, il convient
de redécouvrir quel put être cet autre schéma de pensée
que proposèrent les sophistes voici plus de vingt cinq
siècles.
C'est une telle nécessité qui nous a conduit à organiser
ce colloque au titre provocateur. Lorsque nous posons la
question de savoir pourquoi a-t-on tué les sophistes, il est
évident que nous employons le verbe "tuer" dans un sens
métaphorique. En effet, si Socrate a été condamné à boire
la ciguë, aucun sophiste n'a été sérieusement inquiété par
la justice athénienne. D'ailleurs, à l'inverse de celui que la
tradition désigne comme le père fondateur de la
philosophie, les sophistes étaient extrêmement riches et,
5
. Hippias Mineur, Hippias Majeur, Gorgias, Protagoras, Euthydème.
11
Noesis n°2
Eric Bonnargent
comme nous l'avons déjà signalé, vivaient dans
l'entourage des gouvernants .
Mais la question de savoir pourquoi les textes des
sophistes ont ainsi disparus et celle de savoir si leur
pensée peut être rattachée à la philosophie suppose au
préalable de savoir ce qu'est un sophiste. Or, une
définition générale de la sophistique est, aujourd'hui
encore, un problème qui prête à discussions. Des penseurs
aussi différents que Protagoras, Gorgias, Hippias ou
Prodicos sont réunis sous l'appellation commune de
« sophistes » sans qu'on sache réellement déterminer ce
qui permet une telle réunion. En outre, des penseurs
comme Alcidamas ou Lycophron sont considérés tantôt
comme des sophistes, tantôt non...
Sans donc que l'on puisse définir le sophiste, la
philosophie en fait une critique qui doit pouvoir permettre
de nous donner des indices. Or, les critiques de Platon et
d'Aristote se font selon deux aspects : une critique de
forme et critique de fond.
6
En ce qui concerne la forme, il leur est reproché par la
tradition platonicienne de vendre leur savoir contre de
l'argent et d'être des professeurs itinérants détachés de
leur cité . Il convient cependant de préciser que le
7
8
. Dans son ouvrage Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres
(Livre IX), Diogène Laërce, s'appuyant certainement sur Cicéron, prétend que
Protagoras fut victime d'un procès pour impiété à la suite duquel il fut
condamné à l'exil et à voir ses livres brûlés sur la place publique. Comme
l'analyse Marie-Pierre Noël dans la note 11 de son texte, il s'agit sans doute
d'une légende peu crédible.
« Hippias : Si tu savais en effet tout ce que, moi, j'ai réalisé d'argent, tu
en serais émerveillé ! Le reste, je le passe ; mais, une fois que j'étais venu en
Sicile, alors que Protagoras y faisait un séjour, y obtenait grand renom, plus
âgé en outre que moi, ma jeunesse ne m'empêcha pas, en un temps
extrêmement court, de réaliser plus de cent cinquante mines, dont plus de
vingt dans une toute petite localité, Inycos. » (Hippias Majeur, 282 d-e).
. « Quant à l'espèce des sophistes, en toutes sortes de discours et d'autres
belles choses je la tiens très experte ; mais je redoute un peu que, du fait
d'errer de ville en ville, sans établissements propres qu'elle ait jamais
administrés, elle ne se trouve court devant des hommes à la fois philosophes et
7
8
12
Noesis n°2
Mise en perspective d'une problématique
médecin Hippocrate allait également de ville en ville et
qu'il faisait payer ses consultations : il n'est cependant
pas considéré comme un sophiste. En outre, on sait que le
sophiste Critias n'avait pas d'honoraires... Ainsi donc il
apparaît bien que ce n'est pas la seule manière d'être qui
caractérise le sophiste.
En ce qui concerne le fond, Platon condamne les
sophistes du fait qu'ils ne parlent que de ce qui n'est pas
réellement, à savoir les phénomènes, le devenir. Aristote,
paradoxalement, place le sophiste et le dialecticien au
même degré d'incompréhension :
Les dialecticiens et les sophistes, qui revêtent le masque du
philosophe (car la Sophistique a seulement l'apparence de la
philosophie, et c'est aussi le cas de la dialectique), disputent de
tout sans exception, et ce qui est commun à tout, c'est l'être. Le
genre de réalité où se meuvent la sophistique et la dialectique
est le même, en effet, que pour la philosophie, mais celle-ci
diffère de la dialectique par la nature de la faculté requise, et
de la sophistique, par la règle de vie qu'elle propose.
9
On l'a compris, dialectique et sophistique croient
parler de l'être sans le faire. Mais ce qui est finalement la
caractéristique de la sophistique est, comme le suggère ici
le Stagirite, l'intention pratique qu'elle poursuit. Le
sophiste et le philosophe seraient donc ces faux-frères qui
ne se distingueraient que par le but qu'ils poursuivent .
10
politiques ; leurs faits et gestes dans la guerre et les combats, leurs discours
dans les diverses rencontres, voilà pour cette espèce autant d'actes et de
paroles de qualité inconnue. » (Timée, 19 e).
Métaphysique,Г,2, 1004 b 17-24.
. Cette distinction si bien reçue par Aristote semble essentielle. Il est
incontestable que le sophiste dérange et que ses pensées sont loin d'être
l'expression d'une sagesse populaire. Il est alors étrange de constater que les
philosophes et philologues qui contribuèrent à la redécouverte des sophistes
s'attachèrent paradoxalement à dissiper cette caractéristique. Tel est par
exemple le cas de Grote dans son History of Greece. Une telle
mésinterprétation n'échappa à Nietzsche : « Les sophistes étaient des Grecs ;
quand Socrate et Platon prenaient le parti de la vertu et de la justice, ils
étaient le parti de la vertu et de la justice, ils étaient des Juifs ou je ne sais
9
10
13
Noesis n°2
Eric Bonnargent
Le premier recherche le vraisemblable, le second la vérité.
N'est-ce pas ce qu'avait déjà entrevu Platon lorsqu'il
écrivait dans le dialogue du Sophiste que le philosophe et
le sophiste se ressemblent :
Comme le loup ressemble au chien, et ce qu'il y a de plus
sauvage à ce qu'il y a de plus apprivoisé. ?
11
Cette ressemblance est telle que leur nom tire leur
origine commune du même mot : σοφία. Ainsi, même
selon l'étymologie, le sophiste et le philosophe sont
parents et cependant si différents qu'ils en deviennent
ennemis.
Si donc ni le fond ni la forme ne suffisent à distinguer
le sophiste du philosophe, peut-être devons-nous dire
finalement :
Le Sophiste (Protagoras à propos des Dieux, Antiphon à
propos de la famille, Gorgias à propos de ce qui est et de ce
qu'on perçoit) exagère : il pose toujours une question de trop.
Cette insolence réussit à mettre la philosophie littéralement
hors d'elle, contraint l'amour de la sagesse à transgresser les
limites qu'il s'assigne et à accomplir un certain nombre de
gestes supposés étrangers à son génie - sortir le bâton.
12
Barbara Cassin tire cette conclusion d'un texte fort
révélateur d'Aristote :
Ceux qui se posent la question de savoir s'il faut ou non
honorer les Dieux et aimer ses parents n'ont besoin que d'une
bonne correction et ceux qui se demandent si la neige est
blanche ou non n'ont qu'à regarder.
13
quoi. La tactique employée par Grote pour défendre les sophistes est fausse ;
il veut faire d'eux d'honnêtes gens et des parangons de vertu, - mais leur
honneur a été de ne pas chercher à abuser le public par de grands mots et de
grandes vertus » (La Volonté de puissance, I, § 63).
. Sophiste, 231 a.
. Barbara Cassin, L'Effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, page 10.
Topiques, I, 105 a 5-7.
11
12
1 3
14
Noesis n°2
Mise en perspective d'une problématique
Il me reste encore à définir la manière dont j ' a i
regroupé les textes. Une division des interventions en
plusieurs parties peut sembler arbitraire car chaque texte a
sa spécificité. J'ai donc essayé de regrouper les textes
suivant leur problématique majeure et en essayant de
respecter une certaine continuité dans l'orientation des
débats. C'est ainsi que l'article de Jean-François Mattéi
répond aussi bien à la problématique de la première partie
qu'à celle de la deuxième. Il en est de même de l'article
de Livio Rossetti en ce qui concerne la deuxième et la
troisième partie.
15
Noesis n°2
Téléchargement